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\part{Faire danser les robots - une approche pluridisciplinaire}
\begin{quote}
``Il y a les mouvements, les imprévus, les découvertes, les astuces et les pièges qui représentent
chaque danse. Ces actions se déroulent dans un domaine expérientiel. Ensuite, il y a une sous-structure, un exercice proche d'une méditation, appliqué sans interruption tout au long de la
danse. Cette sous-structure est un ensemble de conditions qui existent dans l'imaginaire de chaque danseur. Le plus elle est pratiquée, le plus elle unifie la séquence et linterprétation du matériel de danse. Sans cette sous-structure, il n'y a pas de danse\footnote{en original:``There are the movements, occurrences, tasks, tricks, and traps that constitute each dance. These actions take place in the experiential realm. Then there is a substructure, an exercise not unlike a meditation, that is applied uninterruptedly throughout a dance. The substructure is a set of conditions that exists in the imaginative realm. It unifies, through practice, the sequence and performance of the dance material. Without the substructure there is no dance.”}.”
\cite{hay2000my}
\end{quote}
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_blind_robot}
\caption{Captation de la performance Blind Robot de Louis Philippe Demers. Source photo: AI \& SOCIETY journal, no.2, 2021.}
\label{fig:abderblindrobot}
\end{figure}
\chapter*{Introduction}
\addcontentsline{toc}{chapter}{Introduction}
Cette première partie explique les concepts théoriques des trois disciplines dont je me
suis appuyée pour tester le potentiel scénique des robots: la danse - avec les
pratiques somatiques, la robotique et les sciences cognitives.
Le premier chapitre intitulé \textit{Pratiques somatiques et quête de lintelligence sensorielle}
est une introduction aux pratiques somatiques que jai pu expérimenter depuis 2013, dont \textit{le shaking}
intégré comme outil de recherche-création dans ma pratique de danse. Il présente aussi des chorégraphes qui minspirent et des systèmes de notation, pour revendiquer une identité plurielle dans mon approche de la danse.
Le deuxième chapitre intitulé \textit{Conscience du corps dans la robotique} liste le contexte historique et les dernières tendances dans létude de la conscience, avec un focus sur lapproche cognitiviste. Il met en parallèle des principes de robotique et de cognition incarnée.
Le troisième chapitre \textit{Corps performatifs en robotique} présente différentes manières dappréhender le corps sur scène, ainsi que des défis dans les approches chorégraphiques contemporaines. Cela est confronté avec un état dart dœuvres dinteraction robotique afin d'identifier des potentiels défis concernant la danse avec les robots.
\chapter{Pratiques somatiques et quête de lintelligence sensorielle}
Je commence ce chapitre par une contextualisation des pratiques somatiques, en retraçant de loin leur histoire en lien avec la danse. Mon analyse commence au début du 20é siècle, avec des précurseurs de ce que nous connaissons aujourd'hui comme de l'\gls{éducation somatique} et de l'\gls{intelligence sensorielle}. La plupart des termes que j'emploie sont définis dans le glossaire à la fin du manuscrit. Cependant, je précise dès le début de notre enquête, le contexte par lequel je désigne l'intelligence sensorielle et les pratiques somatiques comme notions clés de ce travail en recherche-création. D'abord l'intelligence sensorielle représente notre capacité d'affiner notre perception. Elle est notre faculté de sentir, de comprendre et dorganiser les informations sensorielles provenant de notre corps et de notre environnement. Ensuite les pratiques somatiques regroupent plusieurs approches corporelles dont l'objectif est la réappropriation de son corps en mouvement afin de mieux comprendre son propre mode de fonctionnement et créer de nouvelles possibilités dexpression. Ces approches sont d'abord expérientielles, basées sur une expérience subjective de chacun, en contrepoids des connaissances empiriques observées chez les autres.
Dans son livre \textit{The Thinking Body} (1937) l'américaine Mabel Todd (1907-1977) pose les bases dune pédagogie corporelle qui intègre des principes de la physique, de la mécanique et de lanatomie humaine. En prenant appui sur les travaux scientifiques de son époque, Todd souligne l'importance de l'équilibre des forces du mouvement pour privilégier une économie de l'effort. Elle note également le fonctionnement autonome du corps humain, en faisant référence à la proprioception et à l'équilibre postural, aux émotions et à une forme de ``conscience kinesthésique” ou \gls{intelligence du mouvement} (qu'elle décrit en relation avec les muscles que la rétine engage pour approximer des distances). En réfléchissant à la structure anatomique humaine, à la disposition des os, des nerfs et des muscles, elle cherche à déterminer un lien entre leur forme et leur fonction, sorte de ``loi d'un développement organique”. Son approche est révolutionnaire pour son époque, puisqu'elle relie des principes mécaniques et biologiques avec les lois de la physique. Intuitivement elle désigne la forme comme résultat de la fonction, par exemple en expliquant la structure du squelette en lien avec les forces de la gravité. Sa méthodologie est fondée sur des procédures de visualisation des images mentales, en amont de toute exécution du mouvement. Son objectif est dintervenir sur les mécanismes inconscients qui régissent la motricité, en travaillant sur la représentation la plus précise du mouvement pendant que celui-ci est accompli:
\begin{quote}
``Limagination libère de la puissance. Lorsquon apprend consciemment à se servir dimages motivantes pour conditionner les réactions motrices adéquates, il faut connaître précisément trois choses : où cela se passe, dans quelle direction et selon quel désir. Quand les conditions sont réunies, le mouvement peut avoir lieu. ``Ça bouge”, alors, exactement comme ``il neige”, ``il pleut” ou ``il grêle”. Les muscles obéissant instantanément à la pensée, laction adaptée survient.”
\cite{todd2012corps}
\end{quote}
Je précise déjà que cette notion de représentation va accompagner aussi des observations en lien avec les sciences cognitives dans le deuxieme chapitre de ce manuscrit, et plus tard en lien avec les contextes artistiques comme les spectacles avec des robots.
Toujours sur les muscles, en lien avec ses observations sur la forme, elle identifie le mouvement comme sensation globale analogue à la fonction des muscles. Pour expliquer la compréhension quelle a de cette partie du corps, elle note l'inexistence d'une expérience phénoménale de nos muscles. En général, nous sommes conscients d'une sensation globale de mouvement, sans comprendre individuellement comment chaque muscle active une partie de notre squelette. Le sens de la perception, que je vais traiter dans les prochaines pages, viendra compléter cette appréhension que nous avons de notre propre corps et sa motricité. Néanmoins son fonctionnement est autonome, indépendamment de notre concentration et attention sur une partie du corps.
A lépoque où Todd écrivait son livre, les médecins pensaient que les muscles étaient commandés instantanément par la pensée. Les dernières découvertes en neurosciences\cite{schmidt2018motor} confirment que la plupart des opérations impliquées dans le contrôle des mouvements corporels, comme la plupart des stimuli qui initient un mouvement réflexe en particulier, sont de nature inconsciente. Doù vient alors cette pensée et comment des sens comme la proprioception sont en charge, autant des sensations de nos organes, que des fonctions régulatrices en lien avec les muscles. Par exemple, lorsque nous nous penchons en avant, nous faisons presque instantanément un mouvement en arrière afin de préserver notre équilibre.
Comment comprendre cette vitesse avec laquelle opère notre corps pendant quil utilise des mouvements anticipateurs? Tout cela sans que notre pensée le détermine. Que dire alors des processus dapprentissage comme celui de la conduite auto ou dun nouveau type de danse?
Notre corps apprends des nouveaux mouvements et aptitudes, cela étant un processus organique constitutif de notre existence. À part des chercheurs en biologie et médecine, la plupart dentre nous ne sommes pas capables didentifier linstance de notre cerveau qui soccupe de ce type dapprentissage ou auto-réglage, ni ressentir le moment précis quand cela se produit. Je rejoins Todd pour qui une nouvelle capacité motrice devient automatique une fois apprise et exécutée un nombre suffisamment des fois. Il est intéressant de remarquer que cela n'est pas (encore) possible chez les robots, malgré le nombre illimité d'itérations dont ils sont capables.
Presque un siècle après les observations de Todd, le neurophysiologiste Alain Berthoz décrit la perception comme une action simulée, bien plus qu'une interprétation des messages sensoriels:
\begin{quote}
``elle est contrainte par laction, elle est simulation interne de laction, elle est jugement et prise de décision, elle est anticipation des conséquences de laction.”\cite{berthoz1997sens}
\end{quote}
Toujours pour Berthoz, les modèles internes de la réalité physique ne sont pas seulement des opérateurs mathématiques abstraits mais des vrais neurones avec des propriétés en lien avec le monde physique. Analyser le mouvement du point de vue neurologique nous permet de mieux comprendre notre spécificité et les processus physiologiques ayant lieu à lintérieur de nous:
\begin{quote}
``Lanalyse du mouvement permet donc de découvrir les solutions trouvées au cours de lévolution pour anticiper les conséquences de laction et simplifier le contrôle des gestes.”\cite{berthoz1997sens}
\end{quote}
Plus cette connaissance du corps humain sélargit grâce à des disciplines comme les neurosciences, plus cest compliqué dadapter ces principes à des nouvelles technologies. Par exemple en robotique le problème de degrés de liberté (c'est à dire le nombre darticulations dont un corps organique dispose) reste un défi pour les ingénieurs en mécatronique. Pour Berthoz, les centaines de degrés de liberté qui caractérisent lorganisation anatomique et dynamique du squelette de la plupart des animaux et de lhomme, rendent possible le contrôle du mouvement grâce aux mécaniques dorganisation géométriques du squelette. Ces mécanismes se sont développés au cours de lévolution, adaptant constamment le nombre de degrés de liberté que le cerveau doit contrôler. Comme le chercheur le souligne, les roboticiens rencontrent de vrais défis mécaniques lors qu'ils tentent de réaliser des machines de la complexité d'un moindre insecte. Bien qu'il y ait eu des progrès dans les algorithmes utilisés ces dernières années\cite{bouyarmane2018quadratic}, la capacité de calcul des ordinateurs est vite saturée\cite{berthoz1997sens}, une fois que le nombre de dégrées de liberté augmente.
Berthoz va plus loin quant à la complexité des systèmes vivants et à lintégration de ces principes dans des systèmes technologiques, en faisant référence au terme de \textit{synérgie}, du grec ``syn” (ensemble) et ``ergos” (travail) pour définir la manière dont le système nerveux s'organise pour exécuter des \gls{mouvements naturels}:
\begin{quote}
``le système nerveux ne peut contrôler tous les degrés de liberté, lévolution a sélectionné un répertoire de mouvements simples ou complexes, que nous pouvons appeler ``mouvements naturels”, et qui impliquent des groupes de muscles et de membres travaillant (ergos) ensemble (syn). Nous avons dailleurs mentionné plus haut les contraintes quexerce le squelette sur le nombre de mouvements possibles à chaque articulation. Ce répertoire nest dailleurs pas très large. Il suffit de contempler une danseuse pour constater lextraordinaire pauvreté du répertoire moteur dont elle dispose.”
\end{quote}
Pour le chercheur français, la richesse d'une danse réside dans les quelques éléments du répertoire et les permutations entre le temps, l'espace et les différents partenaires face à ces éléments. Il me semble pertinent dappliquer ce processus de synergie à des exercices de recherche-création, dans ma façon de travailler une chorégraphie. En limitant les mouvements naturels par exemple, je peux mieux me concentrer sur les variations qu'il peut y avoir entre ceux-ci est les autres éléments scéniques. D'ailleurs ces mouvements naturels ont leur propre définition, dans notre contexte. Par mouvements naturels jentends des mouvements qui procurent une sensation daccomplissement artistique, des gestes à caractère esthétisant - donnés à voir. En contrepoids, j'utilise le terme \gls{mouvements spontanés} pour définir des gestes réflexes ou des mouvements à caractère spontané qui surgissent lors des improvisations et des exercices somatiques. Cela m'aide à mieux comprendre les défis de langage entre les différentes disciplines dont je m'inspire.
Les critiques et philosophes spécialistes en danse ont longuement analysé lémergence du geste dansé, selon le contexte socio-culturel et lépoque dont il se réclame. En ce qui concerne la danse contemporaine, la pratique de limprovisation, vue comme geste libre et libérée du dogmatisme de la technique du danseur, a suscité une révolution longuement attendue. Comme le remarque Anne Boissiére dans son livre \textit{Approche philosophique du geste dansé}\cite{boissiere2020approche}, ce geste semble sinventer par lui-même dans l'intention de se produire sans objectif immédiat ou point de départ. Un geste qui na pas besoin des explications pour s'auto-suffire:
\begin{quote}
La question de limprovisation apparaît centrale pour penser le geste dansé, dans la mesure où celui-ci, dans sa liberté, semble ne plus devoir emprunter à un quelconque modèle mais procéder de soi, dans une impulsion et un dynamisme internes affranchis de tout point dappui, de toute extériorité. Limprovisation nest plus une variation sur des schémas préexistants, elle a une valeur constituante. Elle tisse une forme en acte à laquelle rien ne préexiste, une forme sinventant à partir delle-même, dans une sorte de point zéro ou de commencement absolu qui lui donne son évidence et sa pureté.
