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\chapter*{Introduction Générale}
\addcontentsline{toc}{chapter}{Introduction Générale}
\markboth{Introduction Générale}{Introduction Générale}
\textit{Il paraît que ça passe par le corps, mais par un corps qui aurait tout juste commencé à sindividuer, et qui nen finirait pas dindividuer en lui quoi, au juste ? des lieux, ou des foyers de sensibilité, des êtres : à force dêtre nommé de tant de façons, ça finit par exister.}
C. Bottiglieri
\section{Parcours et contexte}
Au croisement entre danse et robotique, ce projet de recherche-création interroge et construit des formes performatives en lien avec des notions émergentes comme la \gls{conscience artificielle} (CA). À travers lexpressivité du corps organique du performeur et les principes de cognition incarnée (c'est à dire \gls{embodied cognition}) transposées au corps mécanique des robots, je cherche à confronter le réel aux limites de la perception. Le résultat s'approche dun exercice d'écriture plurielle hybride où lhomme sappuie sur la machine pour mieux se connaître et mieux anticiper ses projections dans cette relation. Plus concrètement, cette thèse intitulée - ``Danser avec les robots: le corps performatif et la \textit{conscience artificielle}” traite des interactions homme-robot dans des contextes artistiques.\smallskip
Pendant deux ans, j'ai été doctorante invitée au Laboratoire dinformatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (LIRMM). Jy ai eu loccasion danalyser les possibilités dinteraction artistique dun robot humanoïde HRP-4 ainsi qu'un bras industriel Franka. Ayant la création expérimentale comme activité de recherche, mon projet est centré autour d'un travail pluridisciplinaire qui consiste à imaginer différentes possibilités dinteraction physique avec des robots. Dans une démarche scientifique, je cherche à théoriser cette pratique de danse avec des machines, en posant les bases dun langage chorégraphique inédit influencé par des pratiques somatiques et par ce que la littérature appelle \textit{la pensée du corps} ou l' \gls{intelligence du mouvement}. Cette démarche est proche des écrits et dexpérimentations des artistes tel Anna Halprin, Deborah Hay ou Jonathan Burrows, parmi autres.
Mon postulat part de ce que le chercheur et analyste en danse Hubert Godard a identifié comme \textit{des mythologies du corps en mouvement}. En espérant identifier leur contrepoids technologique dans les robots du LIRMM, j'ai suivi de loin et de près les roboticiens pour essayer de comprendre leurs artefacts:
\begin{quote}
``Chaque individu, chaque groupe social, dans une résonance avec son environnement, crée et subit ses mythologies du corps en mouvement, qui façonnent ensuite les grilles fluctuantes, conscientes ou non conscientes, en tout cas actives, de la perception. La danse est le lieu par excellence qui donne à voir les tourbillons où saffrontent ces forces de lévolution culturelle, qui tend à produire et en même temps à contrôler ou même à censurer les nouvelles attitudes de lexpression de soi et de limpression de lautrui.”
\end{quote}
Cette thèse en danse et robotique confirme mon parcours pluridisciplinaire à la rencontre des arts et de la science. Titulaire dune diplôme en ingénierie de systèmes à lÉcole Polytechnique de Timisoara et dun master en phénoménologie de la religion à lUniversité de lOuest Timisoara en Roumanie, je suis arrivée en France pour poursuivre des études en art, notamment un master professionnel ``Mise en scène et dramaturgie” à luniversité Paris Nanterre. En parallèle avec mes études, jai intégré des ateliers et stages de professionnalisation avec Mathieu Bauer, Ricci Forte, Silvia Costa, Odin Teatret, le Théâtre du Soleil ainsi que des résidences de création autour du numérique, en participant à latelier ``La Scène numérique”, mené par Robert Faguy aux Laboratoires Lantiss de luniversité de Laval à Québec. Lors de ce séjour au Canada, nous avons travaillé sur les nouvelles formes performatives et lusage de la technologie dans le spectacle vivant. Cela ma permis dimaginer ce projet de recherche-création orienté autour des robots et leur impact sur scène. Après ma formation en mise en scène, jai travaillé comme assistante de Heiner Goebbels pour son \textit{Anthology of Sounds and Spaces} à Bogota, ainsi quinterprète et assistante à la mise en scène pour Michel Cerda pour son spectacle \textit{La Source des Saints} en tournée en France entre 2018 et 2020. Jai également posé les bases de la compagnie Desiderate, imaginée comme laboratoire dexpérimentation artistique.
Nayant pas eu une formation conventionnelle en danse, mon approche sinspire de techniques et disciplines variées ainsi que des rencontres faites tout au long de projets artistiques. Pour construire des séquences de mouvement, je mappuie sur les mouvements naturels du corps et de son vécu, proche de ce que des autres praticiens ont défini comme \textit{éducation somatique}, \textit{pensée du corps} et \textit{intelligence sensorielle}. Loin des critères esthétisants, mon objectif est de chercher des mouvements inspirés par le vécu du corps, identifier lendroit et le moment où son ressenti et son autonomie engendrent de la créativité pour performer sur une scène. Depuis 2014, je me forme à la danse à travers des stages de Gaga avec Ohad Naharin et \textit{Batscheva Dance Company}, buto avec Atsoushi Takenouchi, des techniques \textit{ViewPoints}, \textit{Body Mind Centering}, \textit{Feldenkrais} et autres. Dans le cadre de ce doctorat jai eu loccasion dintégrer plusieurs sessions de travail dans le studio de danse de la chorégraphe française Mathilde Monnier. Pendant ces résidences - définies comme des laboratoires et des sessions dexpérimentation autour du corps, je cherche à développer ma présence, mon ancrage, ma spontanéité et réactivité. Ayant un intérêt particulier pour les expériences phénoménologiques et inspirée par la psychanalyse jungienne, je m'inspire de ces concepts pour concevoir des projets performatifs arts et science dont la démarche se situe entre la dramaturgie du corps et les nouveaux médias.
La compagnie Desiderate
Lidée de travailler avec les robots et interroger leur potentiel créatif est une prolongation des envies de recherche et dexpérimentation avec la technologie, au sein de la compagnie Desiderate dont je suis la directrice artistique. Créé en 2015, cela représente un lieu de rencontres pluridisciplinaires, un rassemblement dartistes œuvrant dans différentes disciplines - la danse, le théâtre, les arts numériques, la musique. Depuis 2017, la compagnie a été accueillie en résidence au sein du centre culturel Anis Gras - le Lieu de lautre, à Arcueil pour le projet jeune création \textit{Les sept Princesses} de M. Maeterlinck et le projet danse et nouvelles technologies \textit{En attendant que la vie passe…}. Je suis également artiste résidente au DOC! dans Paris 19éme où jai participé à la création des projets performatifs \textit{Ne pas penser quau fond de moi cest Hiroshima} et \textit{Jai décidé de plus me laver} en tant que membre fondatrice du collectif C.B.F.
