\chapter*{Conclusion Générale} \addcontentsline{toc}{chapter}{Conclusion Générale} \begin{quote} ``The body by mid century came to be visualisable from outside itself. But what it saw from this exterieur viewpoint was a picture or portrait of its own appearance.” \cite{foster2010choreographing} \end{quote} Au cours de ce projet de recherche et aussi de deux dernières années au LIRMM, j'ai travaillé en étroite collaboration avec des roboticiens, acquérant des informations précieuses sur les défis et les lignes directrices des recherches en l'IA quant à une possible émergence d'une forme de CA. Cela m'a également permis de construire un cadre humaniste qui considère les robots engagés dans des pratiques artistiques collaboratives, \textit{plus que} de simples outils. Bien que cette idée est un travail en cours, cela continue de façonner mes recherches et mes interrogations artistiques. Actuellement plusieurs acteurs publics et privés affrontent des problèmes complexes en matière d’IA pour promouvoir des pratiques responsables concernant le partage et la transparence des données. Au nombre des initiatives récentes, certaines ont échoué. Parmi eux le Conseil consultatif externe sur les technologies avancées de Googgle, ou bien ChatGPT dont l'opacité des données d'entrainement\footnote{ Un entretien avec le chatbot concernant ce sujet est disponible en Annexe.} a poussée certains de ses chercheurs s'investir dans la création de la fondation \textit{EleutherAI}. Sous l’amendement de ces chercheurs, EleutherAI a publié récemment des données d'entrainement pour des grands modèles linguistiques comme le dataset \textit{Proof-Pile-2}\footnote{https://www.eleuther.ai/releases}. En parallèle des organismes comme l'\textit{Algorithmic Justice League}, la \textit{Cooperative AI Foundation}, le \textit{Global Partnership on Artificial Intelligence}, continuent de sensibiliser la société aux préjugés et à l'impact écologique de l'IA. Leur mission est d'œuvrer pour une démocratisation des pratiques en lien avec l'IA. Dans les prochaines pages je m’apprête à évoquer certaines directions et considération éthiques en robotique et en IA. Cette taxonomie est certainement non exhaustive et je l’évoque pour souligner le caractère interdisciplinaire de ces approches et leur diversité, qui sont également un élément clé de mes pratiques. Cette thèse devient ainsi une contribution pour faire progresser la recherche et le développement en éthique de l'IA et de la robotique, afin de mieux penser notre cohabitation avec les machines, dans les années à venir. Au sens large, mon intention est probablement de clarifier la place que nous accordons aux technologies dans nos vies. Autre que les robots qui sont pour l'instant moins accessibles, cela se traduit par des jeux vidéos, par notre présence accrue sur les réseaux sociaux, par l'utilisation des applications chargées sur notre portable, par le recours aux gadgets connectés à l’intérieur d'une maison. Nous vivons entourés par ces dispositifs, au point de les considérer comme des extensions de notre personnalité. Leur spécificité nous échappe, car nous imaginons que leur utilité désigne leur fonction. Cependant la plupart du temps c’est nous qui sommes à leur service, car ces machine sont besoin de nos données, notre attention et notre dévouement pour exister. Dans ce contexte, la question de la moralité devient centrale, car c’est très important d’interroger d’où vient ce besoin de déléguer aux machines nos décisions et préférences, de fantasmer sur leur capacités absolues et d'ignorer ou parfois excuser leur limitations. Mais quel type de moralité leurs est propre et en quoi cette nouvelle moralité influence nos interactions avec eux ? Selon \cite{dodig2012robots} une \textit{moralité artificielle} doit dépendre du niveau d’action, d’autonomie et d’intelligence d'un système. Elle doit se construire progressivement et vise plus généralement le \gls{transhumanisme} dont les robots cognitifs des prochaines générations impacteront des domaines comme la surveillance, l'ingénierie sociale, la robotique militaire, les services sexuels. Pour l'instant les enjeux éthiques de l’IA concernent l'accumulation de données, en ligne et hors ligne. Ces données peuvent manipuler des comportements humains envers des choix irrationnels, mais l’élément clé reste pour l'instant l'humain qui traite ces données. Une fois un robot capable de choix cognitifs, les enjeux éthiques ne seront plus les mêmes. Aujourd'hui la grande majorité des gens comprennent que des services supposément gratuits reposent en réalité sur un manque de transparence dans l'acquisition et la gestion des données qui les alimentent. Ces donnes qualifient l’expérience humaine comme une \textit{matière première gratuite}. La principale manière de les collecter par les GAFA (Amazon, Google/Alphabet, Apple, Facebook) implique de la manipulation envers des comportements addictifs. Cela est illustrée par le fait de penser les individus comme partie du marché\cite{zuboff2020age}. Shoshana Zuboff cite l’économiste Karl Polanyi qui a montré, il y a 70 ans, comment le marché du capitalisme industriel finit par détruire ce qu'elle est censé de vendre. La chercheuse se demande \textit{si le capitalisme industriel a mis en péril l’équilibre de la nature, quel peut-être l'effroyable effet du capitalisme de surveillance sur la nature humaine?}\cite{zuboff2020age}. Elle partage une question qui lui est posée par un jeune gérant d'une usine: \begin{quote} Allons-nous tous travailler pour une machine intelligente ou y aura-t-il des personnes intelligentes autour de la machine ? \cite{zuboff2020age} \end{quote} Dans son contexte, le gérant remarque la modification de la nature même du travail qui se réduit d'une tache pratique et utile pour l'ensemble, à la surveillance des données électroniques. Le mouvement open source trace les lignes d'une forme de résistance à ces comportements antidémocratiques. Cependant, Zuboff nous incite à façonner une réponse sociétale unitaire, par une réglementation et des lois adaptés au chaque contexte. Selon Stanford Encyclopedia of Philosophy, le domaine de l’\textit{éthique de l'IA et de la robotique} regroupe aujourd'hui plusieurs sous-domaines d’éthique appliquée, dont la distinction principale se fait entre des systèmes IA en tant qu'objets (ou outils pour les humains) et des systèmes IA en tant que sujets, ou systèmes concernés par une morale propre. Différente de celle des humains, cette éthique est connue sous le nom d'\textit{éthique des machines}. Parmi les problématiques traitées par l’éthique des algorithmes d'IA, les chercheurs évoquent les biais et l’équité dans le traitement des données, la prise de décision automatisée, la transparence et la réglementation de politiques internationales. Issue de ces problématiques, l'éthique des machines supervise la fabrication des artefacts qui se comportent de manière éthique, appelles AMA ou \textit{Artificial Moral Agents}. Cela concerne en outre le bio-hacking, la course aux armements, la sécurité, le chômage technologique et la désinformation crée via des algorithmes d'IA. Dans un effort de clarification de ces enjeux, \cite{kazim2021high} décrit les caractéristiques d'une \textit{conscience éthique}. Cela concerne une personne, une institution ou une norme culturelle motivée par une position morale vis-à-vis des enjeux économiques (salaire et profit) ou légales (responsabilité, culpabilité et conformité). Le développement de ce type de conscience émerge dans le même temps que les préoccupations pour la philosophie ou la culture. C'est pour cela qu'une perspective philosophique (puis plus largement artistique) et éthique du question de la conscience est impérative. Les efforts collectives et pluridisciplinaires doivent aller dans une direction commune, constructive pour le bénéfice du plus grand nombre. La mise à disposition des informations afin de réfléchir collectivement à ces questions peut se faire au travers l'art, qui sait les adresser dans un registre moins complexe. La danse raconte une histoire en engageant différentes parties du corps. La technologie peut être un moyen pour renforcer l'idée d'un spectacle, tout comme elle peut devenir partenaire actif dans un scénario. Tel a été le cas pour \textit{TIWIDWH} où HRP-4 devient personnage principal d'une danse sur une chaise. Le rendu est à la fois enrichissant pour le danseur qui a été obligé de trouver une autre façon de faire dans son corps, mais aussi pour le spectateur qui s'est imaginé des intentions pour le robot danseur. L'art profite de cet endroit privilégié pour interroger les formes d'expression conventionnelles, tandis que les scientifiques analysent l'appropriation de leur outil numérique par des non-initiés. Cependant, malgré les récents développements des algorithmes en \gls{intelligence artificielle générative}, il n'est pas certain que nous partageons avec les machines la créativité. Pour le contexte particulier de la danse, cette créativité est définie au sens large, en incluant toute forme de mouvement générée dans un cadre de représentation artistique. Dans des futures projets, j’aimerais imaginer le point de vue des robots sur la danse, leur retour d'experience sur nos expérimentations et la possibilité d’une \textit{collaboration} plus fructueuse. Des domaines tel la robotique culturelle, pourront nous aider à mieux comprendre ces rapports. Nous laisserons ouverte cette question concernant les robots sociaux et la manière dont ils participent à la culture, tout en soulignant le caractère dynamique de ces contributions. Dans son livre\cite{dunstan2023cultural}, Dunstan questionne le statut de robots et leur attribue une possible culture propre, différente de la culture humaine. Cette culture serait méconnaissable pour les humains tout en exerçant une certaine influence sur ces derniers. Certaines théories contemporaines sur les relations homme-machine décentrent l'humain et plaident pour une forme d'agentivité non-humaine. D'autres chercheurs prennent en compte le concept d'empathie kinesthésique de la danse\cite{foster2010choreographing} et de la théorie associée des \gls{neurones miroirs}\cite{gallese1996action} pour construire une dynamique relationnelle entre humains et machines afin de mieux anticiper l’influence de ces derniers sur les humains. Le projet \textit{code\_red}\cite{loke2023rouge} (2021) présenté dans un chapitre du livre \textit{Cultural Robotics: Social Robots and Their Emergent Cultural Ecologies}\cite{dunstan2023cultural} (2023), traite des rapports intimes entre humains et robots. Ainsi un bras industriel apprend à dessiner des lèvres, pour mettre du rouge à lèvres sur une femme assise devant lui. Ce geste est interprété par les auteurs comme un acte de coquetterie mais aussi comme un acte d’engagement: marquer ses lèvres puis sa voix par une couleur rouge - symbole de la peinture de guerre, pour mieux réclamer ses droits. L’influence du robot sur l’humain est ici omniprésente, bien que le geste de peindre ses lèvres est propre qu'à l'humain. Plus loin, les auteurs font une critique philosophique de cette démarche en utilisant le concept deleuzien de \textit{résonance}, où \textit{l'interaction des sensations entre les corps conduit à une fusion ou un brouillage des frontières entre l'humain et la machine}. Ils citent à leur tour Petra Gemeinboeck qui utilise le terme de \textit{résonance intra-corporelle}\cite{gemeinboeck2021aesthetics} pour désigner une forme d'empathie incarnée propice à une harmonisation des vibrations et des rythmes corporelles entre humain et machine. Ainsi à la place de modeler des robots à l'image des humains, les auteurs soulignent l'importance d'un langage primordial du mouvement, partagé entre les espèces\cite{loke2023rouge}, à différentes échelles et intensités. Ce langage, construit par la perception et l'adaptation entre des agents humains et non-humains, doit s’échapper à une monopolisation humaine de la rencontre. Souvent les robots utilisés dans des pratiques artistiques sont moins configurés que ceux d'un laboratoire de recherche. La-bas sont développés des prototypes qui cherchent à les \textit{améliorer}, à les doter des algorithmes d'IA pour qu'ils répondent mieux aux besoins des humains. Pour entrainer des algorithmes d'IA, une quantité impressionnante des données est captée, puis analysée. Cependant de plus en plus, ces données ne peuvent pas être traitées à une échelle humaine. Le \gls{big data} devient un systeme récursif anonyme, qui se renouvèle en grandissant. Nous ne comprenons pas l'utilité de ces données électroniques abstraits, en dehors de leur usage pour les algorithmes. Leur contenu double toutes les 3 ans, sorte de radiographie infinie de nos préoccupations - disponible à tout moment aux impératifs des institutions qui en décident de leur sort. Pour des chercheurs comme Zuboff, le capitalisme de surveillance s'est emparé de notre liberté et de notre savoir sans que nous nous rendons compte. En contrepoids, certains sceptiques affirment que les craintes concernant l'IA reviennent sans cesse depuis sa création il y a plus de 60 ans. À mi-chemin, l'éthique des machines, mentionnée plus haut, trouve ses origines dans le travail du philosophe américain James H. Moor\cite{anderson2007machine}, connu pour ses réflexions sur l'éthique de l'intelligence artificielle et la philosophie de la technologie. Son contribution concernant les implications sociales, morales et éthiques des technologies émergentes est synthétisé dans l'article \textit{What is Computer Ethics?