\end{quote}
Cette question d'improvisation, proche d'une démarche expérimentale du mouvement est aussi ce qui a permis l'émergence d'une sous-discipline au croisement entre esthétique, perception, physiologie et mécanique corporelle. Selon Jeremy Damian\cite{damian2014interiorites}, les pratiques somatiques sont nées en 1976, lorsque Thomas Hanna (1928 1990) fonde la revue \textit{Somatics Magazine - Journal of the Bodily Arts and Sciences} dont la thématique soriente autour des études sur le corps expérientiel et ses expériences personnelles - (c'est à dire the study of the body through the personnel experiential perspective). Pour lui, les recherches sur le corps sont souvent limitées à un débat entre une interprétation dinspiration phénoménologique et une interprétation tirée de la sémiotique ou en d'autres termes \textit{le corps comme expérience versus le corps comme signe}.
Pour mieux appuyer cela, l'anthropologue Thomas J. Csordas établit une synthèse de ces deux approches. Il focalise son attention sur ce quil nomme les ``modes somatiques dattention” (\textit{somatic modes of attention}), définis comme des ``manières culturellement élaborées dêtre présent à et avec son corps (\textit{ways of attending to and with ones body)}. Csordas souligne également l'importance des environnements qui incluent la présence ``incorporée” des autres. L'originalité de son approche provient de l'attention qu'il porte à des retours sensoriels impliquant à la fois une personne, un corps et son environnement. Cela produit un ``milieu intersubjectif”, médié par une perspective somatique qui ouvre une autre ``image et idée du corps que celle que renvoie le miroir.” Nous remarquons toujours cette idée d'image de corps, cette fois dans un contexte social et anthropologique.
À son tour, la chercheuse en danse Violetta Salvatierra évoque dans sa thèse\cite{salvatierra2020atelier}, le contexte dapparition de l\gls{éducation somatique} en France:
\begin{quote}
``(...) appréhendé dans sa dimension holistique et systémique, et attaché au corps vécu à la première personne, le terme``soma”, dans la définition de Thomas Hanna, fait référence au ``corps perçu de l'intérieur” et ``la somatique” est définie comme ``l'art et la science des processus d'intéraction synergétique entre la conscience, le fonctionnement biologique et l'environnement”. Par la suite, d'autres théoricien·nes ont proposé d'autres termes et notions pour désigner le champ d'expériences mobilisé par ces pratiques, tels que la ``soma-esthétique”, proposé par le philosophe Richard Shusterman, dont les travaux dans le domaine se révèlent fort normatifs”.
\end{quote}
Dans une autre optique, une préoccupation actuelle rapproche les pratiques somatiques d'une certaine forme d'écologie. Ce point de vue est défendu par la chercheuse Laurence Jay, selon qui cela fait appel au contexte spécifique de chaque personne, pour encourager une forte affirmation de sa subjectivité. Dans une approche psycho-phénoménologique, le corps est identifié par des caractéristiques communes avec le domaine du vivant. Pour paraphraser Jay, la homéostasie de ce corps-sujet assure sa survie permanente:
\begin{quote}
``Il est pensé comme un tout. Il ne sagit pas dun amas de parties disjointes, mais dun système organisé de façon dynamique et en équilibre complexe, interdépendant dans chaque mouvement, chaque fonction, chaque échange dénergie et dinformation. Il ne sagit pas dune vision mécaniste qui sépare le haut et le bas, la matière et le processus, le soi et les autres, le soi et lenvironnement, la pensée et les émotions. Cest une pensée systémique, un point de vue corps-sujet-monde. Ce point de vue rejoint les théories écologiques et systémiques et permet dimaginer une écologie corporelle, en actes.”
\end{quote}
Des artistes visionnaires, puis des chercheurs en neurosciences, nous aident à mieux comprendre notre rapport au corps. En danse, l'improvisation interroge le mouvement dans sa potentialité artistique pour générer des nouvelles formes d'expressivité. À mon tour, je me concentre sur les mouvements spontanés pour comprendre leur impact sur une danse avec des robots. Ces mouvements sont issus d'un laboratoire dexpérimentations en lien avec des pratiques somatiques, bien que la définition exacte de cette somatique soit sujette à des débats selon la discipline où elle opère.
\section{Les multiples facettes des pratiques somatiques}
Pour mieux expliquer la dynamique qui opère entre la danse et les pratiques somatiques\cite{eddy2017mindful}, je m'interroge sur la façon dont ces techniques structurent la corporéité ainsi que l'expérience phénoménologique du cors et de ses sensations. Lorsquelles sont employées comme exercices d'échauffement et d'entraînement régulier, elles facilitent une nouvelle appréhension du corps et de son mouvement. Lorsquun danseur apprend une technique de danse, son corps est capable de reproduire les mouvements et de se mouvoir presque de façon automatique, selon les caractéristiques de cette technique. Lorsqu'il sapproprie une pratique somatique, le danseur na d'autre preuve à son appui que les traces de cette expérience à lintérieur de son propre corps. Ainsi lintériorité et l'expérience sensible du danseur sont cultivées grâce à l'\gls{expérience kinesthésique}:
\begin{quote}
``Si toute technique de danse est affaire dun programme systématique dinstructions, venant façonner le corps perçu à limage dun corps idéal, via la médiation dun corps démonstratif (Foster, 1992) ; si les injonctions à faire et à sentir, et corrélativement, les actions et les perceptions produites (Cazemajou, 2013), relatent implicitement un modèle déterminé de corporéité ; peut-on dire la même chose pour les somatiques?”
\end{quote}
Depuis 2013, lors des stages et des ateliers de danse partout en Europe, jai eu l'occasion de me former et d'acquérir des compétences orientées autour de ma propre intériorité. Bien que chaque expérience du corps et son vécu est difficilement traduisible et quantifiable, je tente d'évoquer ce que chacune de ces pratiques m'a appris. Pour mieux témoigner de cette démarche, je m'appuie sur les écrits du philosophe Bruno Latour (1947-2022) qui explicite dans son essai ``How to talk about the body” ce quil entend par le fait d'avoir un corps:
\begin{quote}
``
Avoir un corps, signifie apprendre à être affecté, cest-à-dire effectué, déplacé, mis en mouvement par dautres entités, humaines ou non-humaines. Si vous ne vous engagez pas dans cet apprentissage, vous risquez de devenir insensible, stupide, vous tombez mort. Doté dune telle définition pathologiquedu corps, personne nest obligé de définir une essence, une substance (ce quest le corps par nature), mais plutôt, à mon sens, de le considérer comme une interface qui devient de plus en plus descriptible, lorsqu'elle apprend à être affectée par de plus en plus d'éléments(...)En se concentrant sur le corps, on est immédiatement ou plutôt médiatement dirigé vers ce dont le corps a pris conscience
\footnote{en version originale:
``To have a body is to learn to be affected, meaning effectuated, moved, put into motion by other entities, humans or non-humans. If you are not engaged in this learning you become insensitive, dumb, you drop dead. Equipped with such a patho-logical definition of the body, one is not obliged to define an essence, a substance (what the body is by nature), but rather, I will argue, an interface that becomes more and more describable as it learns to be affected by more and more elements(...)By focusing
on the body, one is immediately or rather, mediately directed to what
the body has become aware of.}.”\cite{latour2004talk}
\end{quote}
Ainsi pour Latour il n'existe pas de hiérarchie entre corps et esprit. Plutôt, chaque corps opère une trajectoire dynamique par laquelle il apprend à connaitre et à interagir avec les autres éléments ou la matière dont est faite le monde. Plus précisément, pour le philosophe français, cela na aucun sens de définir le corps directement, mais plutôt de le rendre sensible aux autres éléments qui constituent le monde.
Pour revenir au terme de somatique et faire la distinction entre ses différentes approches, je fais également appel aux observations dIsabelle Ginot. Dans l'ouvrage collectif ``Penser les somatiques avec Feldenkrais” elle montre comment sont réunis sous le terme générique de \textit{somatiques}, une panoplie de pratiques dont les principes sont communs. Elle définit \textit{le sujet} par un ensemble de pensées, affects et émotions en lien avec le corps en lien avec ``un instrumentarium savant de techniques gestuelles, manuelles et tactiles”\cite{ginot2014penser}, dont l'attention se porte sur la proprioception. Ginot note comment ces techniques puisent à leur tour dans des croyances et des savoirs divers selon leur époque, pour inventer ``des imaginaires du corps et des gestes bien différents les uns des autres”\cite{ginot2014penser}. Plus loin dans ce livre, la chercheuse propose une classification selon les critères de lanalyste du mouvement Hubert Godard. Ses observations font la distinction entre les expériences collectives et les expériences individuelles. Lors d'une expérience collective le praticien propose des explorations sans illustrer le mouvement, afin que chacun puisse explorer sa propre sensibilité esthétique et contraintes physiologiques. Lors des séances individuelles, le praticien propose une exploration à partir du toucher, parfois guidant par la parole une prise de conscience du sujet. Celui-ci observe les effets du relâchement des blocages musculaires sur ses gestes, les variations de son propre poids selon les changements de posture. Il découvre grâce à des représentations internes, des parties auparavant méconnues de lui-même, appelés par Godard ``des zones organiques profondes”:
\begin{quote}
``Certaines travaillent à partir dune cartographie des tissus et de leurs caractéristiques biologiques — \gls{fascia}s, muscles, peau, os, viscères — et pensent le changement du geste et de la posture primordialement à partir des changements conduits dans ces tissus ; dautres, telle la méthode Feldenkrais qui nous intéressera ici, sappuient avant tout sur la construction des coordinations, soit la façon dont chacun de nous a appris (et peut réapprendre) à composer ses gestes dans lespace et le temps jusquà ce que ce répertoire de nouvelles habitudes gestuelles compose la texture même de sa vie, et garde la plasticité nécessaire pour des changements ultérieurs. Dautres encore privilégient le travail sur la perception… Elles se pratiquent en séances collectives ou individuelles, passent très souvent par un travail sur le toucher (un des nombreux tabous concernant le corps en Occident), se définissent soit comme ``éducatives” soit comme ``thérapeutiques”, ou encore les deux à la fois.” \cite{ginot2014penser}
\end{quote}
Lorsque jai découvert des pratiques somatiques en 2013, cette idée de s'approprier un vocabulaire et des définitions est restée une question ouverte. Lesquelles des écoles revendiquer, laquelle des techniques approfondir? En ce moment je m'appuie sur les observations concernant l'\gls{intelligence du mouvement} de Jay, proche de ce que je comprends par \gls{intelligence sensorielle}. Mais est-ce vocabulaire suffisant lorsque je tente d'expliquer des concepts propres à la robotique ?
\begin{quote}
``Lintelligence du mouvement habite le corps tout entier, pas seulement le cerveau. Le cerveau est informé et informe et lintelligence du mouvement dialogue avec la pensée. Nous avons appris à considérer notre corps comme une machine, à faire en sorte de le contrôler le plus efficacement possible, à le gérer comme un lieu dentrée sortie, à lespérer plus silencieux quexpressif, pour finalement somatiser lorsque notre corps exprime linexprimé.”\cite{jay2014pratiques}
\end{quote}
Concernant mes propres expériences kinesthésiques et le travail de ``prise de conscience” de mon corps, j'ai remarqué que cela est plus facilement traduisible en mots, lors des moments de lâcher-prise en improvisation. Les outils que jai retenus lors des sessions d'apprentissage que je vais détailler plus bas, servent principalement à affiner ma concentration et la facilité de mouvement. La plupart des méthodes que jai pu expérimenter visent l'utilisation dune quantité d'effort appropriée pour une activité particulière, libérant les tensions du corps pour avoir plus d'énergie à utiliser ailleurs. Bien que la communauté des pratiquants puisse parler des effets thérapeutiques de ces pratiques, j'aimerais clarifier cet aspect.
Pour moi et probablement pour des autres danseurs, il ne s'agit pas des traitements à proprement parler, mais plutôt d'une volonté de rééducation du corps en libérant des tensions, des blocages émotionnelles et la pensée.
\subsection{B.M.C}\label{sec:elements-basiques}
En me rapprochant des ces pratiques, j'ai découvert entre autres la méthode Body Mind Centering ou BMC lors de sessions d'entraînement physique au théâtre du Soleil. En 2014, j'ai été en stage à la Cartoucherie de Vincennes en tant quassistante décor pour le spectacle MacBeth. Avec d'autres stagiaires, nous nous réunissons le matin pour pratiquer des exercices déveil corporel. Parmi les participants, quelqu'un a mentionné cette pratique, puis a proposé un exercice et cela m'a bien intriguée. Mon cheminement a été ensuite plutôt autodidacte, en m'appuyant sur des matériaux et témoignages. Lors des cours de danse à Micadanses puis à la Ménagerie de Verre à Paris, j'ai souvent rencontré des danseurs plus ou moins familiers avec cette technique. Leur qualité de mouvement était souvent impressionnante. Plus tard j'ai eu l'occasion d'approfondir et de mieux me renseigner sur ces observations intuitives.