\subsection{Résidences dessai et laboratoires dexpérimentation}
Résultat des laboratoires dexpérimentation et de création des formes hybrides qui interrogent notre expérience du réel, le dernier projet de la compagnie - \textit{En attendant que la vie passe…} (2019) a été diffusé lors de la saison croisée France-Roumanie, organisée par lInstitut Culturel Français. Ce spectacle prend comme point de départ \textit{La Métamorphose} de Franz Kafka où un employé en burn-out vit avec ses parents et sa sœur, sans trouver une issue à ses malheurs. Un matin il se réveille avec lapparence dun insecte, dans limpossibilité physique daller au travail. Son patron vient le chercher à la maison. Impuissants et perdus face à cette situation, les membres de sa famille lenferment dans sa chambre, puis le négligent jusquà sa disparition. A travers les corps, les gestes et la danse, les spectateurs sont plongés dans un univers dystopique marqué par labsurdité de travailler dans une société où tout fonctionne autour de la rentabilité et où les compromis étouffent lenvie de vivre. En contrepoint, le sentiment dautodérision et le rire apparaissent comme une réponse légitime à des questions existentielles sans réponse. Par lusage des nouvelles technologies, nous avons cherché à actualiser lécriture de Kafka à lère du numérique rapprochant la figure de linsecte à celle de drone. Lorsque des androïdes et robots humanoïdes satisferont nos fantasmes dimmortalité, nos corps seront remplacés par des dispositifs robotisés, drones, prothèses bioniques etc. Dans ce contexte, il nous semble important de confronter le corps à ses propres limites, à lépuisement.\vfill
Le laboratoire de robotique et microélectronique de Montpellier (LIRMM)
En mars 2021, je suis arrivée au Laboratoire dinformatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier, pour étudier les robots humanoïdes sous lencadrement du professeur Abderrahmane Kheddar de léquipe Interactive Digital Humans (IDH). Initié dans les années 2000, le Humanoid Robotics Project (HRP) est un projet de développement des robots conçus pour collaborer avec les humains, parrainé par le ministère japonais de lÉconomie, du commerce et de lindustrie, dirigé par Kawada Industries et soutenu par lInstitut national des sciences et technologies industrielles avancées (AIST) et Kawasaki Heavy Industries. Aboutissement dune décennie de recherche et développement, le HRP-4 est aujourd'hui lun des humanoïdes les plus avancés dans sa gamme, connu pour effectuer des mouvements remarquablement naturels. Cependant le niveau de programmation de ce type de robot est très complexe. Le faire bouger nécessite des connaissances préalables en langage C++ ou Python et Linux, ensuite la maîtrise de interfaces comme ROS, MCRTC et GitHub.
Co-évolution, Co-création et improvisation Homme-Machine (CECCI-H2M)
Le projet CECCI-H2M est un projet interdisciplinaire et international conçu sous la forme dune coopération scientifique et artistique. Il entend explorer des modes de transcription artistique des concepts tels que la co-évolution comportementale, la co-création et limprovisation chorégraphique autour du thème de la dépendance/co-dépendance entre des humains et des entités artificielles (robot ou système virtuel évolutif). Il interroge la manière de mettre en place des relations de symbiose entre plusieurs systèmes en interaction, afin quils puissent cohabiter ensemble. Jai travaillé en tant quingénieur détudes de ce projet, pour une durée totale de 10 mois entre février 2021 et octobre 2022. Ma mission a été dinterroger la manière de représenter une relation de co-création sur scène, à travers une performance entre un danseur, un Robot HRP (Humanoid Robotics Project) et un Ecosystème Virtuel Evolutif (EVE) qui les entoure.\hfill
La \textit{conscience artificielle} ou comment un robot peut-devenir \textit{sauvage} ?
Le robot en tant quobjet scénique est à la fois un élément contraignant de notre recherche-création, à la fois il suscite de nombreux fantasmes et projections. Nous avons tous interagit dune forme ou une autre avec une machine intelligente dans nos vies privées, cela na pas empêché notre curiosité se déployer encore plus et simaginer ce quil pourrait se passer le jour où un robot complètement autonome se présentera devant nous. Au moins sur scène, lieu dexpérimentation de toute possibilité, nous essayons de comprendre dans quelle mesure son corps a un potentiel performatif et qu'est ce que ce sera la manifestation d'une forme de \gls{conscience artificielle}. Dans ma quête vers lautonomie des systèmes artificiels, la notion du \textit{sauvage} a été évoquée en marge dune construction de consensus dinteraction Homme-Robot. Cette notion désigne le fait quun robot doté dautonomie pourrait être non apprivoisée sur scène, et que le performeur y verrait une perte de contrôle pour arriver à un compromis cognitif, tel un terrain dentente, entre sa créativité, son intuition et les ``réactions” du robot.
Par mon rôle de chercheuse, j'ai pu imaginer des interactions improvisées avec des robots, solliciter dans mon corps autant que dans le leur, des possibilités de convergence et dexpression artistique. Mon moyen dexpression a été la danse, vue comme écriture corporelle et langage non-verbal mais aussi comme \textit{état de présence}. Ainsi pendant deux ans, jai eu lopportunité d'observer de loin et de près les robots chez eux, dans les halles de travail du LIRMM. J'ai appris petit à petit les configurer et les programmer pour leur permettre de sexprimer par le mouvement. Lors de cet apprentissage, j'ai du à mon tour \textit{dé-programmer mes projections vis-à-vis d'eux}. Pour cela, j'ai fait de l'ordre dans mes envies et reconsidéré mes objectifs plusieurs fois, afin de comprendre comment laisser émerger une éventuelle entente au niveau sensoriel entre humain et machines.
\subsection{Champs de recherche}projections
Dans les expériences de réalité augmentée, ainsi que dans les états de conscience altérée, nous expérimentons le réel dune façon inouïe. Cependant aujourdhui il nous est difficile de définir le concept de \textit{réel} dune seule et unique façon. Selon les théories psychanalytiques ce concept soppose à la réalité et échappe à limaginaire. Pour Lacan: \begin{quote}``le réel, cest ce qui est strictement impensable.(...)Le réel a un statut particulier, du fait que lon ne latteint pas. Le réel est inaccessible.” \end{quote}
\textbf{Le coté irréel de la conscience}\hfill
La conscience de soi, étudiée plus largement à partir des recherches en phénoménologie de Martin Heidegger, est un terme difficile à saisir ou interpréter. De plus, traduire cette expérience de la conscience, à la réalité physique de la machine reste difficilement atteignable pour la plupart des scientifiques. Lors de projets en neurosciences et robotique, plusieurs aspects de létat conscient: lautonomie motrice, lattention, la mémoire, limagination ont été étudiés et modélisés dans des programmes informatiques, pour générer des systèmes type \textit{conscience artificielle} ou CA. Malgré cela, la communauté scientifique est loin de disposer des robots capables dauto-analyser, planifier et improviser leur comportement dans une situation dinteraction avec un humain.