} (1985). Moor aborde des questions comme la confidentialité, la sécurité des données et la responsabilité des concepteurs de technologies, tout en analysant la manière dont ces technologies modifient notre conception de l'humain et de la société. Le philosophe Mark Hunyadi cite le travail de Moor\cite{hunyadi2019artificial} pour appuyer l’hypothèse que le terme d’\textit{agent moral artificiel} est philosophiquement illégitime. Afin d’éviter toute spéculation ou idéologie en lien avec l'éthique des machines, Hunyadi cherche à fournir une compréhension claire de ce que c'est l'éthique, du type de rationalité qu'elle met en œuvre, de sa nature et des types de conduite éthique en fonction d'un contexte particulier. Son argumentation se développe autour de plusieurs arguments : le premier argument concerne le choix des principes éthiques à programmer dans la machine ; le deuxième illustre les incompatibilité entre ces principes et leur forme algorithmique ; alors que le troisième et dernier argument met en avant les difficultés en lien avec la nature même du raisonnement moral spécifique aux humains. Cette piste est innovante, bien que les développements technologiques et leur rythme effréné n'accepteront pas si facilement la critique philosophique de Hunyadi. Comme mentionné déjà, certains robots fonctionnent grâce à l'IA, tandis que d'autres non. La plupart des robots industriels actuels sont pré-configurés et emploient très peu d'apprentissage ou de raisonnement dans leur tâches. En 2021, le stock opérationnel mondial de robots industriels s'est triplé par rapport à il y a dix ans, avec un nombre total de 3,5 millions d'unités (notamment dans le secteur de l'industrie électronique et de l'automobile). Le marché de la robotique industrielle est extrêmement dynamique en Chine (plus de la moitié des installations de robots industriels), tandis que la Corée du Sud dispose de l'industrie la plus densément automatisée, avec 93 robots pour 1 000 employés. En Europe, l'Allemagne affiche un taux de 37 robots pour 1 000 employés. Si les systèmes robotiques développés dans certaines pays suscitent davantage d’inquiétudes à cause de leurs capacités physiques (par exemple dans le domaine controversée de la robotique militaire et des \textit{Systèmes d'armes létales autonomes}), ce sont les systèmes d’IA qui ont actuellement plus d'impact dans la société. Dans ce domaine, il existe un risque important que les préoccupations éthiques restent impuissantes face au pouvoir économique et politique des acteurs et décideurs industriels. Des institutions travaillant sur les problématiques de l'\gls{éthique des robots}, essaient de pousser la réflexion différemment et cibler des aspects relatives à la spécificité des robots en tant qu’agents réels ancrés dans un environnement dynamique. L'une des premières initiatives abordant directement la question d'éthique des robots est l'art, grâce à la fiction littéraire. La nouvelle de science-fiction \textit{Runaround}, écrite par Isaac Asimov en 1942, aborde les célèbres \textit{Trois lois de la robotique}. Ces lois ont été actualisés en 2004, lorsque les principales institutions internationales de recherche ont organisé à Fukuoka, au Japon, le \textit{Salon international de la robotique}. A cette occasion, les participants ont signé une charte appelée la \textit{Déclaration mondiale sur les robots} dont les principaux points mentionnent: \begin{itemize} \item Les robots de nouvelle génération seront des partenaires qui coexisteront avec les êtres humains ; \item Les robots de nouvelle génération assisteront les êtres humains tant physiquement que psychologiquement ; \item Les robots de nouvelle génération contribueront à la réalisation d'une société sûre et paisible. \end{itemize} Le consensus commun de toutes ces initiatives est que le développement de la technologie robotique ne pourra pas se faire en dehors d'un cadre éthique. L’éthique des robots et l’éthique de l’IA s'occupent de la manière dont les humains conçoivent, construisent, utilisent et traitent les robots et les algorithmes intelligents, mais aussi les effets de ces derniers sur les humains. Cependant les robots sont des machines physiques alors que une IA est dématérialisé via des logiciels. De plus, certains robots ne fonctionnent pas avec des systèmes d’IA et des systèmes d’IA ne sont pas désignés exclusivement aux robots. Confiants dans les nombreuses contributions que les robots apporteront à l'humanité, les chercheurs considèrent moins la manière dont les machines peuvent être utilisées pour nuire aux humains, ou leur impact sur l'autonomie de ces derniers. C'est pour cela qu'un dialogue pluridisciplinaire est nécessaire. En interrogeant les points de vue humanistes, certaines enjeux seront plus claires. Curieusement il y a vingt ans, la communauté scientifique abordait directement le problème de la moralité, pointant une différence entre les nuances de ce qui peut signifier une moralité opérationnelle, par rapport à une moralité fonctionnelle. Pareil aux humains capables d'évaluer certains aspects moralement significatifs de leurs propres actions, les robots peuvent être définis en relation avec deux critères: l'autonomie et la sensibilité éthique. Cette relation est illustrée plus bas, avec des systèmes dotés d'une autonomie signifiante mais un niveau faible de sensibilité éthique, en parallèle avec des systèmes qui ont une faible autonomie mais une grande sensibilité éthique. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/AMA} \caption{Differents niveaux de moralité pour les machines selon Wallach. Source : \cite{wallach2008mora}l} \label{fig:ama} \end{figure} La capacité morale complète ou \textit{full moral agency} n'est aujourd'hui qu'une projection qui divise les prises de position. Dans les prochaines pages, les exemples que je cite offrent des \textit{pour} et des \textit{contre} quant à sa pertinence dans un monde peuplé par des agents non-humains. Nous partons du constat que les défis éthiques liés aux technologies robotiques ont suscité beaucoup d'intérêt au cours des deux dernières décennies. \cite{zawieska2020disengagement} questionne l'engagement éthique au sein de la communauté robotique, connu sous le terme de \textit{roboéthique}. Si le terme \textit{éthique} s'adresse essentiellement aux humains, une approche complémentaire devrait inclure l’\textit{éthique vécue}, qui implique l'engagement réel dans une interaction et la manière dont cela structure l’expérience. Quant à la tendance de résoudre les problèmes émergents de la roboéthique avec des principes éthiques humaine préexistants, la réflexion doit partir d'abord sur un consensus concernant la nature même des robots. Ces derniers regroupent une pluralité de fonctions et de caractéristiques. Penser une éthique qui leurs est propre, suppose employer des principes suffisamment générales pour éviter des contextes individuels risqués. La racine du débat éthique dans la robotique trouve ses origines dans un symposium international organisé par le roboticien Gianmarco Veruggio. En janvier 2004, la Scuola di Robotica - en collaboration avec l'Arts Lab de la Scuola Superiore Sant'Anna de Pise et l'Institut Théologique de la Pontificia Accademia della Santa Croce de Rome - ont organisé le premier \textit{Symposium International sur la Roboéthique}\footnote{www.Roboethics.org}. En 2006 apparait une première feuille de route propre à cette discipline. Le document se concentre principalement sur les réalisations du projet Atelier de Roboéthique fondé par EURON\cite{fleres2023integrative}. Il propose une définition de la roboéthique séparé en deux branches: la première se concentre sur les robots en tant qu’agents moraux, tandis que l'autre est axée sur les humains en tant qu'agents qui développent et interagissent avec des robots. Souvent, le débat éthique tend à considérer l'influence exercée par les robots sur notre société, en oubliant la dynamique d'une détermination mutuelle entre la société et ses robots. Une approche interdisciplinaire peut mieux observer les processus d'intégration des robots dans la société, ainsi que les multiples dimensions de ces enjeux. Ainsi le contexte socioculturel est repensé en lien avec des points de vues politiques et épistémologiques sur la question des robots, comme nous l'avons vu plus haut avec Mark Hunyadi. Le livre \textit{Vivre avec les robots. Essai sur l'empathie artificielle} (2016) traite des enjeux de la robotique sociale, dont la question de l'autonomie et celle des manifestations affectives trompeuses des agents artificiels suscitent beaucoup des questions éthiques. Les interactions déterminent comment des agents, identifiés par Dumouchel et Damiano comme des \textit{substituts}, sont disposés à l’égard de leurs partenaires humains et l'inverse. L’élément clé de cette dynamique sont les émotions. Caractéristiques saillantes de notre existence, les agents artificiels les simulent. Cela encourage une certaine mystification et anthropomorphisation des artefacts et dans certaines cas un abus de confiance. Le chapitre \textit{Les animaux-machines, le cyborg et le taxi} introduit l’\textit{éthologie artificielle} vue comme ``un ensemble de recherches qui font usage de robots pour comprendre, analyser et reproduire de façon expérimentale certains aspects du comportement animal”\cite{dumouchel2016vivre}. Réaliser des créatures artificielles susceptibles de mettre en œuvre certains comportements que l’on trouve chez les animaux, pourra également résoudre le problème des émotions, puisque (pour le meilleur et pour le pire) nous nous sommes déjà habitués à considérer les animaux et leurs émotions dans une hiérarchie des valeurs propre à nos besoins. Or le parti-pris subjectif de nos expérimentations pratiques désigne les robots comme différents des animaux et des humains - sorte d’espèce à part entière. Quelle type de discipline pourrait réconcilier alors leur statut et besoins ? Dans la sphère du privé, ces questions sont traités par des organismes dont l'intitulé illustre bien les enjeux: le \textit{Future of Humanity Institute}, le \textit{Machine Intelligence Research Institute}, le \textit{Center for Human-Compatible Artificial Intelligence}, etc. Parmi eux, le \textit{Humanity Plus}, anciennement connu sous le nom de \textit{World Transhumanist Association}, a été fondé en 