Le Body-Mind Centering a été créé à la fin des années 70 par Bonnie Bainbridge Cohen, danseuse, ergothérapeute et ancienne choréologue en \gls{notation Laban}. Son approche se focalise sur la perception individuelle, lors des études expérientielles de l'anatomie et de la physiologie du corps. Elle utilise des systèmes pour définir plusieurs niveaux d'exploration sensorielle. Cela donne suite à un mélange d'expérience cognitive de compréhension et expérience phénoménologique d'intégration des sensations du corps. Selon Bainbridge Cohen, un des objectifs de cette pratique est d'agrandir les dynamiques psycho-physiques de la perception. Plus important, le BMC est une étude expérientielle basée sur des techniques d'incarnation (c'est à dire \gls{embodiment}). Cela soulève des questions sur le développement en tant que processus de travail mais aussi comme devenir du corps:
\begin{quote}
``Le devenir du corps (c'est à dire son développement) nest pas un processus linéaire, mais se produit par vagues qui se chevauchent, chaque étape contenant des éléments de toutes les autres. Parce que chaque étape précédente sous-tend et soutient chaque étape successive, toute interruption ou échec à terminer une étape de développement peut entraîner des problèmes d'alignement/de mouvement, des déséquilibres au sein des systèmes corporels et des problèmes de perception, de séquençage, d'organisation, de mémoire, de créativité et communication\footnote{en version originale: ``Development is not a linear process but occurs in overlapping waves with each stage containing elements of all the others. Because each previous stage underlies and supports each successive stage, any skipping, interrupting, or failing to complete a stage of development can lead to alignment/ movement problems, imbalances within the body systems, and problems in perception, sequencing, organization, memory, creativity and communication.”}.”
\cite{bainbridge1993sensing}
\end{quote}
Ainsi le développement du mouvement est étudié à l'échelle de son développement ontogénétique (c'est à dire de l'embryon à l'adulte) et comme évolution progressive des espèces dans le règne animal (un exemple expliqué par cette pratique est la marche des amphibies - évoluée en marche bipède des mammifères).
BMC est aussi une pédagogie du corps orientée vers la recherche dun équilibre entre le système nerveux sympathique (responsable du contrôle d'un grand nombre d'activités automatiques de l'organisme, tel le rythme cardiaque ou la contraction des muscles lisses) et le système nerveux parasympathique (régule les fonctions corporelles qui ne sont pas sous le contrôle volontaire de l'individu). Ces deux systèmes ont un fonctionnement complémentaire, avec le système nerveux sympathique qui active le corps lors des situations de stress et le système nerveux parasympathique qui le ralentit pour créer des situations de détente. Ainsi cette pratique corporelle est utilisée non seulement dans la danse mais aussi dans de nombreux types de travail corporel en lien avec la gestion du stress comme la psychothérapie, le yoga ou la musicothérapie. À travers le mouvement et le toucher, les praticiens explorent des principes anatomiques et physiologiques multiples. Cela favorise une prise de conscience des divers systèmes du corps (cellules, tissus, organes, squelette, le système neuro-endocrinien) pour orienter une action basée sur la perception.
Parmi ces systèmes, sont mentionnés:
\begin{itemize}
\item Le système squelettique - structure de soutien qui répartit notre poids sur la terre, en lien avec la gravité.
\item Le système des organes est pour la communauté BMC plutôt connecté à nos émotions et à notre façon de les exprimer.
\item Le système endocrinien est vu comme métaphore de notre intuition et s'exprime dans nos moments forts tandis que le système de muscles exprime notre vitalité et notre puissance.
\item Le système nerveux à son tour est un support de la mémoire de nos expériences et perceptions. Lorsque le mental incorpore cette structure, il facilite l'apprentissage de nouvelles expériences basées sur lintuition et la créativité.
\end{itemize}
Pour les praticiens BMC, lorsqu'un système est sur-stimulé ou déséquilibré, il peut devenir source de blessures, de maladies ou de détresse émotionnelle et psychologique. Pour équilibrer cela, l'imaginaire biologique du BMC stimule la prise en conscience du fonctionnement du corps, au travers de sessions guidées. Cependant, comme le décrit lanthropologue Jeremy Damien dans sa thèse, lors de son expérience BMC en danse amateur avec le collectif \textit{Les Zélées}, les danseurs ont du mal à se représenter et entrer en relation avec certains systèmes. Pour illustrer, le système lymphatique est décrit en lien avec des attributs comme ``la clarté” et ``la finesse”. Cela induit parfois en erreur les danseurs, au point où Damien se demande si cela relève dune réalité physiologique du corps ou plutôt dune métaphore à intégrer de façon subjective. Il est important de noter encore une fois les possibles ambiguïtés apparues en lien avec des concepts pluridisciplinaires. La signification du mot ``lymphe” dans le domaine de la médecine nest pas la même lors dun atelier de danse. En tant quanthropologue, Damien rapproche la pré-supposée dimension thérapeutique de certaines pratiques, semblables à des rituels et formes dauto-suggestion collectives. Pour ma part, je suis sensible aux observations de Damien. Ces pratiques m'intéressent en tant qu'outils de recherche-création par leurs effets sur limagination des danseurs et leur capacité de produire des mouvements ``nouveaux”.
En guise d'explication, Bainbridge Cohen clarifie sa démarche:
\begin{quote}
``Lorsque nous parlons de sang, de lymphe ou de toute autre substance physique, nous ne parlons pas seulement de substances, mais aussi détats de conscience et de processus qui leur sont inhérents. Nous associons nos expériences à ces cartes, mais les cartes ne sont pas l'expérience\footnote{en version originale: When we are talking about blood or lymph or any physical substances, we are not only talking about substances but about states of consciousness and processes inherent within them. We are relating our experiences to these maps, but the maps are not the experience.”}.”
\end{quote}
La chercheuse en danse Carla Bottiglieri porte cette réflexion plus loin, en citant à son tour la philosophe et chorégraphe allemande Petra Sabisch\footnote{http://www.ausland.berlin/artist/petra-sabisch}. Pour celle-ci, le mouvement est une expression de lindétermination issue de la relation entre sensation et imagination:
\begin{quote}
``Sans cette inspiration spéculative dans le jeu co-immanent entre le fond kinesthésique et les procédures imaginatives de production de limage, il ny aurait pas de spécifications par rapport aux qualités du mouvement. La relation indéterminée entre sensation et imagination devient un rapport singulier : elle produit une différence dans la qualité du mouvement, sans pour autant épuiser la virtualité de leur relation.”\cite{bottiglieri2012soigner}
\end{quote}
Dans un article\cite{bainbridge1993sensing} qui a donné suite à son livre ``Sensing, feeling and acting” (2012), Bainbridge Cohen explique son intention de faciliter l'accès à ``une connaissance nouvelle en provenance de soi” afin de résoudre la dichotomie corps-esprit. Cela est structuré autour de trois concepts-clé quelle appelle l'\gls{alphabet de mouvement}:
\begin{itemize}
\item les réflexes primitifs en lien avec les \gls{mouvements spontanés} et leur relation avec les mouvements intégrés
\item les réactions de redressement par rapport à la gravité
\item les réponses d'équilibration pour garder notre centre de masse en équilibre et tenir début.
\end{itemize}
Plus tard, un quatrième concept intitulé \gls{Basic Neuro Cellular Patterns} (2018) synthétise ces derniers, en organisant une classification de modèles en lien avec le développement ontogénétique (du stade d'embryon jusqu'à l'age adulte de la même espèce) du mouvement.
Il faut également préciser quen BMC le terme ``somatique” est pensé en contrepoids de celui de ``psychique”, avec un fort intérêt pour les mouvements réflexes et la façon dont le système nerveux périphérique s'organise lorsque nous apprenons un mouvement. Pour ma part cette définition trouve écho dans celle que j'ai du mouvement spontané, décrit auparavant. Dans une série déchanges intitulée \textit{Dialogue\# 1 Reflexes and Expression}, la praticienne répond à des questions après une exploration en lien avec les mouvements réflexifs:
\begin{quote}
``Nancy: Lorsquun mouvement devient réflexif, diriez-vous que lexpérience passe du perçu au ressenti ?
Bonnie: Oui, ça passe dans le sang. Je sens que les réflexes ont beaucoup à voir avec le sang, avec les expressions émotionnelles\footnote{en version originale: ``Nancy: When a movement becomes reflexive, would you say that the experience goes from sensing to feeling? Bonnie: Yes, it gets into the blood. I feel the reflexes have a lot to do with the blood, with emotional expressions.”}
.”
\cite{bainbridge1993sensing}
\end{quote}
Selon BMC, la manière de bouger de chaque individu est influencée par la façon dont le mental se manifeste dans le corps lorsquil bouge. Lorsqu'il y a un ajustement perpétuel entre action et cognition, il y a également un alignement harmonieux entre différents systèmes. Comme précisé plus haut, les supports d'exploration sont constitués de nos sens mais aussi de notre imagination.
Entrer dans cette dimension imaginaire implique la sollicitation du sens de la proprioception. En BMC cela part de l'hypothèse que chaque tissu de notre corps a sa propre vibration et résonance. La qualité du toucher est le résultat de la compréhension expérientielle de ces données. Les praticiens peuvent prendre conscience d'une partie du corps en étudiant des images, des textes ou des livres d'anatomie pour mieux les visualiser. Une des formes dexploration les plus directes repose sur un mélange entre le toucher et la visualisation des parties du corps pour arriver à un état de somatisation. Cet état correspond à une prise de conscience directe des sensations et perceptions qui se dégagent de la partie du corps sur laquelle nous nous focalisons. Il est suggéré que, lors de cette étape de somatisation en BMC, un échange d'informations bi-directionnel a lieu entre les cellules du corps et le cerveau. Si le toucher et le mouvement sont parmi les premiers sens que nous expérimentons lors de notre naissance, cela renvoie à des processus de re-mémorisation des sensations plus anciennes de notre corps.
Un autre concept employé dans cette méthode est le centrage, décrit par Bottiglieri de la façon suivante:
\begin{quote}
``lopération de centrage renvoie métaphoriquement aux gestes manuels du potier, qui tourne largile autour du vide, pour donner forme à un vase. (...) Jajouterai que ce mouvement est le processus continu dune relation où les termes séchangent, ou se permutent : body et mind ne relèvent pas de deux ontologies distinctes, bien plutôt, ils instancient deux bordures, ou deux faces dune limite topologique où formes et forces saffectent mutuellement, se répètent et se différent, adviennent les unes aux autres, deviennent.”
\cite{bottiglieri2012soigner}
\end{quote}
La relation entre le toucher du potier et le réglage fin du centre de sa forme est une belle métaphore de ce que représente une exploration BMC. La personne qui pratique est en constant renouvellement et amélioration de ses sensations internes. Ce vocabulaire, proche d'une expérience ontologique, peut prêter à des confusions. En revanche, pour citer la chorégraphe Deborah Hay, l'endroit où la \gls{conscience} et lincorporation ou l'\gls{embodiment} se rencontrent, représente un état d'alignement interne pour que chaque cellule du corps devient réceptive et capable d'un changement:
\begin{quote}
``S'accorder à notre conscience cellulaire nous amène à un état de base d'où découlent les manifestations complexes de notre être physique, physiologique et spirituel.\footnote{
en version originale: ``Attuning ourselves to our cellular consciousness brings us to a state in which we can find the ground from which flows the intricate manifestations of our physical, physiological and spiritual being.”}.”
\cite{hay2000my}
\end{quote}
Dans sa pratique, Hay emploie ces concepts pour évoquer un état méditatif qui facilite des états de présence. Je vais aborder la façon dont je m'approprie ces concepts dans ma recherche, dans la partie pratique de cette thèse. Mes observations m'ont aidé rétrospectivement à comprendre comment faire l'expérience de ma propre anatomie et de son fonctionnement psychologique, ont affiné mes intentions en tant que danseuse. À ce jour, je pense avoir utilisé le BMC comme point de départ pour développer une meilleure compréhension des sensations de mon corps et de l'action exprimée par le mouvement et le toucher. Cela m'a permis d'activer une forme de conscience ou d'état de présence spécifique pour chaque partie de mon corps et ainsi faire émerger une danse spontanée, propre à ce vécu.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{bmc.png}
\caption{Exemple des improvisations inspirées par la technique BMC, april 2021 lors de ma résidence de recherche à la Halle Tropisme à Montpellier. Source photo: compte instagram de la compagnie Desiderate}
\label{fig:bmc}
\end{figure}
\subsection{Feldenkrais}
Cette méthode développée par Moshé Feldenkrais (1904-1984) revisite le mouvement des articulations, laissant à chacun la possibilité dêtre plus autonome et confiant lorsquil bouge. Ses cours sont connus sous le nom des \textit{cours de prise de conscience par le mouvement}. Pareil aux autres pratiques somatiques, ils permettent de se focaliser sur les sensations internes, pour voir comment exécuter des mouvements plus souples. La méthode développée à partir des années 50, vise à restaurer la capacité de bouger après un accident et à reprendre des habitudes de mouvement naturelles, en comprenant la quantité d'efforts nécessaires pour exécuter un mouvement de façon efficace. De cette façon, chaque participant a la possibilité d'être plus autonome et en confiance lors de ses déplacements dans lespace. Proche de pratiques corporelles comme le Tai Chi, Feldenkrais utilise des mouvements lents pour faciliter la concentration du pratiquant sur la maîtrise de sa force ou de sa flexibilité.