Développer une CA dans un robot signifie donc concevoir un programme capable dinteragir avec le monde extérieur et avec lhumain pour que le robot puisse se construire des représentations dexpériences sensibles, voire subjectives, identifiées par les neurosciences cognitives comme \gls{qualia}.
Pour des chercheurs dans ce domaine, une CA doit pouvoir avoir la capacité déprouver le concept \textit{Dasein} de Heidegger, ou tout simplement prouver du fait dêtre au monde, d'une manière subjective. Le chercheur Tom Ziemke, spécialiste dans la recherche de formes incarnées de conscience ou \gls{embodied cognition}, parle de la possibilité d'une \gls{intelligence artificielle générale} ou IAG incarnée dans des dispositifs techniques, grâce à la biologie synthétique. Selon lui, un programme qui assure une relation entre le robot et son environnement via des capteurs et actionneurs, représente une forme dIA incarnée. Son travail, inspiré par F.J. Varela, lie lintelligence à létat d\gls{autopoiesis} comme façon dorganiser le vivant. Ziemke se demande si la conscience est essentiellement liée au domaine du vivant, ou si tout système autonome autoréférentiel est capable dune forme de conscience.
Actuellement, les interactions multimodales au travers des gestes, mimiques, paroles ou le toucher sont les formes dinteraction naturelle homme-machine les plus abouties. Lappui central pour cette forme de contact reste lextérieur de la machine, ou son corps doté de plusieurs stimuli. Pour le chercheur Bruno Latour le corps humain est défini par sa relation avec lextérieur. Son propos vise à démystifier le dualisme corps-intellect. Ainsi il parle de lapprentissage de lintellect (et de la conscience) à travers les sens. Pour illustrer ces propos, il utilise la métaphore de léducation des sens olfactifs. De façon similaire, Guy Hoffman- codirecteur du IDC Media Invention Lab, travaille depuis quelques années sur lexpressivité des robots. Pour cela il a intégré des principes de design graphique et de limprovisation théâtrale afin de rendre ses robots plus humains par leurs mouvements et leurs gestes.
Parallèlement, des artistes utilisent la technologie pour provoquer des expériences sensorielles et convoquer le réel sur leur plateau. Dans le spectacle \textit{Sans Objet}(2009) par exemple, le chorégraphe Aurélien Bory voit la futilité de ces dispositifs technologiques:
\begin{quote}``En dehors de tout but, de toute fonction, la danse entre le corps de lhomme et celui de la machine donne lieu à un théâtre mécanique sur le terrain du sensible, entre la fragilité de lhumain et la puissance du bras métallique articulé. Placé au centre, au milieu dun vide, complètement sorti de son contexte industriel, le robot devient inutile. Et dans sa fonction perdue ne nous rappellerait-il pas la nature de lart: être absolument sans objet ?”
\end{quote}
Plus précisément, les performeurs dansent avec et à côté du bras industriel pour trouver leur place. Ils communiquent leur sensibilité par des mouvements alors qu'à coté le robot nest pas mis en scène, il est sur scène avec eux. Cela permet au spectateur de composer sa propre histoire et de donner une nouvelle signification à lexpérience vécue, pour ainsi interroger le réel de cette rencontre.
\textbf{Le corps performatif à la lisière de pratiques somatiques et développements technologiques}
Le corps humain en tant que sujet se retrouve à la lisère de plusieurs disciplines et paradigmes de notre société. Beaucoup de personnes font de la chirurgie plastique pour correspondre à des normes de beauté irréelles, dautres pensent capacité augmentée et biohacking. Dans la quête du sens à lère de lAnthropocène, le corps semble une coquille vide en attente de connexion avec dautres objets connectés. Cependant la danse comme forme dexpression artistique est une pratique qui na pas beaucoup changé avec le temps. De nombreuses façons de danser liées à des formes expressives archaïques tels les rituels se sont recyclés en formes performatives artistiques. En cela la danse apparaît comme un geste qui résiste à lhistoire de notre civilisation et aux tendances du moment, les surpassant.
Pour comprendre ce qu'un corps performatif peut signifier pour les machines, nous nous rapportons dabord au corps du danseur humain. Nous analysons la place que ce corps a eu dans lhistoire récente de la danse. Cela vise la danse comme discipline qui s'inspire des pratiques somatiques, avec des ``danseurs libérés” des conventions de forme lors des expérimentations postmodernes dans les années 70. À la suite de cela s'inscrit la pratique du ``danseur piéton” dans les performances du début de 21e siècle:
\begin{quote}
``Ainsi, les danseurs piétons incarnent une distance critique avec la norme du corps dansant, mais aussi de nouvelles poétiques du geste ; non entraînés, ils sont plus ``naturels ”, leur geste est supposé plus authentique ou plus spontané. Plus encore, ``non danseurs ”, ils appartiennent mieux au corps social, ils sont ``plus dans le monde ” que les danseurs normaux, plus imprégnés de la culture commune, et à ce titre ``représentatifs ” de nous-mêmes, leur public. La présence des corps piétons sur nos scènes serait donc par nature doublement subversive, sopposant dune part à des normes esthétiques du corps dansant et des œuvres chorégraphiques ; et dautre part, à lordre social qui prétend séparer les artistes des gens ordinaires, contribuant à transformer le monde en apportant les savoirs et lexpérience artistique à ceux que nos sociétés en priveraient. On aura compris que ces ``corps piétons ” ne sont pas piétons par eux-mêmes, mais en tant que contraste avec le corps normal du danseur : sans la référence à celui-ci, peut-être seraient-ils tout simplement invisibles.”\cite{ginot2014penser}
\end{quote}
Nous rappelons les observations de la chercheuse Isabelle Ginot concernant lopposition entre un danseur piéton et un danseur virtuose - dont les mouvements revendiquent l'appartenance à un certain courant esthétique. Cela fait partie de ce qu'elle définit comme `fiction à double mythe ” : le mythe dun ``corps naïf”, en marge de toute convention esthétique, en contradiction avec celui dun ``danseur marqué par le stigmate de sa virtuosité”. Notre recherche identifie les robots comme potentiels candidats à la catégorie de danseurs piétons. En occupant la scène contemporaine avec leurs identités polymorphes et leurs contraintes technologiques, nous essayons de comprendre comment ils peuvent prétendre à un tel statut.