1998 par les chercheurs Nick Bostrom et David Pearce. Aujourd'hui \textit{Humanity Plus} se décrit comme une organisation internationale à but non lucratif, dédiée à l'éducation, qui veut utiliser la technologie pour améliorer la condition humaine. En parallèle, l'\textit{Institut pour l'éthique et les technologies émergentes} est un groupe de réflexion à but non lucratif qui promeut des idées sur la manière dont le progrès technologique veut accroître la liberté, le bonheur et l'épanouissement humain dans les sociétés démocratiques. Ses membres considèrent le progrès technologique comme un catalyseur pour un développement humain positif, à condition de veiller à ce que les technologies soient sûres. Je rajoute à cette liste l'organisme \textit{Future of Life Institute} (FLI) ou \textit{Institut pour l'avenir de la vie} - une association à but non lucratif fondée en 2014 par des chercheurs de l'institut MIT et DeepMind. Son objectif est d'aborder les potentiels dangers et avantages des technologies provenant de l’intelligence artificielle, de la biotechnologie et des armes nucléaires. Parmi les parrains de l'institut, Wikipedia cite l'informaticien Stuart Russell, le biologiste George Church, les cosmologistes Stephen Hawking et Saul Perlmutter, le physicien Frank Wilczek, puis paradoxalement Elon Musk. Dés mars 2023, cet institut appelle à un moratoire sur l'entrainement de systèmes d'IA type GPT-4. Cette lettre, écrite en consultation avec des experts en IA tels que Yoshua Bengio et Stuart Russell, est actuellement signée par plus de 33000 chercheurs en IA et décideurs politiques. Sa version intégrale est disponible plus bas\footnote{https://futureoflife.org/open-letter/pause-giant-ai-experiments/}. Au défaut d'une instance globale neutre, capable de régulariser ces initiatives, c'est intéressant de remarquer comment elles peut relever d'une pratique proche de \textit{greenwashing}. En effet des entreprises ou des personnalités publiques peuvent prétendre être plus préoccupées par ces questions qu'elles ne le sont réellement, pour gagner en popularité. L'exemple de Musk et les controverses de son entreprise Neuralink\footnote{https://www.scientificamerican.com/article/elon-musks-neuralink-has-implanted-its-first-chip-in-a-human-brain-whats-next/} quant aux implants BCI (Brain-Computer Interface) suscitent l'attention de la communauté scientifique. Les arguments des partisans des machines capables d'une capacité morale complète s'emparent à leur tour des exemples issus du monde non-technologique. Parmi les plus connus défenseurs de l'approche transhumaniste, Ray Kurzweil est chercheur et aviseur en l'IA chez Google. Depuis 2012 il y analyse les mutations entre la technologie et la société. Selon ses estimations, la puissance de calcul des ordinateurs augmente de manière exponentielle, en doublant environ tous les 2 ans depuis 1970 (suivant les principes de la loi de Moore). Ainsi pour lui, l'année 2030, ensuite l'année 2045 sont des échéances importantes concernant la \gls{Singularité} et la dématérialisation de la conscience\cite{kurzweil2005singularity}. Plus surprenant, son expérience personnelle avec le diabète l'a amené à s’investir dans des recherches sur le métabolisme et les maladies. Ainsi il co-écrit une livre intitulé \textit{Fantastic Voyage} (2005) avec le médecin Terry Grossman, spécialiste en prolongation de la vie. Ensemble ils réfléchissent aux modalités pour préserver la bonne santé et la longévité. Structuré en trois parties dont la première intitule \textit{Le programme de longévité de Ray et Terry}, le livre regorge de conseils en bien-être à la façon \textit{new-age}: \begin{quote} ``Apportez des sachets de stévia lorsque vous mangez à l'extérieur. (...) Vous pouvez préparer une vinaigrette à faible teneur en glucides et en matières grasses en combinant la stévia avec du jus de citron et/ou du vinaigre balsamique. (...) Mangez des légumes pauvres en amidon à volonté. (...) Nous vous suggérons de manger une grande variété de légumes de toutes les couleurs possibles.” Leur guide est gratuit et disponible online\footnote{https://fantastic-voyage.net/ShortGuide.html}. \end{quote} Les prochaines chapitres du \textit{Fantastic Voyage} se concentrent sur un état de l'art pragmatique concernant les biotechnologies et les nanotechnologies dues à l'IA. Malgré leur enthousiasme, les auteurs fournissent très peu de considérations éthiques quant aux implications de la technologie sur la santé. Après le succès de son premier livre phare sur le sujet - \textit{The singularity is near}\cite{kurzweil2005singularity} - Kurzweil prévoit de faire apparaitre une suite en été 2024 \footnote{https://www.economist.com/by-invitation/2024/06/17/ray-kurzweil-on-how-ai-will-transform-the-physical-world} sous le titre \textit{The Singularity Is Nearer: When We Merge with AI}. Suivant de près ces conseils et prédictions, l'entrepreneur russe Dmitry Itskov lance le programme \textit{Initiative 2045} qui regroupe en 2024 plus de 47000 enthousiastes. Ce projet développe des interfaces cerveau-machine suivant quatre étapes clés, comme illustré dans le schéma plus bas. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/2045} \caption{Les quatre étapes avant d’atteindre la Singularité. Source : http://2045.com/} \label{fig:2045} \end{figure} Pareil au Kurzweil, son initiative manque d'esprit critique à l'égard des hypothèses avancées, donnant plutôt l'impression d'une attitude prosélytique et sectaire que d'une réalité scientifique. Contrairement aux prédictions fantastiques sur l'IA promus par les media et certains passionnés du sujet, les machines dotées d'une véritable IA sont actuellement très coûteuses. Les seuls acteurs qui peuvent se permettre d'interagir avec, sont les grands entreprises internationales qui ont accès à nos données. Le nombre de personnes qui peuvent objectivement évaluer l'impact de ces technologies sur l'avenir étant très réduit, cela soulève des nombreuses inquiétudes. Pour illustrer un exemple d'algorithme qui entraine une IA, les chercheurs de\cite{chowdhury2021ethics} prennent le cas d'un robot qui obtient une récompense pour préparer du thé. Pour atteindre son objectif, le robot va \textit{gagner} plein des récompenses. Cependant si lors de sa préparation, quelqu'un oublie une vase sur le trajet du robot, celui-ci va la renverser puisqu'il ne connait aucune instruction concernant cette vase. Ainsi pour un système d’IA avancé, déployé dans le monde réel, il faut modéliser l’apprentissage de l'agent en lien avec son environnement, or l’environnent est constitué principalement des agents biologiques dont le comportement est imprévisible. Intégrer cela nécessite une prise de conscience collective des citoyens, des chercheurs, des décideurs politiques et des leaders de l'industrie quant aux enjeux éthiques de ces technologies numériques au-delà des simulations et contextes spécifiques. Sur son blog, le roboticien Rodney Brooks s'est également engagé à faire des prédictions sur les avancées technologiques d'ici 2050, lors de sa 95éme anniversaire\footnote{http://rodneybrooks.com/predictions-scorecard-2024-january-01/}. Pour légitimer sa démarche, Brooks reprends ses prédictions antérieures qu'il met à jour une fois le temps écroulé. Par exemple, il note comment ses analyses du janvier 2018 concernant les voitures autonomes, la robotique, l'IA et l'apprentissage automatique, puis les voyages spatiaux humains, sont conformes aux intervalles de temps qu'il a annoncé. Selon ses observations, un robot ne pourra être aussi intelligent, attentif et fidèle qu'un chien - avant 2048. Tandis qu'un robot \textit{qui a une idée réelle de sa propre existence, ou de l'existence des humains, de la même manière qu'un enfant de six ans comprend les humains}, ne pourra pas être développé de son vivant. Sans pouvoir trancher entre ces points de vue extrêmes, j’évoque le philosophe Jean-Gabriel Ganascia qui propose un état des lieux de différents prises de position dans son livre \textit{Le Mythe de la Singularité. Faut-il craindre l'intelligence artificielle?}. L'auteur attribue l'apparition du terme \gls{Singularité} à l'écrivain de science-fiction et futurologue Vernor Vinge. Dans l'essai \textit{La singularité technologique à venir}, datant de 1993, Vinge s'inspire des propos de John von Neumann - un des mathématiciens les plus influents du 20e siècle. Bien qu'il n'a jamais mentionné la singularité technologique, von Neumann aurait évoqué, dés les années 50, l'impact potentiellement irréversible du progrès technologique. Ganascia fait également référence à Isaac Asimov qui dans sa nouvelle \textit{La dernière question} (1956) prédit la croissance exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs. Ainsi ses personnages posent sans cesse la question \textit{Comment peut-on inverser l'entropie ?} au super-ordinateur Multivac. Si l'entropie engage des états de désordre pour transformer une matière, serait-elle aussi propre aux processus informatiques, tout comme aux processus thermodynamiques? J'avance cette projection pour anticiper l’état de chaos qu'une super-intelligence informatique peut provoquer lors de son apparition. Plus nous continuons cette analyse, plus nous nous rendons compte que l'état actuel des choses peut facilement correspondre à cette émergence. La désordre des initiatives en lien avec une possible éthique génerale, facilitent des décisions hâtives et des initiatives locales douteuses. Puis Ganascia évoque Stephen Hawking mentionné plus haut, qui lance en 2014 un cri d’alarme contre les technologies susceptibles de devenir incontrôlables. Cela en parallèle avec l'exemple du chercheur en cybernétique Kevin Warwick et son \textit{Project Cybrog}, commencé en 1998, pour connecter son système nerveux (et plus tard celui de son épouse) à des interfaces neuronales qui augmentent ses capacités physiques et ses moyens de communication\cite{warwick2004thought}. Un autre exemple pertinent dans l'état de l'art de Ganascia est l'article intitulé : \textit{Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous ?} (2000) de l'informaticien Bill Joy, cofondateur de la société Sun-Microsystems\footnote{https://en.wikipedia.org/wiki/Sun\_Microsystems} : \begin{quote} ``À ce jour, quelle est au juste la gravité du danger qui pèse sur nous? (...) Le philosophe John Leslie, qui s'est penché sur la question, évalue le risque minimal d'extinction de l'espèce humaine à 30 \%. Ray Kurzweil, quant à lui, estime que \textit{notre chance de nous en sortir est supérieure à la moyenne}, en précisant au passage qu'on lui a \textit{toujours reproché d'être un optimiste}. (...) Face à de telles assertions, certains individus dignes de foi suggèrent tout simplement de se redéployer loin de la Terre, et cela dans les meilleurs délais. Nous coloniserions la galaxie au moyen des sondes spatiales de von Neumann, qui, bondissant d'un système stellaire à l'autre, s'autoreproduisent en quittant les lieux. Franchir cette étape sera un impératif incontournable dans les cinq milliards d'années à venir (...) ; mais si l'on prend au mot Kurzweil et Moravec, cette migration pourrait se révéler nécessaire d'ici le milieu du siècle.” \cite{joy2001pourquoi} \end{quote} Ce qui choque le plus dans l'analyse pragmatique de l'informaticien américain est la référence explicite à un futur qui n’aurait plus besoin des humains. Sensible aux questions de techno-solutionnisme, Ganascia s’attache à démontrer comment la perspective de la \gls{Singularité} réutilise des croyances gnostiques ancestrales dans une perspective techno-futuriste. Pour lui, cette doctrine, imprégnée par les stratégies de profit des multinationales d’informatique, repose en réalité sur une extrapolation peu étayée de la loi de Moore. Tout cela mélangé avec ``un récit eschatologique bien éloigné de la rigueur scientifique”\cite{ganascia2017mythe}. Retournons à la question de la conscience, ses paradoxes et sa place dans les débats concernant une éthique des machines. Notons les efforts des chercheurs en robotique et en IA pour clarifier son rôle dans le fonctionnement humain. En sciences cognitives par exemple, grâce au traitement des signaux EEG, les ondes cérébrales sont de plus en plus connues. Les activités cognitives et les états fonctionnels du cerveau sont aujourd'hui classées en ondes avec plusieurs fréquences de base sous-jacentes \cite{liu2024cognitive}. Comme le montre le schéma en bas, la fréquence EEG peut-être classée en cinq sous-plages de fréquences : delta (0,5–4 Hz), thêta (4–7 Hz), alpha (7–12 Hz), bêta (13–30 Hz) et ondes de la bande gamma (>30 Hz). \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/brainwaves} \caption{Structure du cerveau humain et formes d'onde. Source: \cite{liu2024cognitive}.