Jai découvert la méthode Feldenkrais lors des cours hebdomadaires à luniversité Sorbonne Nouvelle. En 2013, je venais de commencer mes études théâtrales à Paris et c'était une de mes premières expérimentations en lien avec la danse.
Ce qui m'a interpelée dans cette approche est le lien fait par Feldenkrais entre la conscience et la perception:
\begin{quote}
``la conscience est la perception, conjuguée à la compréhension de son fonctionnement ou de ce qui se passe en nous pendant que nous sommes en état de perception.” \cite{ginot2014penser}
\end{quote}
Découvrir sa perspective, confirmait mes intuitions quant à lexpérience du plateau et ce qu'elle révélait de l'introspection d'un artiste. La chercheuse Sylvie Fortin mentionne comment cette pratique valorise les explorations subjectives concentrées sur \textit{le corps-sujet} plutôt que \textit{le corps-objet}. Cela peut se faire par exemple, en invitant une personne ``à déterminer la position optimale pour exécuter un mouvement en sappuyant sur son ressenti plutôt que sur des standards esthétiques arbitraires”\cite{husquinet2018corps}. Différents exercices basés sur la perception du corps en mouvement ou sur la conscience de la respiration, permettent aux participants d'appréhender leurs propres habitudes corporelles. Ainsi en Feldenkrais, ``lapprentissage consiste à éveiller les zones danesthésie sensorielle et à élargir les types de sensation possible”\cite{husquinet2018corps}. Plus généralement, cette méthode aide à coordonner différentes parties du corps, encourageant l'expression des ressentis et des émotions pour une intégration holistique du corps et de l'esprit. Dans lapproche défendue par cette pratique, souvent intelligence du mouvement et conscience de la respiration vont ensemble. Léducateur somatique regarde comment un fonctionnement sensori-moteur déficitaire affecte lensemble de la personne. Son rôle est d'aider à améliorer ce fonctionnement, de plus la respiration est un des moyens le plus accessibles pour le faire.
Il y a un fort lien entre ces pratiques et des concepts émergents en sciences cognitives tels que l``image du corps” et le ``schéma corporel” que nous détaillerons dans le prochain chapitre. Il est important de noter que leur appréhension dans les pratiques somatiques est probablement différente des études en neurosciences par exemple. Si ici elles renvoient à un engagement envers soi, à une exploration intime, les sciences cognitives traitent de ce sujet pour mieux cartographier le fonctionnement du cerveau et de nos fonctions motrices.
\begin{figure}
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\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/conscience_bottiglieri_ginot}
\caption{Lien entre l'image du corps et le schéma corporel. Source: le livre \textit{Penser les somatiques avec Feldenkrais}, page 153.}
\label{fig:consciencebottiglieriginot}
\end{figure}
Contrairement à BMC, les exercices collectifs structurés autour dun thème ont comme objectif de prendre en conscience son propre mouvement, sans référence visuelle. En dehors des instructions sur la façon de bouger, le praticien donne des indications perceptives (sur quoi concentrer son attention) et conceptuelles (pourquoi cette méthode ne sillustre pas, pourquoi elle cherche le moindre effort). Des postures comme la \textit{pose au sol}, visent à comprendre leffet de la gravité sur le corps. Le plus un corps est proche du sol, allongé, le moins il ressent de la gravité. Sa hanche peut s'ouvrir pour soulager les tensions des articulations. À la fin dune séance d'exploration, l'élève a parcouru son propre chemin, sans se servir d'un modèle visuel pour réaliser les mouvements. Ces exercices peuvent être liés aux travaux du neuroscientifique Francesco Varela sur l'\gls{autopoiesis}, que nous allons détailler dans le prochain chapitre. Lexpérience la plus courante est celle dun changement très sensible dans la perception de la posture debout - comprendre quels appuis, observer son alignement, sa hauteur et lespace autour. En guise de conclusion de la séance, la marche et divers mouvements quotidiens sont proposés à lexploration. Chaque changement peut être ressenti plus ou moins durablement et surtout différemment. Chaque perception est spécifique et les élèves ressentent différemment la répartition de poids. Parmi les retours d'expérience, les participants éprouvent soit de la confusion, soit de l'excitation par la découverte de nouvelles postures et relations entre leurs parties du corps. Quand un changement persiste d'une séance à l'autre, il deviendra habituel ou, selon lexpression de Feldenkrais - ``intégré”. Ce qui signifie que le poids du corps est mieux réparti quauparavant, sans que l'élève ne le remarque.
Si j'ai mentionné plus haut cette manière d'intégrer un mouvement ou une posture de manière automatique, par la répétition, c'est pour mieux témoigner de cet état d'\gls{intelligence sensorielle}. Elle est propre à la danse, comme aux expérimentations somatiques, car elle relève d'une pratique inhérente du corps, de son vécu expérientiel.
\subsection{ViewPoints}
Une méthode que jai intégrée dans mon approche expérimentale d'entraînement du corps sur scène, est la technique ViewPoints. Cette technique relève plutôt d'un travail sur l'\gls{intelligence sensorielle} en tant qu'outil pour mieux structurer les processus de composition et de mise en scène. Issue dune méthode inventée par lartiste de théâtre Mary Overlie dans les années 70, elle stimule la créativité en s'inspirant des plusieurs points de vue ou des \textit{viewpoints} en anglais. Ces points de vue permettent de focaliser la concentration et d'ordonner la façon de travailler. Ultérieurement adaptée par les metteuses en scène Anne Bogart et Tina Landau, cette méthode déconstruit les hiérarchies de travail sur le plateau. Cet apprentissage, ou plutôt désapprentissage par rapport aux connaissances acquises en école de mise en scène, sest fait pour moi à travers une session d'expérimentation pratique entre mise en scène et photographie, avec le collectif de metteurs en scène \textit{Open Source}\footnote{https://collectifopensource.fr/} en mai 2016.
En tant quoutil de travail, le ViewPoints revisite la hiérarchie traditionnelle entre metteur en scène ou chorégraphe et les performeurs. Les performeurs sont considérés comme des participants actifs dans la création globale du spectacle. Ils apprennent à concentrer leur attention sur différents éléments du jeu scénique: rythme, durée, geste, relation spatiale. Larticle \cite{dennis2013viewpoints} rend compte des expériences des étudiants en danse qui utilisent cette méthode. L'auteur interroge l'impact de cette méthode sur les multiples postures du sujet qui est à la fois observateur, participant, créateur, témoin et acteur du processus de recherche. Cela part de la supposition que si les acteurs sont ouverts à leur environnement, ils peuvent créer un mouvement et une composition scénique dynamique. Dans un entretien lors dune conférence sur cette technique, Anne Bogart affirme que rien n'a été inventée par eux pour cette pratique, mais que tout est venu comme une réponse concrète à des besoins de plateau. Cherchant à convoquer l'instinct et l'intuition lors des laboratoires de recherche-création, ce qui m'intéresse dans cette technique est son rapport à la danse, définie au sens large comme mouvement:
\begin{quote}
``What is dance? they asked. If an elephant swings its trunk, is it dance? If a person walks across the stage, is that dance?”
\end{quote}
Entre philosophie pratique du travail, méthode d'entraînement et technique dimprovisation, Viewpoints aide à mieux structurer le corps dans l'espace pendant le temps de la représentation. Ses éléments tangibles sont des points de vue selon lesquels les participants concentrent leur attention. Ces points de vue représentent un ensemble d'outils pour libérer l'imagination. Plus tard, l'approche systématique de cette méthode aide les praticiens à remettre en question leur perception. Cela leur permet de s'investir dans une pratique créative pour réorganiser leurs intentions.
Appliquer ces principes à la danse vient presque naturellement. Par exemple, le geste est analysé en Viewpoints selon deux critères:
\begin{itemize}
\item gestes comportementaux: ceux que nous employons dans notre vie quotidienne, qui font écho à des situations de vie
\item gestes expressifs: ceux qui expriment une émotion et répondent à des besoins dabstractisation
\end{itemize}
Parmi les principes employés, un qui m'intéresse en particulier est la \gls{réponse kinesthésique}. Ce type de mouvement observe comment un geste spontané surgit en réponse à lenvironnement extérieur. Des exemples de réponses kinesthésiques apparaissent lorsque nous nous levons instantanément quand quelquun ouvre une porte ou nous grattons la tête si quelquun nous pose une question difficile. Ce type de mouvement est similaire avec ce que nous avons mentionné auparavant comme mouvement réflexif en BMC, ou comme mouvement spontané.
Ce qui nous intéresse pour nos expérimentations pratiques est de savoir si ce type de mouvementes peuvent être modélisés pour les robots ou pas.
\subsection{Jinen Butō}
Un autre type dexploration sensorielle que jai eu loccasion de découvrir est la danse Jinen Butō, lors de mes stages avec Atsushi Takenouchi entre 2013 et 2015. Cette pratique, issue du mouvement de danse Butō a émergé en 1986 comme lien entre la nature, la terre et l'humain.
Créé par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno probablement en réaction aux événements de la Seconde Guerre mondiale, le Butō a longuement exploré des thèmes tabous de la société japonaise. Dès son début, cette danse a cherché à convoquer des postures grotesques via des mouvements corporels parfois lents, parfois compulsifs, pour devenir ensuite un mode de vie. Butō diffère à la fois de la danse traditionnelle japonaise et de la danse occidentale moderne. Plus tard des disciples de Hijikata, comme Takenouchi, ont a leur tour continué cette pratique selon leur contexte et expérience de vie. Ainsi Takenouchi s'est concentré sur le rapport à la nature et aux possibilités de connexion avec celle-ci.
Entendre parler, puis voir les images du corps nu de Takenouchi enveloppé par des paysages naturels, dans un état mi-éveillé, mi-transe est quelque chose qui à l'époque a beaucoup suscité mon émoi et mon imagination. Cétait une première expérience d'immersion dans une entité non-humaine, composer avec et se laisser inspirée par la découverte des nouvelles sensations que cela pourrait engendrer.
\begin{figure}
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\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/jinen}
\caption{Solo de Takenouchi dans la nature. Source: http://www.jinen-butoh.com}
\label{fig:jinen}
\end{figure}
Sur son site, Takenouchi décrit l'essence de Jinen\cite{bronet2005beating} comme une volonté de réconcilier l'homme avec la Nature:
\begin{quote}
``L'homme perçoit de belles formes de la nature, comme les plantes ou les animaux. Cependant, de nombreuses forces de la nature, comme les énormes tremblements de terre que j'ai moi-même vécus, détruisent les personnes, les organismes et la nature. C'est le souffle de cette planète. C'est aussi le tourbillon du fleuve de l'Univers qui embrasse la vie et la mort, la lumière et l'obscurité...
Cela est Jinen. Il ny a rien que lHomme puisse faire. Tout ce que j'ai pu faire après le tremblement de terre, c'est vivre avec les gens qui avaient rencontré la vie et la mort, prier et danser avec eux. À lintérieur de Jinen, la force vitale impuissante embrasse la vie et la mort, au point où cette vie et cette mort sont liées à toutes choses; cela devient une danse et une prière. Cette vision de la nature existait déjà dans les formes dart créées par les peuples anciens. Chaque forme de vie exécute la danse de la vie et de la mort. Chacune de ces formes danse avec le Jinen.
\footnote{en traduction anglaise depuis le japonais: ``Man generally receives beautiful forms from Nature, such as the plants or animals. However, many forces of nature, such as huge earthquakes that I have experienced myself, destroy people, organisms and nature. This is the breath of this planet. This is also the swirl of the River of the Universe that embraces all life and death, light and dark...
This is Jinen. There is nothing Man can do. All that I was able to do after the earthquake was to live with the people who had encountered live and death, and to pray and dance with them. Inside Jinen, the helpless life force embrace life and death, feel that even such life and death are connected to all things, and dance a prayer. This view of nature has already existed in the art forms created by ancient people. Every life form performs the dance of life and death by being alive. All things are dancing with Jinen.”}.”
\end{quote}
Un de ses poèmes ``HA-NE NO KI ou L'arbre Ailé” découvert lors de ces rencontres, évoque la condition de l'homme:
\textit{
Lâme ailée sébat librement dans le Ciel.
Le corps, lui, ne le peut car ses racines le retiennent à la Terre.
Privé de vol, épris despace, le corps frappe le sol et se fait Danse.
O arbre ailé ! Tant quil y aura la vie, accorde-moi, accorde-nous dêtre lardente danse
Qui est sève des corps et âmes !}
À l'époque, l'expérience sensible de Jinen Butō a été un catalyseur pour mon envie de danser, d'explorer au travers mon corps le monde afin d'y trouver un sens autre que celui donné par les paroles.
Lorsque plus tard, j'ai découvert que Bonnie Bainbridge Cohen a pratiqué une grande partie de sa vie le \gls{Katsugen Undō}\cite{eddy2002somatic} (mouvement spontané naturel, régénérateur du corps en relation avec certaines pratiques shinto au Japon), j'ai compris à quel point les traditions orientales nous aident à nous réapproprier le corps au travers des interactions avec des partenaires non-humains, dont les robots sont un exemple.