\section{Problématiques}
Nous partons du postulat que linteraction sensori-motrice dun système peut déterminer son degré dintelligence et que le corps humain a un rôle important dans la constitution de lidentité et la conscience de soi. Les études réalisées dans le cadre de cette thèse sont inspirées par des hypothèses scientifiques en neuroscience et robotique. Ma démarche est d'analyser les limites des ces interactions sur scène et leur impact sur des concepts tels que la CA (\gls{conscience artificielle}) et le corps performatif.
Si les robots nont pas encore manifesté une intention réelle pour faire de lart, les artistes les amènent sur scène pour raconter une histoire ou adresser des problématiques de société depuis plus de soixante-dix ans. Leur motivation et volonté de travailler avec des machines part dun phénomène dactualité, pour préconiser des spéculations sur un avenir plus ou moins proche. Cependant la réception de ces œuvres a lieu indépendamment des propos des artistes, selon la sensibilité du spectateur, les injonctions de la société vis-à-vis des robots en général mais aussi selon les contraintes que ce type de démarche implique (puisqu'il s'agit d'une production artistique à la place d'un projet scientifique).
En vue de cela, notre but est de comprendre le lien entre la \gls{conscience} et le corps et leurs correspondants technologiques, dans un contexte artistique. Si lobjectif dune CA est dimiter le cerveau humain, faire danser des robots sur un plateau nous permet de vérifier comment à travers la danse, une machine imite un comportement humain. Du point de vue du performeur il est intéressant de découvrir si la machine est capable dexpériences perceptives propres qui font émerger des nouvelles formes dexpressivité dans sa propre danse. Nous pourrions peut-être supposer que pour un robot, le fait de manifester sa sensibilité au monde revient au fait dêtre sur un plateau.
Confronter lintelligence du corps de performeur au fonctionnement complexe d'un robot pour trouver, à travers des mouvements, une intelligence symbiotique entre les deux, ouvre de nouvelles formes de collaboration homme-machine. La danse et les pratiques somatiques nous semblent alors des contextes appropriés pour interroger cette possibilité, sans attendre une réponse rationnelle, mais plutôt instinctive. Dans ce contexte, comment lintelligence propre à la machine peut-elle être saisie par lhumain? Comment lhomme et la machine pourraient-ils se retrouver sur un terrain autre que celui de la pensée rationnelle ?
\textit{Ça ne peut pas sexpliquer, il faut le vivre pour le comprendre.}
Les praticiens déducation somatique peuvent répondre, au moins partiellement, à cette question. Dans sa thèse, lanthropologue Jeremy Damian explicite son initiation à des pratiques somatiques en tant que danseur amateur. Au-delà de ses réserves quant aux dérives sectaires de ce type de pratique, il analyse les ``pour” et les ``contre” des théories sur le savoir empirique du corps, dans un contexte artistique. Ainsi Damian intègre un collectif artistique pour récréer un spectacle de danse à partir de la méthode Body Mind Centering. Avant dadopter complètement ces méthodes, il sinterroge sur la spécificité de la production des savoirs du champ somatique et leur légitimité en tant que science. Il sappuie sur les observations des autres chercheurs, tels Isabelle Ginot, pour illustrer la tendance de la parole somatique à faire de la spéculation scientifique:
\begin{quote}
``Détachés de leur contexte dincorporation (\gls{embodiment}) les discours somatiques […] courent chargés des poids dinnombrables idéologies : le naturel (voire lanimal), le transcendant (voire le religieux), la différence biologique des sexes, les hiérarchies culturelles (...)Rarement, montre Isabelle Ginot, il est fait appel aux sciences pour introduire du doute ou situer les pratiques somatiques dans des controverses scientifiques. Plus encore, poursuit-elle, bien que lon espère de lui, le discours scientifique sera demblée confronté aux récits fondateurs de ceux qui sont à la base de ces pratiques et dont on hésite à les appeler des ``inventeurs ”, des ``découvreurs ”, des ``créateurs ” ou des ``expérimentateurs ”: `` La perspective ultime du récit somatique, son point de fuite, cest toujours un récit somatique antérieur, dont le point dorigine indépassable serait lhistoire personnelle (la biographie ou autobiographie) du fondateur.”
\end{quote}
Dans son article ``Que faisons nous et à quoi ça sert”, Ginot est cependant moins radicale, reconnaissant la difficulté de sa double posture (en tant que philosophe et praticienne dune méthode somatique) lorsquil faut justifier la appartenance scientifique à un autre domaine:
\begin{quote}
``Lorsquil sagit dintroduire ces pratiques dans un contexte institutionnel, notamment médico-social, cette difficulté est encore redoublée : non seulement la description de la pratique semble toujours insatisfaisante, non seulement elle arrive dans un contexte qui na aucune culture de pratiques corporelles comparables, mais encore elle doit être médiatisée par les professionnels, chargés de la retraduire auprès des usagers. Ce problème de ``communication”, selon le jargon interne à linstitution, nest pas le seul : la double question ``Que faites-vous, et à quoi ça sert ?” devient plus problématique encore lorsquelle est posée par les experts, ou sur le ton de lexpertise (notamment par les professionnels à qui de telles pratiques ont parfois été imposées, et qui ne les accueillent pas toujours très volontiers).”
\end{quote}
Bien comprendre les nuances qui transforment les principes des pratiques somatiques en formes dart ou en science, implique savoir où et à qui sadresser pour mieux cibler son argumentaire. Pour Ginot, définir une méthode somatique comme une pratique holistique qui peut tout guérir, risque de discréditer la démarche scientifique des autres disciplines, alors que rentrer dans la logique spécialisée des professionnels de différents domaines, fragmente les objectifs de la pratique en la rendant adaptable à plusieurs enjeux et donc à aucun.
\section{Objectifs et enjeux de cette recherche-création}
Ce projet cherche à établir des synergies entre certaines hypothèses de recherche sur la mise en place d'une CA et son impact sur la danse et le mouvement, lors des interactions robot-performer. Il vise une amélioration des capacités cognitives et interactives des robots en analysant linfluence de la créativité sur la perception humaine. Du point de vue de la danse et de la mise en scène, le travail se concentre sur la simulation et le contrôle des fonctions motrices en programmant dabord des robots virtuels, puis réels. Mon objectif est d'analyser et adapter leur mouvement au comportement du performeur et l'inverse. Ce dialogue entre corps organiques et corps synthétiques aboutissant à de nouvelles formes de compositions et dinteractions scéniques, nous conduira à examiner en quoi et jusquoù les critères de lesthétique (pour lart) et de la technique (pour la robotique) peuvent être transgressés.