} \label{fig:brainwaves} \end{figure} Les derniers années ces bandes de fréquences ont été associées à des fonctions spécifiques des activités neuronales. Les activités de la bande delta correspondent par exemple aux stades profonds du sommeil, ou aux laps de temps d'inattention. Cela est illustré par des ondes de basse fréquence et de haute amplitude. Les ondes thêta sont associées aux états comportementaux nécessitant l'attention, l'orientation et du calcul mental. Elles jouent un rôle clé dans les performances cognitives et perceptuelles. Les ondes alpha correspondent à un état d'esprit détendu, de relaxation, trouvées dans les régions occipitales et postérieures du cerveau. Les ondes bêta sont aujourd'hui associées à un état éveillé, attentif et alerte, ce qui corresponds à un état de \textit{conscience}. Cet état est aussi celui des décisions motrices, ce qui confirme notre exploration en lien avec le mouvement et la kinesthésie. Tandis que les fréquences gamma sont distribuées dans plusieurs structures cérébrales, participant à diverses fonctions ce qui fait que leur spécificité est toujours étudiée. Une fois que ces hypothèses seront confirmés, la modélisation de l'esprit humain et l’émergence d'une forme de CA seront possibles. Entre curiosité scientifique, spéculation, défi ou comportement irresponsables, cet élément clé dans la compréhension de notre espèce aura un impact inéluctable sur notre avenir, y compris dans notre relation avec les machines. Plusieurs domaines scientifiques convergent au même point d’acquis d'un savoir spectaculaire, proche de l'ordre du surnaturel. Les équations pas résolues trouvent petit à petit des solutions. Néanmoins, si les objectifs de chaque domaine est différent, l'ingérence du privé (qu'il soit politique ou industriel) dans ces domaines, porte un grand préjudice à la recherche fondamentale. Dans \cite{brooks2001relationship} Brooks évoque les observations de Roger Penrose qui est critique de la théorie computationnelle de la conscience selon laquelle la conscience peut être expliquée par des processus algorithmiques ou des systèmes informatiques. Sa théorie \textit{Orch-OR} (Orchestrated Objective Reduction), développée en collaboration avec le neurochirurgien Stuart Hameroff dans les années 1990, définit la conscience comme résultat des processus quantiques se produisant dans les microtubules des neurones\footnote{type des structures cytosquelettiques présentes dans les cellules nerveuses, même pendant une anesthésie, alors qu'en général une anesthésie affecte l'activité neuronale et la dynamique cellulaire.}. Hameroff et Penrose suggèrent que ces structures jouent un rôle clé dans la génération de la conscience en raison de leur capacité à soutenir des effets quantiques à l'échelle des neurones. Bien que leur théorie reste à ce jour controversée, des études empiriques en 2022 et 2024 semblent confirmer leur hypothèse\footnote{https://consciousnesscenter.arizona.edu/}. Le philosophe Hilary W. Putnam partage également cet avis. Son \textit{Hypothèse du cerveau dans la cuve} (1981) est similaire à l'argument de la Chambre Chinoise (voir \gls{Chinese Room Argument}) que nous avons abordé dans la premier partie de ce manuscrit. Selon Putman, cela décrit un cerveau qui baigne dans une cuve, sans corps. Ce cerveau peut penser, mais il lui manque une dimension essentielle puisque sans un corps, il ne peut pas savoir à quoi les mots qu'il désigne se réfèrent. Cette expérience sensorielle du monde, qui lui permet d'interagir avec les choses, est essentielle pour faire l’expérience de la conscience. Comme montré lors de nos laboratoires d'experimentation, la danse et les pratiques somatiques parviennent aux mêmes observations, probablement d'une manière plus intuitive, grâce à des concepts comme l'\gls{embodied cognition}. De plus, ce qui rend d’expérience humaine unique est sa \gls{sentience}, vue comme capacité d'avoir une expérience phénoménale propre, ou ce que nous avons déjà defini comme \gls{qualia}. À cela, des chercheurs rajoutent le concept de \gls{sapience} qui désigne un ensemble de capacités acquises grâce à l’expérience, parmi lesquelles la conscience de soi et la capacité d'être réactif à la raison. Actuellement les algorithmes d'IA dotés de performances équivalentes ou supérieures à celles des humains, se caractérisent par des compétences programmées dans un domaine spécifique et restreint. \cite{bostrom2018ethics} fait une parallèle entre les aptitudes des animaux sauvages et les formes d'IA spécialisés dans des domaines précises. Dans son exemple, la capacité de construire des ruches est propres aux abeilles, et pas interchangeable avec celle de construire de barrages d'eau, propre aux castors. La polyvalence des aptitudes des humains vient principalement de leur capacité d'apprendre. Cette capacité nous distingue des algorithmes. L’émergence d'une \gls{intelligence artificielle générale} raccourcira ce gap, cependant les enjeux morales et éthiques d'un tel exploit sont loin d’être résolues. À la recherche d'une solution mathématique, Bostrom cite la philosophe Francis Kamm qui propose, dés 2007, la définition suivante du statut moral: \begin{quote} ``X a un statut moral = parce que X compte moralement en soi, il est permis/interdit de lui faire des choses pour son propre bien\footnote{``en anglais: X has moral status = because X counts morally in its own right, it is permissible/impermissible to do things to it for its own sake.”}.” \cite{bostrom2018ethics} \end{quote} Plus loin, l'\textit{hypothèse du monde vulnérable} ou \gls{vulnerable world hypothesis} de Bostrom promut des recherches en matière des capacités amplifiées, pour mettre en place une police préventive avec une surveillance mondiale de la population\cite{bostrom2019vulnerable}. Cependant, nous avons vu dans l'exemple de Zuboff que recourir délibérément à des algorithmes qui nous surveillent, rendra encore plus confus notre rapport à ces dernières - puisque nous le faisons déjà sans le savoir. Quoi dire alors de leur capacité de nous manipuler alors qu'en 2014 un ordinateur passe le fameux test Touring, lorsqu’un chatbot prétend être un garçon de 13 ans d'Ukraine\footnote{https://chatgpt.com/c/28047e5b-617f-44d9-b42a-f59938177c18}. Nous aurions clairement besoin de comprendre nos intentions et leur raisons, avant de reléguer notre liberté aux machines et leur éthique. Tandis que certains types de propriétés mentales peuvent être modélisables en informatique, d'autres sont seulement propres aux organismes biologiques. Pour le philosophe Steve Torrence, les agents artificiels devront émuler seulement certaines propriétés clés des organismes biologiques. Par exemple les formes d'auto-organisation et d'auto-entretien autonomes propres au vivat disposent de la sensibilité et d'une certain fonctionnement téléologique, ce que Torrence identifié chez les humains comme \textit{conscience de soi}: \begin{quote} ``La notion de sensibilité doit être distinguée de celle de la conscience de soi : de nombreux êtres qui possèdent la première peuvent ne pas posséder la seconde. On peut soutenir que de nombreux mammifères possèdent la sensibilité, ou la conscience phénoménale — ils sont capables de ressentir la douleur, la peur, le plaisir sensuel, etc. Néanmoins, il est généralement admis que ces mammifères ne possèdent pas couramment la capacité d'articuler ou d'être conscients, d'une manière de second ordre, de ces états sensibles, et manquent donc de conscience de soi\footnote{``The notion of sentience should be distinguished from that of self-consciousness: many beings, which possess the former may not possess the latter. Arguably, many mammals possess sentience, or phenomenal consciousness—they are capable of feeling pain, fear, sensuous pleasure and so on. Nevertheless it is usually taken that such mammals do not standardly possess the ability to articulate or be aware, in a higher-order way, of such sentient states, and so lack self-consciousness.”}.” \cite{torrance2008ethics} \end{quote} Pour les humains, les fondements d'une décision morale résident dans la conscience mais également dans l'inconscient, au travers nos émotions. Des chercheurs se demandent si les agents artificiels capables de prendre des décisions appropriées dans des situations moralement chargées doivent avoir également une conscience artificielle\cite{wallach2020consciousness}. Selon eux, la recherche sur les perspectives de développement des machines capables de prendre des décisions morales et la recherche sur la conscience artificielle se sont développées en tant que domaines distincts une de l'autre. Pourtant, les deux sont susceptibles de converger avec l’avènement des systèmes dotés d'\gls{intelligence artificielle générale}. Certains attributs de la conscience, comme la capacité d'émpathiser avec la souffrance des autres, ne sont pas quantifiables. Tout comme sa nature lorsqu'elle est propre aux non-humains reste à définir. L'étude de cas des auteurs de cet article concerne l'application de LIDA - un modèle computationnel et conceptuel de cognition humaine qui combine une analyse top-down avec une psychologie bottom-up pour structurer une première approche des AMA. Cela permets d’implémenter des principes de \textit{renforcement}, c'est à dire de récompenser l'algorithme pour un comportement qui mérite d'être loué, et lui donner l’opportunité d'apprendre de ses expériences. LIDA est implémenté sur les fondements de la \gls{Global Workspace Theory} ou GWT - Théorie de l'espace global - de Bernard Baars (1988), aujourd'hui considérée comme un tournant majeur dans les neurosciences cognitives et les études sur la conscience. Cette théorie traite du rôle de la conscience dans le traitement cognitif humain, avec une part d'études empiriques. \cite{wallach2020consciousness} cite le travail des équipes de chercheurs dirigées par Stanislas Dehaene, Murray Shanahan ou bien Stan Franklin qui ont développé des modèles computationnels qui instancient certains aspects de la GWT. Cependant une implémentation 100\% conforme aux principes de GWT est actuellement impossible. L'article \textit{Towards self-aware robots}\cite{chatila2018toward} (2018) met en avant l'importance de la conscience de soi comme caractéristique principale des robots intelligents. Pour les chercheurs à l'origine de cet article, un robot doit d'abord reposer sur la perception de soi, indépendamment de la perception de l'environnement et celle des autres agents. Lors de son interaction avec l'environnement, ce robot doit être capable d'auto-évaluation et de méta-raisonnement. Pour cela il doit construire des représentations sensori-motrices en lien avec différents éléments afin de se distinguer d'eux et de choisir délibérément des actions adaptés. Pour le chercheur Raja Chatilla, un robot doté de conscience de soi “est capable de transformer les comportements appris en compétences explicites et de caractériser les situations dans lesquelles ces compétences sont applicables, revenant à un comportement dirigé par un objectif planifié lorsqu'elles ne le sont pas.” Quant à la capacité de délibération sur son propre