\subsection{Gaga}
Mes pérégrinations ont continué et début 2020 je suis arrivée en Israël pour expérimenter le Gaga Movement, dont la pédagogie encourage le lâcher-prise et le plaisir de la danse. Mouvement de danse non-conventionnelle, cette pratique a été développée par le directeur artistique de la Batsheva Dance Company, Ohad Naharin. Lors dun accident au dos dans les années 90, Naharin s'est lancé dans un processus de recherche corporelle avec des personnes sans expérience en danse. Ces expérimentations ont donné place au laboratoire Gaga/people, étant ensuite demandées comme training régulier par les danseurs de sa compagnie, sous la forme de cycles Gaga/dancers. Selon le contexte, cette technique a plusieurs déclinaisons: training pour renforcer le corps et le préparer physiquement en termes de souplesse et d'endurance, échauffement avant les répétitions et outil dexploration pour cultiver la créativité.
Dans son article - ``The Phenomenology of the Body Schema and Contemporary Dance Practice: The Example of \textit{Gaga}”, la chercheuse en danse Anna Foultier décrit les modalités de travail des danseurs du 21e siècle, devenus entrepreneurs de leur propre corps et de leur technicité:
\begin{quote}
``En raison des tendances chorégraphiques et artistiques récentes, ainsi que de la difficulté croissante d'obtenir des contrats plus longs, les danseurs sont devenus des \textit{entrepreneurs} censés réinventer leur formation, s'adapter à divers styles et pratiques chorégraphiques pour souvent composer du matériel chorégraphique pour les projets pour lesquels ils travaillent. Que cela soit perçu comme promouvant leur capacité d'action et leur autorité ou comme une adaptation à un contexte sociétal marqué par le néolibéralisme, le danseur contemporain doit faire preuve d'une approche éclectique où son entraînement peut varier du ballet, moderne, jazz, capoeira, pilates ou yoga à la natation ou à la course. Dans le monde de la danse post-postmoderne, l'accent n'est plus donné par le moulage du corps à une certaine norme, comme dans le ballet classique, ou sur le démantèlement des habitudes afin de découvrir des modèles de mouvement naturels, comme dans la danse moderne, mais plutôt sur la déconstruction et le remodelage continus des corps\footnote{ne version originale: ``Due to choreographic and artistic trends as well as the increasing difficulty for dancers to obtain longer contracts, the dancer has become an “entrepreneur” supposed to fashion her training, adapt to various choreographic styles and practices, and often provide movement material to the pieces she works with. Whether this is seen as liberating the dancers agency and authority over her work or as an accommodation to a societal context marked by neo- liberalism where marketability is an imperative, the contemporary dancer has an eclectic approach where training can vary from ballet, modern, jazz, capoeira, pilates or yoga classes to swimming or running. In the post-postmodern dance world, emphasis is no longer on moulding the body into a certain form, as in classical ballet, or to dismantle habits in order to uncover natural movement patterns, as in early modern dance, but rather on continuously deconstructing and repatterning the body .”}.”
\cite{foultier2021phenomenology}
\end{quote}
Dans les cours de Gaga que jai pris, l'enseignant et les participants sont en constant mouvement. Les participants reçoivent plusieurs types dinstructions: lever ses bras comme s'ils avaient un poids lourd sur le dos, les soulever et les laisser tomber en étant recouvert par du miel, sentir ses bras légers comme une plume, tomber au sol avec la même vitesse que les bras qui tombent, etc. L'objectif de Gaga est d'ouvrir de nouvelles possibilités d'exploration dans le corps et ainsi confronter les anciennes habitudes et facilités musculaires afin de développer une conscience du corps et une écoute intérieure.
L'approche ludique de Naharin, son engagement envers la danse professionnelle et la beauté de ses spectacles m'ont bien nourri. Bien que ce temps de transmission fut court, cela a été une belle découverte pour la chercheuse en pratiques corporelles que je suis. Je me rappelle l'ambiance type sanctuaire dans le bâtiment de la Batsheva, sorte de forteresse de la paix de Tel Aviv. Des danseurs, des élèves, des curieux se
promenaient à l'intérieur d'une cour millénaire, la mer pas loin. Dans les couloirs des danseurs se préparaient, dans les studios un méli-mélo des corps, une ambiance type ruche.
\section{Le Shaking comme outil de travail}
Dans les ouvrages que j'ai pu consulter au fur et au mesure de ma recherche en pratiques somatiques, j'ai décidé d'intégrer une méthode qui est pour le moins surprenante. Elle est à la base utilisée dans des pratiques comme le Katsugen Undo développé par le japonais Haruchika Noguchi et diffusé en Europe à partir des années soixante-dix \footnote{https://www.ecole-itsuo-tsuda.org/qu-est-ce-que-le-mouvement-regenerateur/}. Noguchi part du postulat que le corps humain concentre des énergies excessives qui inhibent notre système d'autorégulation, altérant ainsi nos fonctions physiques, mentales et émotionnelles. Sa pratique laisse libre cours aux mouvements involontaires du système nerveux autonome, en améliorant l'endurance et la flexibilité de l'organisme:
\begin{quote}
``C'est une sorte déducation physique utilisant le mouvement involontaire. Ainsi, vous devriez la considérer comme un moyen pour restaurer la résilience du corps. Ce nest sûrement pas une forme de \textit{mystique orientale}. Il ny a vraiment rien dextraordinaire à propos du Katsugen Undō. Cest simplement la manifestation dun travail interne que les êtres humains possèdent à lorigine.”
\cite{bel2015corps}
\end{quote}
C'est intéressant de noter que Bonnie Bainbridge Cohen également s'est familiarisée avec cette technique lors d'un de ses voyages au Japon, avant de poser les bases de sa propre pédagogie. Bien que je l'ai jamais pratiquée, cette technique semble une déclinaison de ce que j'ai déjà pu constater auparavant comme effet de relâchement après des mouvements compulsif proches du \textit{shaking} que je vais détailler plus bas.
\textit{Le Shaking} vu ici comme tremblement volontaire, est une pratique somatique observée chez les animaux lorsquils secouent leur corps après un événement dangereux qui a sollicité leur instinct de survie. Dans la littérature\cite{levine2010unspoken}, les éthologues ont identifié trois mécanismes de défense comme formes de réaction immédiate chez les animaux: sen fuir, se battre ou se figer - le célebre \textit{fight, flee or freeze mood}. Parmi les trois, la réponse ``se figer” (en anglais \textit{freeze}) est un mécanisme de survie qui protège lanimal en danger en inhibant et immobilisant son corps face à la douleur ou à un potentiel danger. Cest le cas d'un bison entouré par des lions qui devient tout dun coup mou et arrête de se débattre dans la bouche du crocodile, pour senfouir deux secondes après que les lions commencent à leur tour attaquer le crocodile pour disputer leur proie.\textbf{mettre lien}
Une fois inhibés, les mécanismes de défense produisent des hormones (cest-à-dire l'adrénaline) qui restent stockées à lintérieur du corps en état d'inhibition. Lorsque le danger est passé, les animaux vont secouer leur corps pour le libérer.
Inspirés par cela, divers praticiens ont mis en place des exercices de libération des hormones en lien avec le stress accumulé dans le corps. Leur rôle est d'accéder à des schémas musculaires en tension, par un mécanisme réflexe naturel de tremblement et de vibration. Une fois la tension musculaire libérée, le système nerveux, à son tour, est calmé. Lorsque ce mécanisme de secousses musculaires est activé de façon volontaire, le corps est encouragé à retrouver un état d'équilibre.
Jai décidé dutiliser et ensuite adapter cette technique lors de mes échauffements de danse car cette méthode na pas spécifiquement pour but de se concentrer sur soi et de ralentir le fil des pensées, mais plutôt de ``libérer” le corps de ses tensions et privilégier un sentiment de lâcher-prise.
\subsection{Contexte}
Actuellement des thérapeutes utilisent des techniques de shaking pour réduire les effets du stress traumatique (PTSD). Parmi eux David Berceli, est psychologue et activiste humanitaire qui travaille dans les domaines de la réduction du stress suite à des évènements traumatiques. Dès la fin des années 1990, Berceli a travaillé en Extrême-Orient et en Afrique dans des zones en guerre. Suite à ses expériences de terrain, il a remarqué à quel point les secousses étaient une réponse universelle au traumatisme. Ces expériences lont mené à la création d'un ensemble d'exercices de libération de tension et de traumatisme appelés \textit{Tension and Trauma Releasing Exercises (TRE)}. Lobjectif de sa pratique est de trouver les moyens pour calmer le système nerveux avec laide de ce qu'il définit comme \textit{Self Induced Therapeutic Tremors (SUTT)}. Sa méthode est basée sur une approche neurophysiologique intégrative qui vise un état de détente et repos parasympathique profond. En d'autre mots, Berceli s'appuie sur des principes d'homéostasie (phénomène d'autorégulation des systèmes biologiques pour maintenir leur stabilité, tout en s'adaptant aux conditions optimales pour la survie) pour décharger de façon mécanique la tension physique du corps.
Une première étude pilote qui mesure le stress chez 21 professionnels de la santé en Afrique du Sud, avant et après une utilisation de la méthode TRE pendant 8 semaines, montre les effets de cette méthode. Selon son auteur, pratiquer le ``shaking” en tant que protocole de mouvement, entre 5 et 15 minutes à la fois, permettrait dactiver le système nerveux parasympathique. Cette communication directe entre nos muscles, nos membres et notre système nerveux central permet de relâcher certaines tensions, tout en activant un sens de présence dans le corps. Un autre outil que Berceli emploie dans sa technique est la méditation de la pleine conscience. Cela aide à réguler les émotions en augmentant le lien avec le corps et sa sensorialité. Dans son contexte, la pleine conscience encourage l'acceptation plutôt que l'évitement des expériences traumatiques et diminue la rumination autour des événements passés ou futurs - source d'épuisement de l'énergie.
\subsection{Exemple dexploration sensorielle avec du shaking inspiré par la technique TRE}
Pour donner un exemple pratique d'application de ces principes TRE dans la danse, je décris plus bas un exemple d'exercice déchauffement avant un séance d'improvisation.
Tout d'abord, je me familiarise avec la pièce où je suis et la surface sur laquelle mon corps sappuie, afin que je me sente détendue et habituée à mon environnemt. Je ferme les yeux et écoute les bruits autour de moi, du plus lointain au plus proche. Je touche les surfaces autour de moi, en insistant sur les textures. Une fois cet exercice sensoriel fini, je commence par faire quelques exercices préparatoires tels que des étirements de yoga pour mettre en marche mes muscles. Lobjectif est de privilégier un état de disponibilité, pour l'étape suivante. Ensuite je m'allonge sur le dos, la plante des pieds sur le sol, les genoux pliés sur le côté. Je tire mes pieds vers la poitrine comme pour un saut puis je les relâche pour avoir une distance optimale entre les pieds et le bassin. Les pieds sont parallèles et touchent le sol, les genoux sont fléchis, orientés vers l'extérieur. Avec des respirations lentes, je compte jusqu'à 200 pendant que je ramène mes genoux l'un vers l'autre avec une certaine résistance. Je maintiens chaque position le plus longtemps possible. Je répète cette étape jusq'à ce que mes genoux se touchent.
Petit à petit je sens les muscles de ma cuisse se fatiguer. Pour Berceli, cette phase provoque les shakes ou les tremblements. Au fur et à mesure que mes genoux sapprochent, les tremblements deviennent plus évidents et je peux les sentir remonter le long de mes jambes. Après vingt minutes, alors que mes genoux sont maintenant presque collés l'un à lautre, je commence à saccader le bas de mon corps presque d'une façon comique. Pour prolonger l'expérience, je m'allonge sur le dos et prends quelques minutes pour expirer bruyamment. Lorsque je me sens prête, je massois sur mes talons. Je prends quelques respirations, puis je réfléchis à mon ressenti et à comment mon corps a réagi. Puis je remémore cette sensation pour la laisser m'accompagner dans mon improvisation.