Mon parcours professionnel est pluridisciplinaire: jai travaillé en tant quingénieur de systèmes, ayant obtenu en parallèle un master de phénoménologie et un master professionnel de mise en scène. Par le biais de mon activité artistique, je mintéresse à la danse et plus spécifiquement au geste spontané à travers différentes techniques dexpression corporelle. Dans le cadre du dispositif Idefi CréaTIC, jai eu loccasion dapprofondir les méthodologies danalyse des mouvements de gestes avec des capteurs, lors du séminaire La scène numérique au Laboratoire Lantiss de lUniversité Laval de Québec. Mon expérience dingénieur pour une multinationale française et mes connaissances en programmation Java Plateforme Eclipse et C++, mont permis de comprendre les outils et les interfaces utilisés dans le laboratoire de robotique où jai effectué mes recherches. Grâce à des capteurs type PerceptionNeuron et XSens j'ai danalyser la cinématique des mouvements humains pour mieux préparer mes expérimentations. Outre mon activité de création des spectacles, jai mis en place des partenariats pour des démonstrations déquipement de la robotique industrielle, en participant à des événements autour de lIntelligence Artificielle. Cest ainsi que les enjeux sociétaux de la robotique sont devenus une source dinspiration pour mes expérimentations artistiques. Mes projets de danse partent dune recherche sur des gestes quotidiens, afin de raconter comment le corps est éprouvé par la technologie dont limpact pourrait ``robotiser” nos modes de fonctionnement.
Pour aller plus loin, ma démarche questionne lendroit où la danse inspirée par des pratiques somatiques et génératrice de gestes spontanés est un outil pour comprendre et saisir le réel de la technologie, dune façon sensible. Dans le cadre de cette thèse, les éléments de mon parcours facilitent des expérimentations sensorielles artificielles en lien avec la proprioception. Plus particulièrement, un de mes objectifs est de voir comment la façon de représenter le corps performatif est traitée dans la robotique - par exemple en capturant des gestes spontanés avec laide des capteurs et en les implémentant dans des robots. Un enjeux plus complexe à mettre en place est celui de programmer des robots qui improvisent en direct leurs mouvements en interaction avec un performeur.
Couramment les algorithmes de \gls{machine learning} apprennent ce que définit leur base de données. Il y a toujours un écart entre ce que les algorithmes apprennent à reconnaître sur demande et le comportement autonome que nous imaginons pour eux. Pour entraîner son programme de ML, il faut classifier et ordonner des données, laccompagner dans le processus dapprentissage et interpréter ses résultats. Cependant le principe dapprentissage non-supervisé incite les programmes à apprendre tout seuls, sans la supervision humaine. Reste à voir si dans les prochaines années un robot sera capable de développer des initiatives particulières, indépendamment de ses concepteurs. Dans son livre ``En attendant les robots”, le chercheur Antonio Casilli fait remarquer que dans un programme qui traite des données aléatoires pour trouver des solutions à des problèmes, les résultats sont surprenants quand il sagit du caractère spontané de prédiction fait par celles-ci. Cela donne évidemment place à des réflexions éthiques. Pour le physicien et philosophe Alexei Grinbaum, les éventuelles dérives autour de lIA peuvent être anticipées avec laide de l'hasard:
\begin{quote}
``les projections anthropomorphiques sont inévitables, parce que la machine imite lhomme et quelle apprend à partir des données que celui-ci produit. Elle est donc soumise aux biais et aux erreurs que ces données contiennent. (...) Faire du hasard une valeur, cest permettre à la machine de se soustraire à cette posture morale et au jugement qui laccompagne.\cite{grinbaum2019robots}
\end{quote}
\section{Méthodologie}
La question de la méthodologie de la recherche-création est largement étudiée par Louis-Claude Paquin, professeur titulaire à l'École des médias, Faculté de communication Université du Québec à Montréal. Par \textit{recherche-création} Paquin entend faire de la recherche par la création:
\begin{quote}
``Penser un enroulement de la recherche sur la création et réciproquement de la création sur la recherche permettrait de subsumer la tension épistémologique entre la continuité phénoménale de ces deux activités et leur discontinuité évènementielle. Les deux activités se croisent, se touchent, voire shybrident, se convoquent lune lautre sans se confondre en une même indistincte entité. Toutefois, les deux activités mises en situation de voisinage entrent dans une organisation ambiguë où on ne sait plus si cest la recherche qui permet la création ou la création qui permet la recherche.”
\cite{paquin2015dialogue}
\end{quote}
Selon son analyse, la méthode par laquelle je m'appréhende à finir cette thèse est une recherche informative qui intègre la création dans son processus. Cela vise une dimension incarnée des actions afin de relier et mener en même temps action et réflexion. Cependant il souligne le caractère cyclique de cette démarche, passant plusieurs fois par des étapes de planification, action, observation et réflexion. Ainsi les problèmes de recherche, ses objectifs et les méthodes émergent du processus lui-même. En suivant sa classification, j'ai trouve ma démarche proche du paradigme postmoderne de l'\textit{auto-ethnographie} comme ``méthode dinvestigation centré sur lexpérience personnelle”\cite{paquin2015dialogue}. En suivant une narration subjective en tant que chercheuse, mon objectif est de décloisonner et dé-hiérarchiser les points de vue concernant la danse avec les robots et leur possible \textit{inter-corporéité}.
Comprendre les caractéristiques d'une recherche-création implique également habiter la complexité de processus impliqués dedans. Les auteurs de\cite{manning2022pensee} partagent leurs observations au sein du laboratoire SenseLab dirigé par Erin Manning à Montréal à partir de 2004. Leur projet conçoit la recherche-création comme une valorisation du processus de création dans son autonomie. Pour Manning et Massumi le mot composé \textit{recherche et création} est représenté par:
\begin{quote}
``le trait dunion dune pensée qui se meut, le trait qui rejoint la recherche et la création, est autant lintervalle qui amène la coïncidence de la force et la forme que le rappel que ce qui se meut habite toujours un entre-deux.”
\cite{manning2022pensee}
\end{quote}
L'engagement dans une recherche-création implique adopter une pratique sans résultats-prédéterminés, ni livrables. Bien que la récupération de ce processus par le néoliberialisme\cite{yves2012gestes} contraint les institutions à faire le contraire, les projets qui visent la recherche-création font souvent l'expérience d'une résistance anticapitaliste. La littérature de spécialité essaie de comprendre les enjeux institutionnels dans la recherche-création, pour mieux définir sa pertinence, sans basculer dans une improvisation indéterminée. Ainsi les besoins d'innovation s'orientent vers l'invention des nouvelles techniques de relation, et sur les conditions favorables pour l'émergence des nouvelles modes de faire.
Tout travail de recherche-création sinscrit dans un parcours de croisement de disciplines et de pratiques. Pour ce qui concerne cette thèse, les disciplines sont issues de plusieurs sous-domaines. Que cela soit le cas de la danse inspirée par des pratiques somatiques - elles-mêmes originaires de rapprochements entre plusieurs domaines comme la kinésiologie, la biomécanique et lergothérapie- ou bien de la robotique - influencée par des disciplines comme linformatique, lélectronique ou la mécanique - nos démarches sappuient sur des études en neurosciences, philosophie, arts et robotique. Le terrain de nos expérimentations varie entre des laboratoires et halles de robotique, des studios de danse et des lieux qui accueillent des dispositifs performatifs.