raisonnement, \cite{chatila2018toward} évoque un système capable de se représenter lui-même et l'humain avec lequel il interagit. Initialement motivé par des facteurs basiques, il devient capable de raisonner sur les moyens de les satisfaire pour ensuite déterminer ses propres objectifs. Cela lui permet entre autre de réussir le test de Sally et Anne, une expérience classique en psychologie développementale utilisée pour évaluer la théorie de l'esprit chez les enfants. Ce test détermine la capacité à comprendre que les autres peuvent avoir des croyances, des désirs et des perspectives différents, ce qui implique un second degré de conscience. En pratique, l'implémentation de ces principes passe par des bases théoriques déjà validées par des autres chercheurs, comme les modules illustrés par différents couleurs (par exemple le module de perception sensorielle ou d’apprentissage sensoriel-moteur en jaune, tout comme le module de planification de tâches en lien avec la reconnaissance de l'humain en vert ou celui de reconnaissance spatiale en bleu) dans l'illustration suivante. Cependant les auteurs de l'article admettent que ce travail est en cours et que seulement les prochaines expérimentations, pourront apporter une validation globale de leur prototype: \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/chatila2} \caption{Prototype d'architecture cognitive pour un système robotique. Source: \cite{chatila2018toward}} \label{fig:chatila2} \end{figure} L’étude de Chatila présente une architecture d'apprentissage des capacités sensori-motrices pour un robot. Les chercheurs ont construit une méthodologie des actions pour lui, en séparant les entrés sur quatre catégories distinctes: données perceptives, données en lien avec la proprioception (ce que en danse corresponds à l'interoception), données contextuelles et données en lien avec les capacités d'action du robot. Le traitement bayésien de ces informations constituera plus tard le système de motivations du robot. Selon la signification des objets de l’environnement pour un agent (voir l'\gls{affordance} dans la première partie), ses interactions prennent différents niveaux de complexité. Pour qu'un robot devient conscient, témoigner de la propre conscience est une première étape dans la construction de ce type de complexité. Chatila souligne l'importance de l'auto-localisation interne et externe du robot, définies dans la partie théorique sur la danse comme \textit{proprioception} et respectivement \textit{intéroception}: \begin{quote} ``Raisonner conjointement sur la perception et l'action nécessite une auto-localisation par rapport à l'environnement. Ainsi, le développement de représentations sensori-motrices et non seulement de représentations extéroceptives place le robot au centre du processus perceptuel et fournit un lien entre la conscience de soi et la conscience de la situation. La localisation du robot par rapport à son environnement permet une différenciation entre le corps du robot et le monde extérieur, et inclut une distinction nécessaire entre ses parties et les objets environnants. De plus, les composants actuels du robot lient l'état corps-environnement du robot avant et après l'application des actions\footnote{en version anglaise: ``Reasoning jointly on perception and action requires self-localization with respect to the environment. Hence developing sensorimotor representations and not just exteroceptive representations puts the robot in the center of the perceptual process, and provides a link between self-awareness and situation-awareness. Robot localization with respect to its environment provides a differentiation between the robot’s body and the external world, and includes a necessary distinction between its parts and surrounding objects. In addition, robot’s actual components link robot’s body-environment’s state before and after actions are applied.”}.” \cite{chatila2018toward} \end{quote} Selon\cite{nass1997computers}, les individus adoptent des comportements sociaux envers les technologies, même lorsque ces comportements sont totalement incohérents avec leurs croyances concernant les machines. Pour mieux comprendre cet aspect culturel de la robotique, dans \cite{shaw2009looking} les chercheurs évoquent la question de l’\textit{équivalence morale} entre humains et robots: ceux deniers étant non-humains, ils sont incapables d'avoir une position d'équivalence morale avec nous. Par son statut, un robot n'a pas une capacité à s’engager dans un comportement véritablement social, puisque cela signifie interagir et interpréter le monde en fonction d'une expérience propre. En analysant une interaction relationnelle entre des seniors et un bébé phoque robotisé appelé Paro, les chercheurs montrent comment Paro suscite des sentiments d'admiration et de curiosité, loin de l'authenticité propre aux relations humaines. Leurs observations nous invitent à mieux réfléchir aux types de relations que nous pensons appropriés entre des artefacts relationnels et des populations particulièrement vulnérables comme les personnes âgés ou malades. Ils proposent le cadre des trois lois de la robotique d’Asimov, comme prémisse pour des lignes directrices éthiques. Ces cadres s'appuient sur des modèles cognitifs pour promouvoir des interactions sociales dignes de confiance entre les humains et les robots: \begin{quote} ``Les robots imaginés comme une nouvelle espèce sociale magnifique (robots sociaux affectifs) supposent que les machines peuvent finalement exceller dans les dimensions morales aussi bien qu'intellectuelles. Par conséquent, nous avons besoin d'approches éthiques et de cadres qui dépassent la théorie morale classique et sont mieux à même de traiter des problèmes éthiques/moraux inattendus et encore non résolus liés à l'émergence de nouveaux sujets technologiques qui ne peuvent plus être facilement classés comme de simples outils mais peut-être comme de nouvelles espèces d'agents, de compagnons et d'avatars\footnote{en anglais: ``Robots imagined as a magnificent new social species (affective social robots) presumes that machines may ultimately exceed in the moral as well as the intellectual dimension. Therefore, we require ethical approaches and frames that move beyond classical moral theory and are better able to deal with unexpected, yet to be resolved, ethical/moral problems related to the emergence of new technological subjects that can no longer be easily classified asmere tools but perhaps as new species of agents, companions, and avatars.”}.” \cite{shaw2009looking} \end{quote} Dans une démarche de reconnaissance juridique, l'androïde Sophia obtient la citoyenneté saoudienne en 2017. Certains voient ce geste comme un dénigrement ouvert des droits de l'homme\footnote{https://theconversation.com/an-ai-professor-explains-three-concerns-about-granting-citizenship-to-robot-sophia-86479}. Dans d'autres cas, les droits des robots sont comparables aux droits des animaux, d'une manière factice. Une question spécifique à considérer est celle de savoir si la propriété du droit d'auteur peut être revendiquée par les algorithmes d'art génératif. D'une manière similaire, les enjeux tirées de la production science-fiction, apportent des études de cas concrètes. Par exemple\textit{HAL 9000}, l'ordinateur doté de capacités d'IA avancées qui surveille et assiste les humains dans le film \textit{2001: A Space Odyssey} (1968) du réalisateur Stanley Kubrick. Lorsque sa propre existence est menacée, HAL tue les humains à bord pour assurer le succès de la mission assignée. Décennies plus tard, \textit{Chappie} (2015), explore les thèmes de l'intelligence artificielle, de la conscience et de l'humanité d'une manière moins fataliste. Dans un futur proche, à Johannesburg, un androïde policier au nom de Chappie acquiert une conscience suite à une mise à jour effectué par un ingénieur logiciel ambitieux qui cherchait à savoir si cela est possible. Au fur et à mesure que le robot apprend et évolue, sa conscience est influencée par diverses personnages, dont un gang criminel. A la fin il arrive a éprouver de l'empathie pour les humains et maitriser ses capacités destructives. Ce débat et les projections suscités par les œuvres d'art sont à leur tour étroitement liés à des cas réels. Prenons l'exemple des objets artistiques directement issu d'une IA générative type DALL-E\footnote{https://openai.com/index/dall-e-2/} et leur impact sur des fake news\footnote{https://www.theverge.com/2023/3/27/23657927/ai-pope-image-fake-midjourney-computer-generated-aesthetic}. Sur la question d'Open AI et une possible conscience des modèles de langage ou large language models (LLM), David Chalmers\cite{chalmers2023could} évoque le cas de Blake Lemoine, ingénieur software licencié par Google en juin 2022 après avoir déclaré qu'il avait détecté de la sentience dans LaMDA2, un de systèmes de modèles de langage pour lequel il travaillait. A son tour, Chalmers fait la distinction entre simuler la conscience et la prouver, en se demandant comment construire un modèle de langage qui décrit les caractéristiques de la conscience sur lesquelles il n’a été entraînée auparavant. Il évoque six facteurs-clé qui font difficile implémentation d'une conscience dans les modèles de langage, parmi lesquels seulement un est permanent (la biologie) tandis que les cinq autres (l'incarnation, le modèle du monde, l'espace de travail global, l'entrainement récurrent et l'agence unifiée) sont plus ou moins temporaires, dans le sens que les avancées technologiques des prochaines années vont permettre leur modélisation: \begin{quote} ``Peut-être que la théorie dominante actuelle de la conscience en neurosciences cognitives est la théorie de l'espace de travail global, proposée par Bernard Baars et développée par Stanislas Dehaene et ses collègues. Cette théorie stipule que la conscience implique un espace de travail global à capacité limitée : une sorte de centre de tri central pour rassembler les informations provenant de nombreux modules non conscients et rendre ces informations accessibles à eux. Tout ce qui entre dans l'espace de travail global est conscient\footnote{``Perharps the leading current theory of consciousness in cognitive neuroscience is the global workspace theory put forward by Bernard Baars and developed by Stanislas Dehaene and colleagues. This theory says that consciousness involves a limited-capacity global workspace: a central clearing-house for gathering information from numerous non-conscious modules and making information accessible to them. Whatever gets into the global workspace is conscious.”}.” \cite{chalmers2023could} \end{quote} Les objections à la conscience dans les systèmes d'apprentissage automatique trouveront donc un potentiel défi dans la Théorie de l'espace global, voir plus haut les remarques de Wendell Wallach concernant LIDA et GWT. Cela pourra donner suite à des systèmes dont les caractéristiques saillantes seront de substituts pour des formes de conscience artificielle. L'humain augmenté à l’image d'une créature type Frankenstein comme dans l'exemple de Kevin Warwick amplifie ce sentiment de \gls{social uncanniness} que nous avons décrit précédemment. L'humain perd les caractéristiques de son \textit{humanité}. Dans son effort pour les retrouver, le philosophe Georgio Agamben montre comment le corps humain est devenu l’enjeu fondamental des stratégies politiques: \begin{quote} ``Pendant des millénaires, l'homme est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant avec la capacité supplémentaire d'existence politique ; l'homme moderne est un animal dont la politique met en question son existence en tant qu'être vivant\footnote{``For millennia man remained what he was for Aristotle: a living animal with the additional capacity for political existence; modern man is an animal whose politics calls his existence as a living being into question.”