Si dans BMC, le \gls{Basic Neuro Cellular Patterns} s'appuie aussi sur des analogies avec les vibrations des organismes non-vertébrées, je ne peux pas omettre la question du rythme (relatif à l'espace, au temps et aux relations) et la place que cela a lors des \gls{mouvements spontanés} qui semblent s'y extraire à son fonctionnement. Tout comme l'opacité des \gls{fascia}, sorte d'élément diffus à travers le corps (loin de la précision des articulations), qui nous fournit davantage un sentiment de connexion entre l'extérieur et l'intérieur du corps, une fois que nous apprenons à le reconnaitre. Lors d'une session de \gls{contact improvisation}, utiliser les informations sensorielles pour cultiver par exemple notre sens d'intéroception, ou bien celui de proprioception, nous aide à mieux résonner avec notre environnement et aussi à mieux nous connaitre. En revanche, lorsque nous nous concentrons sur ces sensations, la danse est vécue intérieurement. Alors est-il possible de pratiquer un état de présence en parallèle avec un état de concentration interne, ou faut-il osciller entre les deux? Dans les processus collectifs, les sens, et particulièrement celui de toucher, sont engagés. Un dialogue entre sensation et mouvement opère, sorte de fondement d'une perception individuelle et subjective, des autres et de nous-mêmes. Nous allons nous arrêter sur ce type dexpériences dans la partie pratique de ce travail en danse. Les pratiques somatiques ont apporté un nouveau souffle dans la compréhension du corps et de la subjectivité de chacun. J'ai pu expérimenter certaines de ces formes afin délargir ma vision de la danse, comme forme d'expression de soi en lien avec les autres. Comme nous avons vu plus haut, cet \textit{autre} dépend du contexte socio-culturel de chaque pratique. En général j'ai observé comment l\gls{éducation somatique} réorganise l'attention sur le corps, en interrogeant la place du danseur et de son identité dans les formes contemporaines de la danse. Les pages qui suivent constituent une synthèse des chorégraphes qui ont marqué l'histoire de la danse. Je me suis arrêtée sur des chorégraphes dont le travail m'inspire, afin d'annoncer une certaine revendication d'une identité artistique en cours de définition.
\section{Renouvellement des approches chorégraphiques dans lhistoire de la danse}
Dans son livre \textit{Histoire de la danse} (1933) Curt Sachs décrit la danse comme véhicule des expressions humaines, depuis les temps préhistoriques, bien avant le langage articulé:
\begin{quote}
``Chaque danse est et donne de l'extase. L'adulte qui met son bras autour de son compagnon dans la salle de bal, et l'enfant dans la rue, sautant lors d'une ronde, ils s'oublient, ils dissolvent le poids du contact terrestre et la rigidité de l'existence quotidienne. Encore plus intense est la réaction de l'homme préhistorique, dont l'esprit vierge offre si peu de résistance à tout stimulus et dont le corps, non rabougri et indiscipliné, répond à ce stimulus sans retenue, d'une manière qui nous est étrangère. (...) Ce moment peut être si intense que pendant la guerre des Boers, les Bushmen du Kalahari Dersert se laissent souvent encercler dans la brume du clair de lune et sont abattus en hordes\footnote{en version originale: ``Every dance is and gives extasy. The adult who puts his arm around his companion in the ballroom, and the child in the roadway, skipping in a round dance - they forget themselves, they dissolve the weight of earthly contact and the rigidity of daily existane. How much more intense the reaction of primitive man, whose unburdened mind offers so little resitance to very stimulus and whose body, unstunted and undsiciplinedm responds to this stimulus without restraint to an extent that is foreign to us.(...) The passion of the transport can be so intense that during the Boer War the Bushmen of the Kalahari Dersert often let themselves be surrounded in the mist of the moonlight and shot down in hordes.”}.”
\cite{sachs1938histoire}
\end{quote}
Sa thèse s'appuie sur lhypothèse que les origines de la danse tribale résident dans le chamanisme. Pour illustrer cela, Sachs décrit les danses à contre coups et les danses extatiques de certaines tribus. Un siècle après ces observations, cette dimension thérapeutique des danses reste toujours dactualité. Les méthodes d\gls{éducation somatique} souhaitent mieux développer l\gls{intelligence du corps}\cite{jay2014pratiques, eddy2017mindful}. Pour notre étude, il est important de souligner que ce qui nous intéresse est la façon dont ces méthodes ont pu accompagner les danseurs et praticiens en danse, dans leur lintention de renouveler les formes dexpression de cet art.
Ainsi lhistoire de la danse moderne et son renouvellement de formes à partir du début du 20e siècle, commencent avec l'américaine Loïe Fuller et sa \textit{Danse Serpentine}, faite de spirales et de volutes de voiles. Égérie de l'avant-garde artistique de la Belle Époque, elle libère le corps et met en place les bases de labstraction en danse. Complémentaire à son approche est la démarche mise en place par François Delsarte (1811-1871) professeur de chant qui développe entre 1840 et 1870 une théorie de lexpression fondée sur des correspondances entre geste et émotion. Par le biais du dramaturge américain Steele Mackaye, inscrit à ses cours à Paris, les danseurs des États-Unis vont prendre connaissance du système mis en place par Delsarte, donnant place à un mouvement appelé \textit{delsartisme} d'après le nom de son inventeur. Plus tard l'influence de Delsartre va marquer tout une génération de danseurs modernes en Amérique, tels Ruth Saint Denis (1879-1968) et Ted Shawn (1891-1972).
Quelques années après Fuller, vient le tour de lallemande Mary Wigmann de promouvoir la danse libre et de présenter sa \textit{Danse de la Sorcière} ou \textit{Hexentanz} en 1914. Selon Hubert Godard, il y avait dans sa démarche deux concepts-clé:
\begin{quote}
``une travaillant limaginaire, lautre le contraignant par une idéologie (le nazi), infléchissant lorganisation tonico-gravitaire qui anticipe et accompagne tout geste, toute attitude corporelle.”
\end{quote}
Cette façon d'envisager le mouvement, pratiquée entre autres par Isadora Duncan (1877-1927), influença par la suite de nombreux chorégraphes et marqua les débuts de la danse moderne. Le solo de Wigman rompt avec la tradition classique par des gestes brusques, une posture au sol et des bras tendus. Sur un accompagnement de percussions, son apparence convoque une expression sensorielle autour de l'intimité et de la connexion à soi. À la même époque a Paris, lUkrainien Vaslav Nijinski va plus loin dans le rapport à la sensorialité en simulant une masturbation lors de sa performance de \textit{L'après-midi dun faune}.
Quelque décennies plus tard en suivant les mêmes principes, Martha Graham développe une pédagogie basée sur l'opposition entre contraction et libération des cycles de respiration. Considérée comme fondatrice de la danse contemporaine, son travail a inspiré la danse du 20e siècle. Contemporains d'elle, Merce Cunningham et John Cage ont développé un concept expérimental pour séparer la musique et la danse au sein d'une même performance. Ainsi les mouvements des danseurs ne sont plus liés aux rythmes, à l'humeur et à la structure de la musique. Chaque forme d'art existe de façon autonome dans un espace et un temps partagés. Dans une autre partie du monde, cette fois le Japon, Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ōno (1906-2010) développent la danse de butō, nourris par l'expressionnisme allemand et le surréalisme français. Née dans les années 1960, cette danse marque à son tour une rupture avec les arts vivants traditionnels du nô et du kabuki, en sinspirant de bouddhisme et de croyances shintô. Les remous socio-politiques qui secouèrent le Japon à cette époque, notamment les événements tragiques d'Hiroshima et de Nagasaki de 1945, donnent forme à cette expression sensorielle basée sur lintrospection de ses protagonistes.
Une autre figure incontournable dans l'historie de la danse est la danseuse et chorégraphe Pina Bausch (1940-2009). Fondatrice de la compagnie \textit{Tanztheater Wuppertal}, elle rompt définitivement avec les formes de danse conventionnelles, en introduisant le concept de danse-théâtre ou Tanztheater sur la scène allemande et internationale. Au début, des spectacles tel \textit{Le Sacre du printemps} (1975) ont suscité de nombreuses critiques, avant de devenir une référence dans l'histoire de la danse postmoderne. Sur un sol recouvert de terre, danseurs et danseuses sopposent, en se livrant à une lutte sauvage et poétique, couverts de boue et de la sueur. Cette lutte marque le sacrifice de lélue, comme dans le rituel païen du chef-dœuvre de Stravinsky. En allant jusqu'à l'épuisement, la danse se libère ainsi de son rapport à la représentation en développant de nouvelles normes esthétiques. Presque à la même époque, Carolyn Carlson, née le 7 mars 1943 à Oakland en Californie, danse pieds nus à l'Opéra Garnier à Paris et ouvre un laboratoire de recherche sur le mouvement en invitant des danseurs amateurs à rejoindre sa recherche. Tandis quAnne Teresa De Keersmaeker crée \textit{Rosas danst Rosas} en 1983 - pièce pour quatre danseuses et quatre mouvements, dont le titre donne le nom de sa compagnie artistique de danse. Lutilisation presque radicale de la musique de Steve Reich et Thierry De Mey, comme support premier de sa composition chorégraphique, ainsi que le recours aux motifs géométriques (cercles, courtes spirales, diagonales impeccables) comme base pour les mouvements, distinguent le travail de Keersmaeker des autres chorégraphes de sa génération. Le travail sur une chaise, la répétition et l'épuisement du corps sont les éléments clés de sa démarche. Sa technique de composition est inspirée par le \textit{phasing} en musique où des motifs se répètent avec un décalage. Quelques années plus tard, au contrepoids entre l'Amérique et lIsraël, Ohad Naharin renouvelle avec les traditions et les chants traditionnels juifs. Dans \textit{Echad Mi Yodea} (1990), des danseurs assis sur des chaises, en train de trembler de façon répétitive évoquent des moments de dévotion dans une synagogue. Des piles de vêtements jetés par terre peuvent renvoyer à des photographies de l'Holocauste. Des danseurs qui se déchaînent à travers la chorégraphie. Leur lutte pourrait être interprétée comme une résistance et une impasse suite à la construction d'Israël, mais aussi comme un dépassement de soi de l'artiste-créateur. Cette métaphore a aussi été reprise dans l'installation \textit{Personnes} (2010) de l'artiste français Christian Boltanski. Là des tonnes de vêtements étalés font office des pierres tombales, parmi lesquelles des visiteurs se promènent.
Le début du 21ème siècle continue cette tradition de la danse libérée de ses formes, de croisement de disciplines et des pratiques que cela soit chant, art martiaux, arts plastiques ou nouvelles technologies. Des spectacles avec plusieurs danseurs sur le plateau, transgressent les limites de la physicalité, tout en rendant hommage à lhistoire de la danse et à ses traditions. Dans son chef d'œuvre \textit{In Spite of Wishing and Wanting} (1999), Wim Vandekeybus imagine une performance sur le désir primordial et la tension entre le familier et l'étrange. Sur scène que des hommes dont le mouvement frôle la férocité, la sauvagerie et la naïveté. La peur et le désir de se transformer en quelque chose dautre, représentent un thème central dans le travail de Vandekeybus. Des séquences de danse envoûtantes sur une bande son de David Byrne, donnent limpression que les danseurs sont possédés par quelque chose ou par quelqu'un. \smallskip
Un autre projet qui traite du rapport que nous avons à la composition de la danse et la façon de la représenter est \textit{Synchronous Objects for One Flat Thing} (2010). La collaboration entre William Forsythe et l'Ohio State University donne suite à un traitement des informations numériques, spatiales et temporelles à partir de vidéos de l'œuvre de danse \textit{One Flat Thing} de Forsythe où des performeurs dansent sur et avec des tables. Leurs mouvements se synchronisent selon une série dindices internes. Une fois la danse enregistrée sous différentes perspectives, les données ont servi pour créer d'autres médias, événements et objets. Par exemple, un objet synchrone développé par Ola Ahlqvist dans le département de géographie de l'Université d'Ohio, montre la densité du mouvement des danseurs. Cella prend la forme dun paysage topographique avec des montagnes colorées représentant les endroits ou chacun passait la plupart de son temps lors de la performance.
Dans la même lignée, le spectacle \textit{The Great Tammer} (2017) du chorégraphe grec Dimitris Papaioannou traite du rapport que les danseurs ont au corps, en sinspirant de la sculpture et la peinture classique. Son travail a une forte composante plastique et repose sur une dilatation du temps. L'expérience quil propose aux spectateurs est sensorielle- des corps qui se démembrent pour se reconstituer en nouvelles images sur le plateau. Ce questionnement du corps est partagé, mais traité dans une approche différente par la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. Ses créations transgressent plusieurs formes dont celle du rituel performé. Ses spectacles \textit{Furia} (2018) et \textit{Encantado} (2022) mettent en scène des moments extatiques en danse et des corps démembrés. Similaire au travail de Vandekeybus, nous pouvons croire les danseurs possédés. Leur présence convoque de l'émotion brute et transmet au spectateur une envie de partager la danse qui s'opère devant ses yeux.
Cette synthèse de la danse a traversé un siècle de changements et de renouvellement de formes. À lavènement des nouvelles technologies les directions sont encore incertaines. La danse avec des robots apporte un changement de paradigme quant à la place du danseur et nous allons comprendre dans les prochaines pages, comment son \gls{intelligence sensorielle} et sa conscience du corps deviennent les catalyseurs d'une nouvelle forme d'expressivité artistique.
\subsection{Anna Halprin et son \textit{taking part process}}
Je présente ensuite sur deux danseuses et chorégraphes qui opèrent dans le champ de la recherche des pratiques somatiques. Leur travail est aujourd'hui vu comme expérimental, œuvrant à la lisière d'un laboratoire du corps et de sa pensée.
Anna Halprin (1920-2021) est une danseuse et chorégraphe américaine, pionnière de la \gls{danse postmoderne}. Dans sa pratique elle intègre des principes somatiques, en se focalisant sur des impulsions internes et un état de \gls{grounding} (encrage dans le sol, pour se connecter au moment présent). Pour expliquer ce dernier concept, souvent les chorégraphes font une analogie avec les plantes et leurs racines: une plante tire son énergie du sol, ses racines se développent au même moment que la fleur grandit.