Pour faire dialoguer arts et science, nous avons mis en place une double méthodologie nécessitant une adaptation continuelle à des principes et de savoir-faire propres à chaque discipline. Des termes ou concepts appartenant à un domaine ont nécessité un travail dexplication quant à sa signification dans lautre. Pour témoigner de cette difficulté, prenons par exemple, le mot ``mouvement” au cœur de nos expériences pratiques. Ce mot a une signification très précise en robotique. Le mouvement dun robot implique un déplacement dans lespace, alors que pour la danse cela peut se traduire par des expérimentations perceptibles en étant immobile, à lintérieur de son corps lors des explorations somatiques.
Notre processus de travail collaboratif artistique implique un ajustement constant a des envies, curiosités et contraintes technologiques. En contrepoids le travail avec des ingénieurs est formel et nécessite des précisions concrètes. Pour définir nos hypothèses de recherche nous avons cherché à correspondre tant aux postulats de la robotique (avoir des caractéristiques mesurables et quantifiables dans une logique dimplémentation scientifique), quaux envies et intuitions artistiques qui visent un renouvellement de formes dans la danse à lère du numérique.
Ainsi nous sommes rapprochées de l'\gls{intelligence du mouvement} comme expérience du mouvement au-delà de la compréhension intellectuelle pour inventer des fictions sensori-motrices avec les robots. Plusieurs scénarios dinteraction ont été analysés et discutés avec léquipe de prof. Kheddar, Interactive Digital Humans. Face à la pensée cartésienne de lingénieur, lartiste peine à justifier son ressenti, son intuition.\textbf{La créativité serait-elle un calcul mathématique, facilement paramétrable?}
Paquin utilise le terme bricolage pour parler du caractère expérimental de cette démarche.
\begin{quote}
Le terme bricolage a une double acception, celle de processus et de résultat de ce
processus. En tant que processus, il est caractérisé par des allers-retours mettant en
interaction les particularités du terrain, les concepts et les théories identifiés lors de
la revue de littérature, la question de recherche et les différentes méthodologies.
Lenjeu est de se dégager et de conserver une marge de manœuvre suffisante pour
combiner les méthodologies et lajustement de chacune de leurs composantes aux
spécificités de lobjet et du terrain.
\end{quote}
\begin{quote}
En recherche-création, la situation est différente en raison de la dimension
constructiviste du faire œuvre et de la nature heuristique de la démarche, qui consiste
en un va-et-vient continuel entre lexploration, qui mobilise une pensée
expérientielle, subjective et sensible relevant de limaginaire, et la compréhension,
qui mobilise une pensée conceptuelle et objectivante relevant de la rationalité.
Comme il sagit de concevoir et de réaliser une création et, en plus, détudier un
phénomène lié à cette création (soit la thématique traitée, un de ses aspects, la
pratique dans laquelle elle sinsère, etc.), aux questions précédentes sajoutent des
questions relatives à la création proprement dite, dont la partie conception a été
traitée dans lénoncé dintention : quelle est lamorce de lœuvre? Quels sont les
symboles? Quelle est la forme et quelle est la matérialisation? Et enfin des questions
sur le faire proprement dit selon le type dœuvre ou de pratique envisagées : Quelles
modalités de réalisation? Quelles techniques utiliser? Quels traitements effectuer?
Quelle esthétique adopter ?
\cite{paquin2014methodologie}
\end{quote}
\textbf{Le journal de bord- outil transversal et archive}
Les problématiques et hypothèses se heurtent aux aléas de la pluridisciplinarité. En raison de contraintes ou incompréhensions des approches, le processus de travail lors de ce projet de thèse implique une temporalité non linéaire. Un journal de bord rythme les aller-retour et hésitations de ma démarche.
Ces aller-retours entre expériences et observations donnent suite à des nouvelles initiatives et questionnements. La difficulté de notre processus est dimposer à cela une dynamique propre aux projets de création. Dans ce type de fonctionnement collectif, la complémentarité des acteurs est fondamentale. Chaque membre doit être au clair avec sa propre identité professionnelle et son champ de compétences pour mieux recueillir et partager des informations qui enrichissent les échanges. Une décision suite aux contraintes dun domaine, nest pas forcément pertinente pour lautre.
Similaire au ressenti des artistes-chercheurs en éducation somatique, jai dû faire le chemin inverse du repli sur soi pour mieux comprendre mes motivations. Des mots intraduisibles pour justifier la nécessité de mettre en scène des robots, tels des pantins sur des fils invisibles. Ces pantins je les ai côtoyés de près, chez eux, dans leur laboratoire. Je me suis habituée à leur présence, à leur façon dêtre manipulés et mis en veille lorsque létude scientifique prend fin. Le plus difficile à été de trouver le chemin du langage qui va écourter lécart dincompréhension avec les ingénieurs, pour les ramener sur scène. Que deviendront-ils là-bas et comment cette expérience sera vécue à lintérieur de mon propre corps? Dans la pratique somatique des micro-changements opèrent pendant et après lexpérience. Le témoignage de Carla Bottigliari dans son article ``Les trames du fond : fabriques et usages des imaginaires somatiques” décrit très bien ce processus. La transformation ressentie dans le corps du danseur pourrait correspondre à la transformation de lartefact en partenaire de plateau, seulement si celui-ci pouvait sexprimer et décider de son gré:
\begin{quote}
``Quelque chose, peut-être, resterait de lexpérience, dans un coin de la mémoire corporelle : une émotion, une densité chromatique différente dans lespace ambiant, une fraîcheur ou une torpeur, un questionnement ou une stupéfaction, une sensation davoir une colonne, davoir des pieds ou au contraire, de ne les avoir guère, de nêtre que sol et espace. Et encore, peut-être, limpression dun visage défait, dun dévisagement, dun sourire depuis los, comme lon dirait du sourire du chat du Cheshire, ou dun regard qui revient de très loin tes yeux sont revenus/ dun pays arbitraire , dintervalles plus longs entre les sons, comme si le lointain nen finissait plus de sétaler. Un monde. Le même, mais pas tout à fait”.
\end{quote}
Ce moment difficilement traduisible résultat dune expérience somatique, correspond à une concentration de la perception à un niveau périphérique, tout en étant le contraire dune \textit{concentration} à proprement parler. Cela pourrait se rapprocher comme vécu, de ce que nous identifions comme présence attentionnelle diffuse. En danse cela se produit au niveau de la proprioception, sans que cela signifie que le danseur ``se voit danser”. Au contraire, le danseur est immergé dans son expérience sensorielle de la danse, tout en gardant une attention périphérique à son environnement.