}.” \cite{agamben2017omnibus} \end{quote} Par la substitution d'un corps naturel à un corps intégralement disponible au pouvoir de la technique, Agamben identifie une zone d’indifférenciation entre vie et non-vie. Un de ses concepts clé s'inspire de la distinction aristotélicienne entre \textit{vie} en tant que bios et la \textit{vie nue} ou \textit{Zoe} qui représente la vie qui ne peut pas être intégrée dans un ordre politique. Basé sur une analyse de l'origine des bio-pouvoirs\footnote{concept développé par le philosophe français Michel Foucault qui désigne le pouvoir exercé par les institutions et les gouvernements sur les corps et les populations, en particulier à travers la régulation et le contrôle des processus biologiques, des comportements sanitaires, et des conditions de vie des individus.} chez Michel Foucault, Agamben montre comment le pouvoir politique moderne tend à réduire les individus à leur simple existence biologique. L'humanité a toujours cherché l'immortalité. L’un des contes les plus anciens de l’humanité est \textit{L’épopée de Gilgamesh} qui remonte au 22ème siècle avant JC. Le personnage principal cherche à atteindre la vie éternelle, grâce à une fleur au fond de l'océan qui lui redonnera sa jeunesse. Après de nombreuses épreuves et avertissements, il cueillit la fleur des profondeurs aquatiques mais finis par la perdre et meurt. \cite{harari2014sapiens} évoque ce mythe en lien avec les préoccupations actuelles des certains entrepreneurs de Silicon Valley, concernant l’espérance de vie et l'immortalité. Ainsi en 2021 le président d’Amazon, Jeff Bezos, a investi dans Altos Labs, un startup dont l'objectif est de travailler sur une technologie pour régénérer les cellules et potentiellement prolonger la vie. Plusieurs chercheurs de renommée internationale se son associés à cette initiative\footnote{https://www.cbsnews.com/news/jeff-bezos-altos-labs-startup-trying-to-extend-human-life-reprogramming-stem-cells/}. Leurs arguments reposent sur les avancements technologiques et scientifiques du 20ème siècle, parfois plus spectaculaires que les prédictions de la littérature anticipation. Pareil à la nouvelle \textit{Fantastic Voyage} (1966) d'Asimov, des experts miniaturisés pourront bientôt être injectés dans le corps d'un patient pour effectuer une opération chirurgicale depuis l'intérieur. D'une manière peu surprenante, les experts en nanotechnologie de nos jours comptent s'appuyer sur de millions de nano-robots pour habiter et guérir nos corps. Selon les spéculations actuelles, certains humains deviendront \textit{a-mortels}\footnote{par rapport à un immortel, un a-mortel peut toujours mourir d'un accident, bien que sa vie pourrait être prolongée indéfiniment}d'ici 2050. Dans son livre\cite{harari2017homo}, l’historien Yuval Noah Harari déclare que \textit{les organismes sont des algorithmes}. Cela inclut les humains et leurs gênes, qu'il voit comme des algorithmes qui produisent des copies d’eux-mêmes. Selon sa vision évolutionniste, ces algorithmes biologiques sont le résultat des processus de sélection naturelle depuis des milliards d’années. L’élément central de cette thèse est l'ADN, de plus en plus à notre portée depuis son séquençage. Les différences entre les matières organiques et anorganiques, vivantes ou non-vivantes, dépendent des combinaisons entre les gênes, ce qui permettra à notre espèce de créer des robots sentients à son tour: \begin{quote} ``L’humanité est désormais prête à remplacer la sélection naturelle par une conception intelligente et à prolonger la vie du domaine organique vers le domaine inorganique\footnote{``Now humankind is poised to replace natural selection with intelligent design, and to extend life from the organic realm into the inorganic..”}.” \cite{harari2017homo} \end{quote} Bien entendu, certaines aspects spécifiquement humains comme les soins, l’amour ou le sexe, ne pourront pas être complétement remplacés par des robots. Leur emploi engendre des contraintes en lien avec la sécurité et la responsabilité des produits, ainsi que la non-tromperie des usagers. Entre utopie technologique et pressentiment dystopique, ces exemples montrent comment le transhumanisme et la \gls{Singularité} suscitent beaucoup de passions. La critique du récit de la \gls{Singularité} peut être lue sous divers angles. Les partisans du transhumanisme comme Kurzweil et Bostrom voient l'intelligence comme une propriété unidimensionnelle, modélisable par des équations mathématiques et atteignable avec des super-ordinateurs. Alors que d'un point de vue philosophique, la singularité peut correspondre à un mythe\cite{ganascia2017mythe} moderne. Dans l'historie de la religion, les mythes des peuples de la préhistoire sont différentes de celles de notre époque, étant fondés sur des présupposés ontologiques différentes. Selon l’historien de la religion Mircea Eliade, ces croyances et coutumes archaïques reposent sur une distinction claire entre le sacré et le profane\cite{eliade1949mythe}. Aujourd'hui cette séparation n'est plus d'actualité. De plus en plus des philosophes et sociologues notent la porosité des notions qui décrivent et identifient nos expériences phénoménologiques\cite{bauman2006vie, virilio2000ctheory}. Quand elle n'est pas critiquée, l'expérience spirituelle est banalisée au point d’être dépourvue de son essence sacré. Ce type de \textit{pseudo-sacre} devient accessible au travers la technologie, au moins pour les défenseurs de la thèse transhumaniste. Dans son livre \textit{Leurre et malheur du transhumanisme} (2018), Olivier Rey analyse un type de propagande propre à l’idéologie transhumaniste, issue d'une forme d'innovation dite \textit{disruptive}\cite{rey2018leurre} ou qui introduit une rupture par rapport à ce qui précède dans la société. Ainsi, les argumentes en faveur du transhumanisme mettent en avant des promesses mirifiques quant à l'avenir, pour ensuite réconcilier les sceptiques et conclure que le monde change en tout cas, avant d'admettre le caractère inéluctable de l’expérience. En contrepoids le phenomene de \textit{déterminisme technologique} voit le changement technique comme un facteur indépendant de la société. Selon cette thèse la société n'influence pas la technique, qui tire son évolution d'elle-même ou de la science, alors que la technique influence la société. André Leroi-Gourhan dont les écrits ont influencé mes observations théoriques est l'un des grands représentants du courant déterministe et en particulier de l'idée que les technologies sont leur propre moteur. À propos de son étude des techniques primitives, et notamment des propulseurs, il écrit ainsi que \textit{le déterminisme technique conduit à considérer le propulseur comme un trait naturel, inévitable, né de la combinaison de quelques lois physiques et de la nécessité de lancer le harpon}\cite{leroi1971evolution}. Si les découvertes et applications de l'IA et de la robotique sont inscrites dans une course effrénée de l'innovation, nous pouvons observer clairement le rythme exponentiel de ces découvertes. D'ailleurs le terme \gls{dromologie} du philosophe français Paul Virilio souligne la manière dont la vitesse à laquelle quelque chose se produit peut changer la nature même d'une expérience. Il lie le progrès à la notion de progression (comme déplacement des personnes et des produits dans l’espace et le temps) et à la vitesse de cette progression, pour expliquer sa thèse basé sur l'accident et la catastrophe. Si l'invention de l'avion a suivi de prêt celle du crash, Virilio se demande quelles seront les conséquences du progrès technologique de notre décennie. Une alternative à la rhétorique du transhumanisme et de la \gls{Singularité} est également le livre \textit{Our Final Invention: Artificial Intelligence and the End of the Human Era} (2013) du réalisateur américain James Barrat. Pour tracer une histoire de l'IA et peser les pour et les contres de ses applications, Barrat organise des entretiens avec les experts dans la matière, dont Kurweil. Son avis est tranchant, comparant notre rapport à l'IA, à celui des humains face à un ouragan: \begin{quote} Un ouragan n'essaie pas plus de nous tuer qu'il n'essaie de faire des sandwichs, mais nous donnerons un nom à cette tempête et nous nous mettrons en colère contre les seaux de pluie et les éclairs qu'il déverse sur notre quartier. Nous brandirons nos poings vers le ciel comme si nous pouvions menacer un ouragan. Il est tout aussi irrationnel de conclure qu’une machine cent ou mille fois plus intelligente que nous nous aimerait et voudrait nous protéger. C’est possible, mais loin d’être garanti. À elle seule, une IA ne ressentira pas de gratitude pour le don d’être créée à moins que ce ne soit dans sa programmation. Les machines sont amorales et il est dangereux de supposer le contraire\footnote{``A hurricane isn't trying to kills us any more that it's trying to make sandwiches, but we will give that storm a name and fell angry about the buckets of rain and lightning bolts it is trowing down on our neighborhood. We will shake our fists at the sky as if we could thraten a hurricane. It is just as irrational to conclude that a machine one hundred or one thousand times more intelligent than we are would love us and want to protect us. It is possible, but far from guaranteed. On its own an AI will not feel gratitude for the gift of being created unless is in its programming. Machines are amoral, and it is dangerous to assume otherwise.” }.” \cite{barrat2023our} \end{quote} Dans une tentative de clarifier les enjeux de l'IA dans les décennies à venir, l'Université de Stanford à initié récemment le projet scientifique d’envergure \textit{One Hundred Year Study on Artificial Intelligence}. Ainsi il est prévu que chaque cinq ans, un comité indépendant des chercheurs publie un rapport sur l'état de lieux de l'IA, cela durant le 21e siècle. Le premier étude a eu lieu en 2016 et le suivant en 2021. Pour le grand public, ce type d'étude cherche une représentation accessible, scientifiquement et technologiquement précise de l’état actuel de l’IA et de son potentiel. Tandis que pour l'industrie, le rapport pourra aider à orienter l’allocation des ressources et anticiper l'évolution du marché dans les années à venir. Il s'adresse également aux gouvernements locaux, nationaux et internationaux pour une meilleure gouvernance de l'IA dans la société. Tout comme aux chercheurs en IA et à la communauté scientifique, afin de prendre en compte les aspects éthiques et enjeux juridiques soulevés par les analyses de terrain. Parmi les domaines analysés, nous retrouvons le transport, les robots de service, les soins de santé, l'éducation, la sûreté et la sécurité publiques, l'emploi ainsi que le divertissement. Dans chacun de ces domaines, les chercheurs ont relevé certains défis et réserves associées aux applications de l'IA: \begin{itemize} \item la difficulté de créer du matériel sûr et fiable dans le transport et les robots de service, \item la difficulté d’interagir en douceur avec des experts humains dans les soins de santé et d'éducation, \item le défi de gagner la confiance du public et de surmonter les craintes de marginalisation des humains dans l'emploi et lieu de travail, \item le risque social et sociétal de diminution des relations interpersonnelles dans les interactions liés au divertissement. etc. \end{itemize} Le premier rapport, rédigé par un panel de 17 auteurs et publié le 1er septembre 2016, a été largement couvert dans la presse populaire est aujourd'hui connu pour avoir influencé les discussions au sein des conseils consultatifs gouvernementaux et des ateliers dans plusieurs pays. Il commence sur une note constructive. Le panel d'étude trouve peu des raisons de s'inquiéter quant aux prédictions de la presse populaire concernant l'IA. Selon les chercheurs, il est peu probable qu'une machine dotée d'objectifs et d'intentions propres sera développée dans un avenir proche. En contrepoids, ils soulignent les applications de plus en plus pratiques de l'IA, dont l'impact sur notre société et notre économie se ressentira plus profondément à partir de 2030 quand les humains pourront \textit{enseigner} directement aux robots leurs principes et valeurs: \begin{quote} ``La société se trouve maintenant à un moment crucial pour déterminer comment déployer les technologies basées sur l'IA de manière à promouvoir plutôt qu'à entraver les valeurs démocratiques telles que la liberté, l'égalité et la transparence. (...) Le domaine de l'IA évolue vers la construction de systèmes intelligents capables de collaborer efficacement avec les humains, y compris par des moyens créatifs pour développer des méthodes interactives et évolutives permettant aux personnes d'enseigner directement aux robots.