Halprin a toujours insisté sur la différence entre la danse thérapie et sa pratique définie comme une expérience artistique dont l'objectif est de réinventer des formes en lien avec le mouvement\cite{halprin2015moving}.
Dans un de ses entretiens en 1996, elle évoque sa première professeure de danse et l'impacte que cela a eu sur sa carrière:
\begin{quote}
``Margareth H'Doubler est mon vrai mentor et elle m'a fourni la meilleure éducation en danse que j'aurais pu avoir. Elle était biologiste de formation, ce qui lui a donné les bases nécessaires pour aborder la danse sous un angle différent de ce qui était enseigné par des chorégraphes. Elle ma appris à considérer la danse dun point de vue scientifique mais aussi philosophique et esthétique. Elle disait : «Enseignez les principes objectifs de la danse, cela permettra aux élèves de rendre subjective leur expérience.» Je peux dire qu'elle m'a fait un grand cadeau. Elle m'a appris à cultiver ma propre expression créative, plutôt que d'imiter le style de quelqu'un d'autre\footnote{en version originale: ``Margareth H'Doubler was my true mentor, and she provided the best dance education I possibly could have had. She was a biologist by training, which gave her the foundation to approach dance from a different perspective than what was being taught by others as dance. She taught me to view dance from a scientific as well as philosophical and aesthetic point of view. She used to say,\textit{Teach the objective principles of dance and this will enable your students to subjectify their experience}. What she gave me was a great gift. She taught me to cultivate my own creative expression rather than imitate someone else's style.”}.”
\cite{serlin1996interview}
\end{quote}
Contemporaine de Cunningham, Halprin partage avec celui-ci lintérêt pour le renouvellement des formes dans la danse de leur époque. Contrairement à lutilisation du hasard comme catalyseur des mouvements, Halprin s'appuie sur limprovisation pour interroger le sens du rituel et celui de la communauté\cite{halprin2015moving}.
Un élément clé dans l'approche de la danse de Halprin est son usage particulier du rituel, défini comme une dance nourrie par des émotions individuelles. La chorégraphe cherche à provoquer dans ses danseurs un
mouvement naturel, intrinsèque au vécu quotidien et à la manière de bouger de chaque corps. Ce type de mouvement est à son tour employé en lien avec le concept de \textit{Taking Part} ou le fait de participer activement à lexpérience de danse. Cela se produit en deux étapes:
\begin{itemize}
\item La première permet d'apprendre un langage commun à partir du corps, par lusage des mouvements naturels. Pour Halprin, le corps humain a des multiples dimensions: énergétique, physique, émotionnelle, mentale et spirituelle. Les archétypes du corps reflètent et influencent les archétypes de la vie de chaque personne.
\item La deuxième étape est un outil pour libérer la créativité collectivement; grâce à la méthode de Cycles RSVP, développée par son mari Lawrence Halprin dans les années 70, afin que chaque participant amène son vécu et histoire de vie dans le projet. Les Cycles RSVP se basent sur quatre principes: R parle de ressources (matériaux à disposition), S en anglais \textit{scores} représente les partitions comme celles de musique, V parle de la valeur des actions (plus spécifiquement l'appréciation, le feedback et la valeur qui accompagne le processus de création), alors que P vient du terme \textit{performance} ou implémentation des partitions.
\end{itemize}
En 1981 elle intègre les principes de cette pédagogie lors des ateliers de danse à grande échelle, avec de nombreux participants intitulées \textit{Circle the Earth}. Son travail, influencé par sa propre expérience de la maladie, la amenée à créer avec des victimes du préjugés racistes, des personnes atteintes de maladies incurables comme le Sida et le cancer. Les dernières années de sa vie, elle cultive un lien entre la danse et la spiritualité, ou le fait d'être incorporé - \textit{embodied}. Une des danses quelle avait mis en place est le \textit{Cycle de Danses Planétaires}, où plusieurs milliers de personnes dansent ensemble sur plusieurs continents. Ces danses sont accessibles du point de vue technique et encouragent les participants à devenir plus conscients, en suivant leur propre cheminement individuel:
\begin{quote}
``Cette façon de travailler est appelée de nos jours approche des arts expressifs, même si à lépoque elle ne sappelait pas art expressif. Jai pu imaginer une sorte de danse qui avait un but, un besoin de réparation, un besoin sociétal, un besoin environnemental. Je ne me suis jamais considéré comme un thérapeute, même si on pourrait me qualifier de thérapeute. Je me considère simplement comme une danseuse. J'ai commencé à considérer ces danses que je faisais comme des rituels. J'ai découvert que le mot rituel me permettait d'évoluer plus consciemment vers le domaine de la danse pour le peuple, de la danse pour le changement
\footnote{``This way of working is now called the expressive arts approach, although it wasnt called expressive art in those days. I was able to envision a kind of dance that had a purpose, a healing purpose, a societal purpose, an environmental purpose. I never considered myself a therapist, although I might be referred to as a therapist. I consider myself simply a dancer. I began to think of these dances I was making as rituals. I found that the word ritual enabled me to move more consciously into the realm of dancing for the people, dancing for change.”}.”
\cite{halprin2015moving}
\end{quote}
Cette danse a été dabord performée un dimanche de Pâques, en pleine nature, sur une montagne où elle avait déjà lhabitude de danser. Halprin relate comment avec son groupe de participants, ils sont descendus du sommet de la montagne, après avoir accueilli le lever du soleil. Ils ont ensuite formé un cercle en dansant juste en dessous du sommet, pour pouvoir regarder dans les quatre directions. Chaque direction avait sa propre symbolique: le Sud est l'endroit d'où vient la vie, le Nord est l'endroit d'où vient la mort, l'Ouest est l'endroit où va la lumière et l'Est est l'endroit d'où vient la lumière. Après la session les danseurs partagent leur expérience, par petits groupes. En remémorant une de ses expériences de \textit{Danse Planétaire}, Halprin évoque le souvenir dun participant quelle connaissait, qui était en larmes, profondément ému par l'expérience. En écoutant son récit, elle a compris qu'il a eu une prise de conscience des aspects spirituels de sa vie. Souvent parmi les participants, la recherche de la spiritualité peut donner limpression de quelque chose de spécial, d'inatteignable. Cependant, la personne en cause a trouvé un moment dillumination en lien avec son travail. Il a mieux compris la relation quil avait avec ses employés au restaurant, de la façon dont il traitait ses collègues, de la façon dont ils avaient l'habitude dinteragir et de coopérer. Pour lui, cette expérience dappartenir à un groupe, relevait de la spiritualité.
Anna Halprin a révolutionnée la danse, en la décloisonnant, en la rendant plus accessible. Les participants à ses stages ont appris à écouter leurs corps, ont formé une communauté temporaire, égaux dans leurs différences. Cette inclusion peut elle être appliquée aux non-humains une fois que nous aurons appris à danser avec nos différences ?
\subsection{Deborah Hay is \textit{playing awake}}
Deborah Hay (n. 1941) est danseuse, chorégraphe, écrivaine et enseignante. Son travail se concentre sur des projets de danse postmodernes impliquant des danseurs peu formés, sur un accompagnement musical fragmenté. Son style de danse est défini par des mouvements ordinaires, sous la forme de partitions. Hay est l'une des fondatrices du Judson Dance Theater - collectif de danseurs, compositeurs et artistes visuels qui se sont produits entre 1962 et 1964, à la Judson Memorial Church à Greenwich Village en Manhattan. Les artistes impliqués dans ce collectif sont reconnus pour avoir déconstruit la pratique et la théorie de la danse moderne. Sur son site, Hay mentionne également linfluence de ses débuts dans la compagnie de Merce Cunningham. Lors dune tournée au Japon en 1964, elle rencontre le théâtre Noh et incorpore dans sa pratique l'extrême lenteur, le minimalisme et la suspension des mouvements dans sa chorégraphie post-Cunningham.
En 1966, Hay et d'autres artistes travaillent avec les experts en informatique des Bell Labs, dans des performances collaboratives intitulées \textit{9 Evenings: Theatre and Engineering}. Lors de cette collaboration, elle participe à la performance : \textit{Studies in Perception 1} de Ken Knowlton et Leon Harmon. Une photo de Hay, nue allongée avec lun de premiers ordinateurs de Bell, est alors imprimée dans le New York Times puis exposée lors de l'une des premières expositions d'art informatique - ``The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age” au Museum of Modern Art de New York à la fin de lannée 1968.
Son propre projet chorégraphique pour E.A.T. est la performance \textit{Solo} présentée du 13 au 23 octobre 1966 au 69th Regiment Armory.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/hay_solo_eat}
\caption{Deborah Hay, \textit{Solo}. Source: archives vidéo de la Fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie.}
\label{fig:haysoloeat}
\end{figure}
Dans \textit{Solo}, la chorégraphe américaine considère une distribution égale en temps et visibilité pour chaque élément de la performance. Les danseurs, les dispositifs technologiques, l'éclairage et la trame sonore ont le même rôle. Hay choisit le corps en marche comme motif de base, à partir duquel elle organise des séquences chorégraphiques simples appelées \textit{moments}. Sur le plateau se trouvent des danseurs et des plateformes mobiles, téléguidées par des interprètes assis à vue (sur le coté gauche du plateau). Chaque élément peut prendre une place passive ou active à l'intérieur de la performance. Ainsi les 16 danseurs déambulent à pied ou sont transportés sur les 8 plateformes téléguidées, qui à leur tour représentent des objets indépendants en mouvement ou des machines qui facilitent le déplacement des humains. Une série de consignes données aux interprètes (qu'il s'agisse des danseurs ou des pilotes des plateformes) structurent la durée et la nature d'un moment dans la séquence chorégraphique globale.
Après ces projets collectifs et son expérience avec les dispositifs technologiques, elle quitte New York pour sinstaller dans une commune de Vermont, en 1970. Éloignée du monde de l'avant-garde artistique new-yorkaise, elle crée\textit{Ten Circle Dances} (1971) - une pièce jouée dix soirs consécutifs sans public. Ses observations lors de cette période d'introspection lamènent à produire beaucoup de solos qui deviennent avec le temps, son mode de création privilégié. Cette écriture prend une place fondamentale à l'intérieur de son processus de création et donne suite à des réflexions écrites sur la danse:
\begin{quote}
``Ce que mon corps peut faire est limité. Ce nest pas une mauvaise chose car la manière dont je chorégraphie me libère de ces contraintes. Lécriture est alors ma façon de recadrer et de comprendre le corps à travers ma chorégraphie\footnote{en version originale: ``What my body can do is limited. This is not a bad thing because how I choreograph frees me from those limitations. Writing is then how I reframe and understand the body through my choreography.”}.”
\cite{hay2000my}
\end{quote}
Son premier livre, \textit{Moving Through the Universe in Bare Feet} (1975), contient ses observations tirées de cette expérience. Puis en 1976, Hay déménage du Vermont à Austin, au Texas, où elle commence à développer un ensemble de pratiques chorégraphiques intitulées \textit{playing awake} ou \textit{jeu éveillé} qui engageaient l'interprète à plusieurs niveaux de perception à la fois. Cette méthode chorégraphique a été dabord enseignée lors des ateliers d'interprètes et danseurs non formés et amateurs, donnant suite à des performances publiques ultérieurement. Son deuxième livre, \textit{Lamb at the Altar: The Story of a Dance} (1994), documente le processus créatif utilisé lors de cette période. Dans les années 1990, Hay se concentre presque exclusivement sur des danses solo, développées avec des principes de \textit{playing awake} - sa méthode chorégraphique expérimentale. Ces œuvres comprennent \textit{The Man Who Grew Common in Wisdom} (1989), \textit{Voilà} (1995), \textit{The Other Side of O} (1998), transmises ensuite à des interprètes renommés aux États-Unis, en Europe et en Australie.
Son troisième livre \textit{My Body, The Buddhist}, est publié par la suite à Wesleyan University Press en 2000. Ce livre contient ses réflexions sur le bouddhisme et les leçons qu'elle a apprises en portant une attention particulière à son corps pendant qu'elle dansait. Le concept de \gls{mémoire cellulaire} est également décrit dans cette livre. Bien que difficile de définir, ce concept élargit lexpérience de la perception au niveau cellulaire. Ainsi pour Hay, lexpérience de chaque cellule peut être ressentie individuellement. Dans sa thèse \textit{Dance in the light of neuroscience : sharing the experience of Deborah Hay's performance : her work and reflections}, la chercheuse Gabriela Karolczak part du postulat que la danse est une expérience partagée entre un danseur et un spectateur, enracinée dans le mécanisme neurologique des \gls{neurones miroirs}\cite{karolczak2011dance, gallese1996action}. Pour elle, les point d'interrogation en danse, dont les neurosciences peuvent apporter des éléments de réponse, visent la validité écologique des expériences vécues. Le travail de Hay et la façon dont elle témoigne de ses observations empiriques à travers des décennies de pratique, transforment ses spectateurs en participants actifs à ses questionnements. Dailleurs le credo artistique de Hay est défini de façon suivante:
\begin{quote}
``Sans que ce soit mon intention, la danse est devenue un moyen détude et dapplication du détachement. En fait, je préfère le terme de détachement car il implique un rôle plus actif dans le lâcher-prise. Léquilibre entre la fidélité et le désattachement de cette fidélité, d'une façon sensuelle et chorégraphique, est la manière dont la pratique de la danse reste vivante pour moi
\footnote{``Without it being my intention, dance has become a medium for the study and application of detachment. Actually, I prefer the term dis-attachment because it implies a more active role in letting go. The balance between loyalty and dis-attachment to that loyalty, sensually and choreographically, is how the practice of dance remains alive for me.” December 2010}.”