Nos formes de production se déclinent, selon le contexte, en journées détude, transmission de connaissances théoriques sous la forme des articles ou des cours et sorties de résidence. Lors des derniers trois années nous avons organisé une journée détude et trois sorties de résidence au Centre des Arts dEnghien-les-Bains dans le cadre du projet CECCI-H2M, un séminaire de recherche autour du concept de lâcher-prise et lintelligence sensorielle avec le collectif Open Source à Anis Gras en janvier 2023, deux ateliers de recherche corporelle avec les élèves du cours de danse du Lycée Notre Dame de la Merci à Montpellier en novembre et décembre 2022, un cours sur la perception et lesthétique du mouvement pour les élèves de master de lÉcole des mines ParisTech à Paris en octobre 2021 et deux études de terrain dont un au Laboratoire de Robotique et Micro-électronique de Montpellier en mars 2023.
Ces expérimentations ont été accompagnées par trois hypothèses de recherche que nous allons détailler dans les prochaines pages.
\section{Hypothèses de recherche}
\textbf{H1}\textit{Quel type dintelligence sensorielle pouvons-nous transmettre aux robots dans des contextes artistiques? L'\gls{intelligence du mouvement} est-elle une capacité qui rend les robots plus adaptatifs et réceptifs lors des improvisations avec les humains?}
L\gls{intelligence sensorielle} est un concept apparu lors des pratiques somatiques de fin de 19e siècle qui commence à intéresser les chercheurs des domaines comme la psychologie et les neurosciences. Similaire au débat entre lIA numérique et lIA symbolique, pour une partie des neuroscientifiques, les processus mentaux sont des processus de computation et de représentation dans le cerveau, vu comme un ordinateur. Pour dautres limportance du corps sensoriel est déterminante et ils cherchent à mettre en avant un lien entre la perception, nos capacités cognitives et notre corps. Dans la robotique, pour définir lintelligence, il est parfois question de mimétisme et de compréhension des systèmes biologiques qui sadaptent. Ainsi des roboticiens imaginent des bio-robots qui explorent leur environnement dune façon autonome, sans le recours au calcul informatique. Lidée que le corps et ses interactions avec lenvironnement contribuent au développement dune cognition intégrée, plus large, est suffisamment séduisante pour que des chercheurs et des artistes imaginent ses applications dans le mode réel. Ces dernières années, plusieurs laboratoires prestigieux de robotique ont mis en place des études scientifiques pour comprendre ce type dintelligence. Cependant le terrain dexploration est vaste et des artistes sexpriment également sur le sujet(citations).
Les robots sont omniprésents dans les sociétés technologiques. Au Japon ils font partie intégrante du quotidien des personnes (citations). En Europe, leur utilité prime dabord, les rendant indispensables dans la plupart des industries. Ils suscitent néanmoins beaucoup de curiosité lorsquils sont présents à des événements tels des salons de robotique. En France, de plus de plus des festivals dédiés aux arts numériques (comme la Biennale NEMO, Les Bains Numériques, l'Electropixel parmi autres) présentent des œuvres interactives et des performances avec des robots.
Le caractère innovant de notre démarche réside dans le fait dappliquer des principes dintelligence sensorielle à des interactions avec les robots. Tester lincidence des facteurs comme lattention, la synchronie et la précision des mouvements imités pour témoigner des états de présence et de réception dans des contextes de collaboration artistique est peu étudié par la communauté scientifique actuellement.
Au-delà des expériences esthétiques et intentions artistiques, les danses inspirées par des pratiques somatiques invitent les chercheurs en neuroscience et robotique à penser différemment le corps. Lors des expérimentations dimprovisation en danse, lhumain réagit de façon spontanée, laissant sexprimer les émotions à travers des mouvements. Des chorégraphes telles Anna Halprin et Deborah Hay ont longuement étudié ce type de mouvements, leur impact sur lintention artistique du chorégraphe ainsi que leur capacité de témoigner dun état de présence ``autre”, dans le sens plus réceptif à son environnement, plus précis et conscient de ses actes. Pareilles aux systèmes dintelligence distribuée, les danses somatiques laissent parler le corps et les émotions à travers les sens. La façon dont ces sens interagissent avec lenvironnement permet au corps dêtre plus présent et précis dans ses interactions. Les paradigmes liés à lintelligence sensorielle nous poussent à penser différemment la relation entre corps et esprit, avant de la léguer aux robots. Des nouveaux concepts tels que \gls{schéma corporel} ou \gls{embodied cognition} complexifient notre savoir et la mécanique de nos intentions. Cela nous permet daffiner notre capacité dauto-réflexion, dinterroger notre savoir empirique direct, en utilisant la danse comme objet détude.
Dans notre recherche-création nous souhaitons évaluer le rôle de la conscience de mouvement - définie ici comme kinesthésie en lien avec la proprioception et lintéroception - en interaction de danse avec des robots. Notre intention est de savoir si une connaissance approximative de ce type, gouvernée par des lois sensorielles éloignées de calculs mentaux conscients, trouve un fonctionnement analogue dans un organisme artificiel et dans quelle mesure cela le rend plus réceptif à des interactions avec des humains. Dans notre contexte artistique, nous considérons ce type dintelligence sensorielle en parallèle avec des notions telles le lâcher-prise et la capacité dimprovisation des humains. Ainsi la proprioception nous permet de cartographier notre environnement sans aucun calcul mental préalable, tandis que lintéroception où nos sens sont aiguillés, moins parasités par les processus mentaux en arrière-plan, clarifient la perception que nous avons de nous-mêmes et notre organisation interne, nous rendant plus disponibles à des interactions avec notre environnement.
Nous nous interrogeons à notre tour sur le type de conscience corporelle que nous pouvons déléguer aux robots lors des improvisations en danse. En espérant que ce type de réflexion suscitera un intérêt de la part de la communauté scientifique, nous mettons en place des sessions dexpérimentation avec différents dispositifs automatisés, pour comprendre leur impact sur les mouvements spontanés et la façon dont le corps humain réagit en situation dimprovisation avec un tel dispositif. Ainsi modéliser des états inspirés par l'\gls{intelligence du mouvement} pour les transmettre aux robots nous aidera à mieux comprendre si la danse avec les robots est influencée par les caractéristiques des robots telles que la taille ou la forme, le rythme et la nature des mouvements. De façon connexe, cela pourra donner suite à des études plus complexes sur lintelligence sensorielle humaine et son équivalent artificiel.
\textbf{H2}\textit{Est-ce que linteraction avec les robots engendre des états créatifs?