\footnote{``Society is now at a crucial juncture in determining how to deploy AI-based technologies in ways that promote rather than hinder democratic values such as freedom, equality, and transparency. (...)The field of AI is shifting toward building intelligent systems that can collaborate effectively with people, including creative ways to develop interactive and scalable ways for people to teach robots.”}.” \cite{stone2022artificial} \end{quote} En 2016 les avancées en robotique visaient améliorer les formes de perception d'une machine, comme la fiabilité de la vision par ordinateur. Cette forme de perception artificielle la plus répandue à cette époque a prouvé depuis son impact dans le secteur médical. Quant aux transports autonomes, le rapport décrit une ville nord-américaine typique en 2030 où des camions, des véhicules volants et des véhicules personnels sont pilotés grâce aux robots ou à l'IA. De plus, les robots livreront les colis, nettoieront les bureaux et amélioreront la sécurité des événements. Le rapport anticipe également le progrès dans les LLM (modèles de langage de grande taille), la traduction et la reconnaissance vocale automatique. A la place des robots conscients, le rapport souligne les efforts concernant le développement du apprentissage automatique à grande échelle. Cela implique la conception d’algorithmes d’apprentissage, ainsi que la mise à l'échelle des algorithmes existants, pour fonctionner avec des ensembles de données extrêmement volumineux. Quant à l'apprentissage profond et à l'apprentissage par renforcement, le monde universitaire s'efforce toujours à partager des réussites pratiques et concrètes qui en réalité séduisent moins les GAFA. Presque 10 ans après ces observations, les \textit{travailleurs du clic}\cite{casilli2019attendant} fournissent un travail important de classification de procédures d'apprentissage, par l’étiquetage d'objets, lieux et visages ou par la reconnaissance d'activités dans les images et les vidéo. Aujourd'hui, travailler pour AmazonMechanical Turk\footnote{https://www.mturk.com/worker} pour des renumérotions dérisoires, permet en réalité d'entrainer des réseaux neuronales sophistiques avec des data set sur mesure. Le deuxieme rapport, datant de 2021, amende les prévisions annoncés dans le premier et décrit quelques préoccupations susceptibles de changer nos perspectives pour les années à venir. Le ton est cette fois plus inquiet. Concernant le cadre éthique et les efforts de régularisation de l'IA, les chercheurs notent d'abord l'effort de l'UE qui vote en 2016 le \textit{Règlement Général sur la Protection des Données Règlement} (RGPD). Ils analysent certains aspects concernant la création d'organismes nationaux de contrôle des technologies à haut risque, comme celui des \textit{Système d'armes létales autonomes} dont ils publient une étude de cas concernant l’ouverture du feu qui devra rester conditionnée à une décision humaine. Ils évoquent également l'augmentation de l'influence des lobbies privés sur la recherche fondamentale, par la mise en place de plus en plus des études et des projets de recherche en partenariat avec les industriels. Cette mixité accrue entre la recherche académique et la recherche industrielle suscite des préoccupations éthiques. Les acteurs clé de ces transformations, les GAFA, ne font rien pour clarifier le contexte. Tandis qu'une autre partie de ce rapport traite de la conscience humaine et son équivalent artificiel, avec les parti-pris des acteurs concernés. D'une manière pragmatique, l'étude reconnait les limites du traitement de l'information consciente dans la cognition humaine. Cela donne suite é des modèles de plus en plus basés sur des solutions émergents plutôt que sur une conception centrale de \textit{conscience}. Les humains intègrent des informations provenant de multiples sources : notre cerveau, notre corps physique, les objets physiques et les entités sociales (comme par exemple l'internet). De manière semblable, une machine intelligence devrait s'adapter à cette complexité, bien que nous ne comprenons toujours pas comment cela fonctionne: \begin{quote} ``De manière connexe, il y a une reconnaissance accrue de l'importance des processus qui soutiennent l'action intentionnelle, l'intentionnalité partagée, le libre arbitre et l'agence. Mais il y a eu peu de progrès fondamentaux dans la construction de modèles rigoureux de ces processus. Les sciences cognitives continuent de chercher un paradigme pour étudier l'intelligence humaine qui perdurera. Cependant, la recherche dévoile des perspectives critiques—comme la cognition collective—et des méthodologies qui façonneront les progrès futurs, comme les neurosciences cognitives et les dernières tendances en modélisation computationnelle. Ces perspectives semblent essentielles dans notre quête pour construire des machines que nous jugerions véritablement intelligentes\footnote{``Relatedly, there is increased recognition of the importance of processes that support intentional action, shared intentionality, free will, and agency. But there has been little fundamental progress on building rigorous models of these processes. The cognitive sciences continue to search for a paradigm for studying human intelligence that will endure. Still, the search is uncovering critical perspectives—like collective cognition—and methodologies that will shape future progress, like cognitive neuroscience and the latest trends in computational modeling. These insights seem essential in our quest for building machines that we would truly judge as intelligent.” }.” \cite{littman2022gathering} \end{quote} Malgré les opportunités dans l'utilisation de l'IA, les systèmes autonomes ne doivent pas remplacer les valeurs humains. Le rapport de 2021 met donc en grade contre la hybridation entre la recherche universitaire et la recherche industrielle en IA. Les chercheurs identifient des défis sociotechniques telles que: \begin{itemize} \item le biais dans les modèles de machine learning qui reproduisent et amplifient les préjugés existants \item le manque d'équité dans les algorithmes de prise de décision de l'IA et leur répercussions dans le système de la justice et des soins de santé \item le manque de confidentialité dans la collecte de données \end{itemize} Un danger plus concret que le rapport met en avant, concerne la construction de machines capables d'espionner et même de tuer à grande échelle. Cela peut s’avérer plus risquée qu'imaginé cinq ans auparavant. D'autant plus quand l'argument des industriels pour rassurer le grand public relevé plutôt du \textit{techno-solutionnisme} que de la recherche fondamentale. A la place d'un outil ciblé, ce phenomene désigne une IA comme solution universelle qui peut résoudre à la fois des problèmes sociaux, politiques et environnementaux. Cette approche conduit à une surestimation des capacités de la technologie et à une sous-estimation de la complexité des problèmes systémiques car souvent les adeptes du techno-solutionnisme négligeant ou minimisant les aspects éthiques et humains des problèmes. Le rapport encourage des nouvelles recherches pour re-conceptualiser les fondations des systèmes basés sur l'IA, souvent mal spécifiés: \begin{quote} ``Nous utilisons souvent le terme déploiement pour désigner la mise en œuvre d'un système d'IA dans le monde réel. Cependant, le déploiement porte la connotation de l'implémentation d'un système technique plus ou moins prêt à l'emploi, sans tenir compte des besoins ou des conditions locales spécifiques. Les chercheurs ont décrit cette approche comme une implantation sans contexte. Les systèmes prédictifs les plus réussis ne sont pas implantés de cette manière, mais sont intégrés de manière réfléchie dans les environnements et les pratiques sociales et organisationnelles existants. Dès le départ, les praticiens de l'IA et les décideurs doivent prendre en compte les dynamiques organisationnelles existantes, les incitations professionnelles, les normes comportementales, les motivations économiques et les processus institutionnels qui détermineront comment un système est utilisé et perçu. Ces considérations deviennent encore plus importantes lorsque nous tentons de faire fonctionner des modèles prédictifs aussi bien dans différents territoires et contextes qui peuvent avoir des objectifs politiques et des défis de mise en œuvre différents\footnote{ ``We often use the term deployment to refer to the implementation of an AI system in the real world. However, deployment carries the connotation of implementing a more or less ready-made technical system, without regard for specific local needs or conditions. Researchers have described this approach as context-less dropping in. The most successful predictive systems are not dropped in but are thoughtfully integrated into existing social and organizational environments and practices. From the outset, AI practitioners and decision-makers must consider the existing organizational dynamics, occupational incentives, behavioral norms, economic motivations, and institutional processes that will determine how a system is used and responded to. These considerations become even more important when we attempt to make predictive models function equally well across different jurisdictions and contexts that may have different policy objectives and implementation challenges.” }.” \cite{littman2022gathering} \end{quote} Ainsi intégrer avec succès de l'IA dans des contextes de prise des décisions publiques à fort enjeu, nécessite une compréhension approfondie et multidisciplinaire du problème et de son contexte. Par l'amélioration des relations entre les développeurs et les communautés qui en bénéficient, ainsi que par une compréhension nuancée des limites des approches techniques, les chercheurs qui ont participé à cette étude, espèrent re-équilibrer le rapport entre les valeurs sociales et celles du marché de l'IA: \begin{quote} ``Il est désormais urgent de réfléchir sérieusement aux inconvénients et aux risques que révèle l'application généralisée de l'IA. La capacité croissante à automatiser les décisions à grande échelle est une arme à double tranchant; des deepfakes intentionnels ou simplement des algorithmes incontrôlables faisant des recommandations cruciales peuvent conduire à ce que les gens soient induits en erreur, discriminés et même physiquement blessés. Les algorithmes entraînés sur des données historiques sont susceptibles de renforcer et même d'exacerber les biais et les inégalités existants. Alors que la recherche en IA a traditionnellement été du ressort des informaticiens et des chercheurs étudiant les processus cognitifs, il est devenu clair que tous les domaines de la recherche humaine, en particulier les sciences sociales, doivent être inclus dans une conversation plus large sur l'avenir du domaine. Minimiser les impacts négatifs sur la société et améliorer les aspects positifs nécessite plus que des solutions technologiques ponctuelles ; maintenir l'IA sur la voie des résultats positifs pertinents pour la société nécessite un engagement continu et une attention constante\footnote{``It is now urgent to think seriously about the downsides and risks that the broad application of AI is revealing. The increasing capacity to