Est-ce que leur corps est performatif? Les émotions sont-elles un concept clé pour le développement de la performativité?}
Un des objectifs de cette thèse est dinvestiguer les facteurs qui déclenchent la créativité en état dimprovisation avec des robots. Nous partons du postulat que létat de créativité est influencé par des processus émotionnels et que leur modélisation dans des systèmes autonomes type robots nécessite un travail préalable de mise en situation, similaire à la mise en scène.
La présence des robots sur un plateau de théâtre suscite beaucoup de curiosité parmi les spectateurs. Les émotions que les acteurs ou performeurs éprouvent sont peu partagées par leurs compagnons artificiels. Dans nos expérimentations, nous nous interrogeons sur les possibilités dexpression des robots, pour comprendre comment la créativité peut émerger dans des situations dinteraction entre humains et non-humains.
Depuis quelques décennies, les interactions multimodales des robots ont beaucoup été étudiées par la communauté scientifique (citer). Cependant, à ce jour les robots sont peu capables dutiliser leurs six sens simultanément comme les humains le font. Ainsi leur capacité dinteragir et simuler des émotions est une modélisation réduite des processus de cognition et de perception humaine. Lors de nos expérimentations nous nous demandons si en situation dinteraction avec un partenaire non-humain, lartiste réagit différemment par rapport à un partenaire humain. Nous questionnons la présence de dispositifs robotisés hors de leur contexte scientifique (que cela soit social, académique ou industriel) pour évaluer leur potentiel esthétique sur scène. Du point de vue de la réception de ce type dœuvre artistique, nous nous intéresserons à leffet de ces formes sur la perception du spectateur: quest ce quil a retenu du type dinteraction quil a vu, quels sont les éléments déclencheurs et auxquels niveau ils opèrent.
Les danses influencées par des pratiques somatiques considèrent le vécu du corps et les émotions comme des concepts clé pour le développement de la performativité. En tant que danseuse, jaimerais comprendre comment provoquer des états ``autres” définis par des mouvements spontanés/involontaires lors de limprovisation avec un robot humanoïde ou industriel. En confrontant le spectateur à ce type dexpérience, je cherche à produire une coupure dans la linéarité de son vécu pour y associer plusieurs clés dinterprétation.
Lors de sessions dimprovisation, je me demande comment définir la créativité dans ce type dinteraction. Peut-être que le robot, vu comme partenaire et pas comme outil, a influencé mon inspiration plus quun partenaire humain laurait fait. Il y a probablement plusieurs critères à tenir en compte pour définir le cadre de notre interaction et son effet réel, au-delà de mon expérience immédiate sur scène.
Tout dabord je minterroge sur lapparence de celui-ci - si humanoïde ou non, ainsi que sa taille et façon de se déplacer. Lors de mon séjour au LIRMM jai eu lopportunité dimproviser avec le robot humanoïde HRP-4 et le bras industriel Franka Panda. Lors de ces ``tentatives” de danse en laboratoire avec chacun dentre eux, jai pu constater dans quelle mesure ces facteurs ont un impact sur ma créativité et disponibilité dimprovisation. Lorsque le robot Panda a effectué des mouvements différents de celles propres à ma morphologie, mon imagination sest prêtée à un jeu de dépersonnalisation. Jai pu mimaginer une autre physicalité à mon tour, avec des gestes méconnus qui résonnaient plus avec ce que la machine devant moi éprouvait, quavec ce que je sentais. Lors dune autre session de travail avec une petite animata\footnote{voir l'explication relative au terme du dictionnaire \gls{dispositif animatronique}.} en carton, jai pu réduire aussi la perception de mon propre corps pour ressentir des sensations nouvelles et midentifier à ce que lanimata devant moi me proposait dexplorer.
Mes observations traitent également de la différence entre une présence virtuelle et une présence physique des robots. Lorsque jai effectué les mêmes séquences de mouvement avec les avatars virtuels des robots, quelque chose de lordre dune image en mouvement sest figé, ouvrant un espace de rêverie et de liberté de proposition. En échange, la présence physique des robots sest imposée en moi comme un corps autre- quelque chose détrange et dinconnu que jai voulu dabord connaître avant de pouvoir danser avec.
Les différentes incorporations mont aussi fait comprendre dans quelle mesure lanthropomorphisme joue un rôle important dans la projection des narrations entre les deux partenaires: humain et non-humain. En effet, leur façon de bouger similaire à la mienne ma permis dempathiser plus vite. Ainsi nous avons mis en place des études qui questionnent comment lanthropomorphisme encourage une fluidité dans linteraction homme-robot et par quoi est facilité un processus créatif, une fois quil est mis en place.
\textbf{H3}\textit{Comment serait-il possible de définir et mesurer un état de \gls{conscience} dans les artefacts ? Existe-t-il un état sauvage propre aux robots?}
Les artistes dialoguent avec des machines sur scène pour créer une expérience perceptive et sensorielle pour eux et pour les spectateurs. Pour certains chercheurs (citation), lintelligence humaine dépend du corps et du mouvement et la capacité de retour sensori-motrice dun système peut déterminer son degré dintelligence. En se proposant de mettre en place des études similaires sur scène, cette thèse analyse plusieurs formes dinteraction artistique avec les robots. Notre intention est de vérifier comment le robot imite le comportement humain et comment, à travers des contraintes mécaniques et des erreurs de hardware, il simule des expériences perceptives propres. À leur tour, ces expériences font émerger des nouvelles formes dexpressivité dans son partenaire humain. Nous estimons que ces formes dexpressivité, concernant les robots-mêmes, permettent à lhumain didentifier dans leur comportement quelque chose proche dun état sauvage, difficile à anticiper ou à décrypter.
Pareil aux spécialistes en éthologie qui observent le fonctionnement des animaux sauvages, nous nous interrogeons sur la façon dont lintelligence propre à la machine est saisie par lhumain. Lobjectif de ces analyses est de comprendre jusquoù lhumain sadapte aux robots, en testant des séquences de mouvement conçues pour mettre à lépreuve lautonomie des systèmes interactifs intelligents. En effet, nous aimerions également comprendre comment utiliser laléatoire de ce type de comportement pour générer du spectaculaire sur le plateau. Une de nos perspectives, est dimplémenter des mouvements réflexes dans des robots humanoïdes et dimproviser avec - suivant des principes déducation somatique en lien avec l'\gls{intelligence du mouvement} - pour ensuite analyser limpact de cette interaction sur lexpressivité artistique des performeurs humains. Au sens plus large, nous aimerions comprendre en quoi les \gls{mouvements réflexes} et les \gls{mouvements spontanés} influencent notre perception et notre état conscient lorsque nous dansons. Ces observations appuient lhypothèse que notre expressivité corporelle se transforme par des états de lâcher prise et constitueront des bases pour un vocabulaire scénique inédit, construit sur mesure.