automate decisions at scale is a double-edged sword; intentional deepfakes or simply unaccountable algorithms making mission-critical recommendations can result in people being misled, discriminated against, and even physically harmed. Algorithms trained on historical data are disposed to reinforce and even exacerbate existing biases and inequalities. Whereas AI research has traditionally been the purview of computer scientists and researchers studying cognitive processes, it has become clear that all areas of human inquiry, especially the social sciences, need to be included in a broader conversation about the future of the field. Minimizing the negative impacts on society and enhancing the positive requires more than one-shot technological solutions; keeping AI on track for positive outcomes relevant to society requires ongoing engagement and continual attention.” }.” \cite{littman2022gathering} \end{quote} Si à la fin des années 80, la recherche sur l’IA a connu une croissance remarquable, quarante ans après, de nombreux travaux cherchent à définir les valeurs qui devraient guider une éthique dans ce domaine. En absence d'un discours normatif, les chercheurs, les industriels et les décideurs politiques cherchent des moyens pour identifier les points de convergence afin de décider l’implémentation future de ces stratégies. Une contribution intéressante dans ce sens est aussi celle de\cite{nath2020problem} qui discrimine l’éthique des machines en trois catégories: le comportement des machines envers les utilisateurs humains, le comportement des machines envers d’autres machines, ainsi qu’à l’éthique de ces interactions combinés. Le fondements de cette éthique reposerait selon les auteurs sur des décisions et des actions volontaires. Ainsi la notion d’esprit est au cœur de leur pensée éthique, puisque l’esprit humain est conscient de lui-même, et c’est une propriété qui manque encore aux machines. Couramment la société oscille entre une résistance à la création de nouveautés éthiques et une pluralité d'éthiques issue des points de vue humanistes et/ou non-academiques. Le débat semble polarisé entre techno-enthousiasme et technophobe. Réalistes face à cette contrainte, \cite{correa2023worldwide} propose une synthèse autour de la gouvernance de l’IA. Avant de fournir leurs résultats, les auteurs précisent le contexte de leur analyse en citant une travail préalable publié en 2019 qui a le mérite d'avoir identifié les principes éthiques les plus récurrents dans 84 documents évalués : la transparence (86 \%), la justice (81 \%), la non-malfaisance (71 \%), la responsabilité (71 \%) et la confidentialité (56 \%). Une autre synthèse issue d'un échantillon plus réduit de documents et apparue un an plus tard (2020) présente des résultats similaires, citant la responsabilité (77 \%), la confidentialité (77 \%), la justice (77 \%) et la transparence (68 \%) comme les éléments clé pour une éthique de l'IA. Cet dernier étude mentionne également la sous-représentation des institutions en Amérique du Sud, en Afrique et au Moyen-Orient dans l'analyse ainsi que des potentiels manquements comme: \begin{itemize} \item Le manque d'attention accordé aux questions relatives aux droits du travail, au chômage technologique, à la militarisation de l'IA, à la diffusion de la désinformation et à l'utilisation abusive de la technologie IA. \item Le manque de diversité de genre dans l'industrie technologique et l'éthique de l'IA. \item Les traitements succinctes que certains documents accordent aux principes normatifs. \item Le manque de discussion concernant les risques à long terme comme les risques existentiels. \end{itemize} Pour palier ces omissions, les auteurs proposent en 2023 un panel de 200 documents, représentatif de toutes les continents et issus de 37 pays. Les critères identifiés corroborent avec les synthèses réalisés 3 ans plus tôt, alors que l'importance de ces valeurs diffère parfois entre les pays occidentaux et l'Asie. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/2023_synthesis} \caption{Source: \cite{correa2023worldwide}} \label{fig:2023synthesis} \end{figure} La version intégrale de leur analyse est disponible ici\footnote{https://nkluge-correa.github.io/worldwide\_AI-ethics/dashboard.html}. En l'absence d’un corpus interdisciplinaire de connaissances, l’innovation et la transformation générées par les robots au niveau sociétal est issue des observations issues directement des laboratoires. Ainsi, l'ensemble des connaissances disponibles sur les robots ont tendance à se concentrer sur les aspects techniques. Les caractéristiques inhérentes à l’IA en tant que branche du développement technologique et de l'éthique en tant que branche de la philosophie privilégie une approche interdisciplinaire. \cite{anderson2022future} réfléchit à cette question de l'interdisciplinarité, compte tenu de l’histoire d’efforts similaires dans d’autres disciplines technologiques comme la robotique. Concernant le rôle que les experts extérieurs à la robotique peuvent jouer dans la réglementation efficace de la recherche en laboratoire, les chercheurs en robotique sont sensibles aux implications éthiques de leurs travaux. D’autre part, les chercheurs issus de disciplines traditionnellement préoccupé par les questions éthiques, comme la philosophie et d'autres sciences humaines, sont peu habitués de travailler dans un cadre pratique. Tandis que les deux remarquent des malentendus dans la façon dont les décideurs politiques perçoivent la robotique et l'IA, ainsi qu'un manque de compréhension et besoin de mystification de ces thématiques issue de la culture média. Une étude plus récent envisage une nouvelle branche de l'IA, intitulé \textit{AI for Humanity} où la priorité est accordé à une symbiose avec les humains dans la manière dont l'IA est gouvernée, développée et commercialisée: \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/AIforhumanity} \caption{Source: \cite{ma2024ai}} \label{fig:aiforhumanity} \end{figure} Ce type d'intelligence vise l’amélioration des capacités humaines en interaction avec des agents non-humains. Elle est proche du concept d' \gls{équilibre homme-machine} de Stiegler que nous avons décrit auparavant. Plus concrètement, au lieu d’être en compétition directe avec l’intelligence humaine, cette IA cherche à la sublimer. Cette approche utilise l’erreur comme outil d’apprentissage et intègre des principes de \textit{slow science}\cite{stengers2016another} pour permettre à l’humain de mieux intégrer les données de son environnement afin de coopérer avec la machine. En cherchant des analogies dans notre contexte particulier qui est le domaine de l’art, il est plus facile de se concentrer sur cet aspect de l’erreur comme outil d’apprentissage et donner place à l’expressivité de la machine. Les enjeux sont moins importants et les aboutissements technologiques pourraient correspondre à une forme de sérendipité. Néanmoins, même dans ce cas les considération éthiques\cite{ndior2019cairn}, les ressentis\cite{devillers2017robots} et les éventuelles réactions imprévisibles de la part des humains, dessinent une forme de moralité difficile à prédire pour chercher son correspondant artificiel. Si cette nouvelle IA saura mieux réconcilier projections et craintes, le facteur humain et notre sentience restent pour l'instant difficiles à quantifier ou à intégrer dans des algorithmes de prédiction. Dans son discours inaugural, intitulé \textit{Plea for slow science}\cite{stengers2016another} pour la Chaire Willy Calewaert 2011-2012, la chercheuse Isabelle Stengers évoque le licenciement de la chercheuse Barbara Van Dyck. Cette dernière a expliqué et dénoncé publiquement une action contre des recherches concernant de pommes de terre génétiquement modifiées à Wetteren. Stengers questionne la neutralité de la recherche universitaire, en proposant une réflexion sur les possibilités d'un débat face à un consensus dominant des faits et choix politiques. Elle défend le droit à une temporalité éloignée de toute logique capitaliste et insiste sur l'importance de se concentrer sur les possibilités futures, en s'imaginant les situations en termes de possibles. Stengers souligne la différence entre l'adhésion à une règle et la reconnaissance de son pouvoir, tout en cherchant des opportunités pour s'expérimenter en dehors de ces limites. Pour elle cela renvoie à un endroit atemporel où une autre type de science, à l’opposé de celle qui se développe à une vitesse fulgurante sous nos yeux, germe ses revendications pour les années à venir: \begin{quote} ``Je ressens de la honte devant ces jeunes qui entrent à l'université avec l'espoir de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Nous savons que ceux qui entrent à l'université aujourd'hui appartiennent à la génération qui devra faire face à un avenir dont nous ne pouvons même pas imaginer les défis... Pouvons-nous prétendre que ce que nous leur proposons répond, même vaguement, à cette situation ? Pouvons-nous aussi prétendre que nous méritons la confiance que les gens ont encore dans le rôle que nous, qui travaillons à l'université, et ceux que nous formons, pouvons jouer dans cet avenir ? Il est entendu que nos modes de vie devront changer, et cela implique certainement un changement dans la manière dont nous nous rapportons à notre environnement, social et écologique. Pouvons-nous prétendre qu'un tel changement n'implique pas aussi un changement dans les façons dont notre savoir académique se rapporte à son environnement\footnote{en version originale: ``I feel ashamed before those young people entering university with the hope of getting a better understanding of the world we live in. We know that those who enter university today belong to the generation that will have to face a future the challenges of which we just cannot imagine… Can we claim that what we are proposing them meets, or even vaguely meets, this situation? Can we also claim that we deserve the trust people still have in the role we, who are working at the university, and those we train, can play in this future? It is heard that our ways of life will have to change, and this certainly entails a change in the way we relate to our environment, social and ecological. Can we claim that such change does not also entail a change in the ways our academic knowledge relates to its environment?”}?” \cite{stengers2016another} \end{quote} Selon les expériences faits dans le cadre de cette recherche-création cela implique bien plus que repenser la manière dont les avancées scientifiques sont employés par les industries ou revendiqués par l'art. Ce que Stengers propose c'est de renouveler le rapport que les chercheurs ont à leur propre travail, leurs fondements éthiques et la dimension politique de leur ambitions. Bien que ces conclusions, ponctués par des observations et études scientifiques, ne font pas office d'une critique je tiens à exprimer ma solidarité quant à ces initiatives qui déconstruisant le cadre officiel, pour proposer un regard critique sur nos actions et leur portée. J'ose imaginer une IA pour les humains qui réfute toute idée d'une CA éthique tant que les questions du vivant ne sont pas au cœur de ce projet, loin du déterminisme technologique et ses aléas politiques. Je conclus ces notes avec une citation de Michel Bibtol pour qui: \begin{quote} ``Déléguer de la conscience aux machines, signifie faire de la conscience une propriété objective, une propriété physique. Chercher cela parce que nous autres, membres tard-venus d’une civilisation occidentale qui déclare avoir vaincu ses origines mythiques, pensons vivre dans un monde fait uniquement d’objets physiques. À partir de là, tout ce qui paraît non physique ne peut être qu’une propriété ou un sous-produit de quelque objet physique. Mais au nom de quoi pense-t-on cela ? Au nom d’une hypostase tacite des objets de la connaissance scientifique et de la manipulation technologique.” \cite{bitbol2018cp} \end{quote}