\end{quote}
Plus que des repères, ces œuvres et chorégraphes, dont je revendique l'influence, ont apporté leur contribution à l'histoire de la danse tout au long du 20e siècle. Par leur existence, elles ont ouvert le chemin de lexpérimentation en transformant la danse en moyen décriture corporelle. Reste à voir comment l'usage des nouvelles technologies va influencer les formes d'expression de cet art.
À travers une approche sensorielle du mouvement et de la performance, la chorégraphe Deborah Hay partage les ressorts intimes de sa création artistique avec les danseurs avec lesquels elle travaille. Son livre \textit{My body, the Buddhist} constitue un journal intime de ses expérimentations et hésitations concernant cette voie du corps et son vécu.
\section{Notations de danse}
Outre les pratiques somatiques et l'improvisation dansée, un troisième champ de ressources pour mieux redéfinir et comprendre la danse, est celui de l'analyse du geste. Dans sa thèse, Salvatierra explique les liens entre les pratiques d'analyse du geste et les notations en danse:
\begin{quote}
``Elle (ndlr. l'analyse du geste) regroupe également des savoirs en biomécanique et en anatomie du mouvement humain, en relation avec des savoirs pédagogiques. Elle est historiquement reliée à la constitution de la discipline de lanalyse fonctionnelle du mouvement du corps dansé (dérivée de celle antérieurement connue sous lappellation de ``kinésiologie de la danse”), et travaille, comme les méthodes somatiques, avec lesquelles elle partage de nombreux enjeux, sur la plasticité sensorimotrice et sur la capacité de moduler les différents paramètres qui colorent la qualité expressive du geste.”
\end{quote}
Une raison pratique pour laquelle cette pratique s'est développée, est le fait de garder une trace des chorégraphies. Avant lapparition du numérique, archiver la danse par écrit a été une manière de garder intact le patrimoine culturel de chaque époque. Si le mouvement humain partage avec la musique les caractéristiques propres à cette dernière - hauteur, force, durée, rythme - lexpression corporelle comporte en plus un aspect tridimensionnel particulièrement difficile à rendre en deux dimensions. Bien que la danse sécrit et se lit sur des partitions depuis le Moyen Âge, le 20e siècle a apporté de linnovation dans ce domaine. Pour décrire la fluidité du mouvement, déterminer sa durée et sa dynamique dans l'espace, ainsi que les singularités de l'interprète, les chorégraphes et chercheurs ont recours à des systèmes de notation plus complexes. Ainsi les plus connus des outils d'analyse et de transcription de la danse traduisent les mouvements de manière spécifique en utilisant des notations musicales et des silhouettes, des symboles abstraits, des lettres ou des abréviations. Leur objectif est daméliorer et répertorier les performances dansées dans la culture occidentale, mais aussi d'avoir une vision d'ensemble de ses caractéristiques.
\subsection{La notation Laban}
Le système de notation Laban, appelé aussi la cinétographie Laban, est un système décriture et danalyse du mouvement du corps humain publié en 1928 par le chorégraphe et pédagogue hongrois Rudolf Laban. Selon Goddard, ``limpuissance à saisir par notre organisation linguistique le sens profond du mouvement” a amenée Laban vers la mise au point de son système de notation. Sous le nom de Laban Movement Analysis, il développera ultérieurement \textit{la choreutique} ou harmonie du corps dans l'espace et \textit{l'eukinétique} ou étude de la dynamique du mouvement. Ces principes opposent pour Goddard ``pensée motrice et pensée en mots”.
Les principaux symboles de ce système sont les signes de direction avec leur durée et orientation, classifiés en formes et motifs pour déterminer la partie du corps concernée par le mouvement. Le placement des signes sur la portée donne une simultanéité des mouvements (lecture horizontale) et une succession (lecture verticale). Les distances, les relations avec des partenaires ou avec des objets, les micro-mouvements ou encore le dessin des déplacements au sol sont indiqués par des signes spécifiques.
Laban définit également \textit{la kinésphère} comme un espace imaginaire personnel placé autour d'une personne et accessible directement via ses membres tendus dans toutes les directions, jusqu'au bout des doigts et des pieds. Dans une kinésphère, les changements de forme peuvent être statiques - comme les changements de posture ou dynamiques - comme la manière dont le corps évolue activement d'un point à un autre dans l'espace. Ce concept clé dans l'analyse du mouvement est étroitement lié à la qualité du mouvement, définie en lien avec la notion de qualité de la forme dans une chorégraphie.
\begin{figure}
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\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/laban}
\caption{Exemple de notation Laban. Source: https://www.britannica.com/art/labanotation}
\label{fig:laban}
\end{figure}
\subsection{La notation Benesh}
Apparu à Londres en 1955 sous le nom de Notation de Mouvement Benesh, ce système de notation a été créé par Rudolf Benesh, musicien et mathématicien. Lobjectif de la notation Benesh est de codifier de façon concise par l'écriture, tous les mouvements possibles du corps humain - à la manière d'une partition de musique. Autre que lanalyse de mouvement chorégraphique, cette notation sera utilisée conjointement dans le domaine de lergonomie, de la médecine et de lanthropologie de la danse. Entre autres, la notation Banesh fait partie d'un projet pilote réalisé avec le Centro di Educazione Motoria de Florence en 1967. Cela permet danalyser les déficiences musculaires et contribue au traitement des enfants souffrant de paralysie cérébrale. Des physiothérapeutes basés en Suède et au Japon étudieront également le potentiel de la notation comme outil dobservation clinique et danalyse pour des créations chorégraphiques. Néanmoins, la notation Benesh est principalement utilisée aujourd'hui comme outil d'enregistrement et d'analyse du mouvement. Sa grammaire est claire et simple: lues de haut en bas, les cinq lignes du cadre de notation coïncident avec les positions de la tête, des épaules, de la taille, des genoux et des pieds. Des points ou des lignes délimitent la position et le mouvement de chaque articulation.
\begin{figure}
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\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/benesh}
\caption{Exemple d'une notation Benesh. Source: https://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=298}
\label{fig:benesh}
\end{figure}
\subsection{La notation Eshkol-Wachman}
La notation de mouvement Eshkol-Wachman est un système d'enregistrement de mouvement développé en Israël par la chorégraphe Noa Eshkol et l'architecte Abraham Wachman. Moshe Feldenkrais pratiquait ce type de notation, comme expliqué dans sa collection d'exercices\cite{feldenkrais1987lessons}. Apparu en 1958, ce système a été créé pour la danse, afin de permettre aux chorégraphes et aux danseurs de reconstituer tout type de mouvement de danse contemporaine dans son intégralité. En comparaison avec la plupart des systèmes de notation et analyse de mouvement, Eshkol-Wachman est destinée à noter n'importe quel type de mouvement au travers des chiffres. Cela peut se reproduire facilement sur l'ordinateur, comme dans l'exemple de la librairie software \textit{MOVement-oriented animation Engine} (MovEngine) développée à Salzburg University entre 2008 et 2013. \cite{drewes2016movengine} montrent comment la notation Laban et la notation Eshkol-Wachman ont inspiré la conception de cette librairie.
Ainsi, dans la notation Eshkol-Wachman le corps est divisé en articulations où chaque paire d'articulations définit un segment de ligne. Chaque système articulé des axes tient compte des relations spatiales et des changements des relations entre différentes parties du corps. Le résultat est un processus analytique, entre le corps, lespace et le temps dans un référentiel sphérique où les directions et les trajectoires de chaque partie du corps sont répertoriées. Quand une extrémité d'un segment de ligne est maintenue dans une position fixe, ce point est le centre de la sphère dont le rayon est la longueur du segment de ligne. Les positions de l'extrémité libre sont définies comme deux valeurs de coordonnées sur la surface de cette sphère, analogues à la latitude et à la longitude dun globe mais écrites sous la forme des fractions avec le nombre vertical écrit au-dessus du nombre horizontal.
\begin{figure}
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\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/eshkol}
\caption{Exemple de notation Eshkol-Wachman immplementé dans une interface numérique. Source: photo du livre Dance Notations and Robot Motions de J.P. Laumond (2016)}
\label{fig:eshkol}
\end{figure}
Ces systèmes de notation ont permis la transmission de la danse dans des domaines scientifiques, comme la robotique. Jean-Pierre Laumond parle de cette association de la notation en danse avec la robotique, afin de mieux comprendre les fondements informatiques d'une action anthropomorphique\cite{laumond2016dance}:
\begin{itemize}
\item ``Comment une action anthropomorphique se décompose en une séquence de mouvements ?
\item Comment un état émotionnel se reflète dans un mouvement ?
\item Comment décrire une danse en termes d'une séquence de mouvements élémentaires ?”
\end{itemize}
Les descriptions de mouvement sont libérées de lanalyse sémiotique des gestes, des qualificatifs et jugements qui donnent une valeur subjective à l'acte artistique. Elles retranscrivent les déplacements et les mouvements corporels dans l'espace et le temps avec la précision d'une partition musicale. C'est pour cela qu'il me semble important de les mentionner ici, comme préambule pour les retranscriptions de mes propres mouvements que je vais présenter au dernier chapitre de cette thèse. Ces retranscriptions font partie de mon cahier de bords dans une forme hybride mélangeant à la fois des notions de Benesh avec des dessins et des gribouillages.
\section*{Conclusion}
Ce premier chapitre explique les concepts en lien avec la danse et l'approche que j'utilise, notamment en lien avec l'\gls{intelligence sensorielle} et l'\gls{intelligence du mouvement}.
Il commence par une contextualisation des pratiques somatiques et outils de travail sur le plateau, que j'ai pu expérimenter depuis 2013: BMC, Feldenkrais, Viewpoints, Jien Butō et Gaga parmi autres. Un sous-chapitre dédié au \textit{Shaking}, avec un exemple d'exploration sensorielle en pratique déchauffement corporel synthétise mes observations et applications empruntées à ce différents techniques.
Il se poursuit avec une présentation des chorégraphes qui ont œuvré pour un renouvellement des formes. J'y mentionne ceux dont le travail m'a le plus marqué et dont je me sens inspirée comme Anne Teresa de Keersmaeker, Dimitri Papaioannu, Wim Vandekeybus ou Lia Rodrigues. Vient ensuite une section dédiée à Anna Halprin et Deborah Hay comme chorégraphes et chercheuses qui ont pensé différemment le corps, en ouvrant la voie vers la danse postmoderne. En fin de chapitre, la partie dédiée aux systèmes de notation en danse Laban, Eshkol-Wachman et la notation Benesh que j'ai pu expérimenter lors d'un atelier d'initiation donné par Logan Sandrige en 2022, anticipe une manière plus concrète d'apercevoir le mouvement.
\clearpage
% \acrshort{ca}
\chapter{\textit{Conscience} du corps dans la robotique}
\textit{Affective schemas remain unconscious when not matched with accommodation.} J. Piaget
Notre recherche-création est pensée comme un exercice d'imagination et de spéculation. Linterprétation que je donne au concept de \gls{conscience artificielle} (CA) est pensée en lien avec des réflexions éthiques sur l'avènement de la technologie et son impact sur notre société. Des disciplines telles la psychologie, la neurologie et les neurosciences ou la philosophie, narrivent pas à se mettre daccord sur ce que le terme \gls{conscience} humaine désigne. Imaginer l'équivalent artificiel de cette conscience reste ici une simple projection artistique. Cependant, des artefacts comme les robots (dont elle pourrait un jour être issue), leurs spécificités et capacités sont des paramètres que j'ai pu étudier de près, en observant leur rapport à l'\gls{intelligence} et l\gls{adaptation}. Je suis consciente que des termes telles la conscience, l'intelligence ou l'adaptation ont des significations spécifiques, selon le domaine où elles opèrent. Une grande partie de ces mots-clé et leurs notions complexes sont définis dans le glossaire en fin de manuscrit. D'autres comme les pratiques somatiques, émergent en lien avec une discipline (la danse) et je cherche leur équivalent dans d'autres domaines. Pour lier pratiques somatiques et robotique, je tente d'abord identifier des sous-domaines dans la robotique qui pourraient être intéressés par cela.
Bien qu'ils sont au cœur des investissements économiques actuels, les robots ne sont pas encore accessibles à grande échelle. Pour ouvrir le débat, prenons le cas de lordinateur comme exemple d'artefact électronique auquel nous interagissons le plus. Il a été construit grâce à des modélisations mathématiques d'opérations logiques de calcul. Comme l'explique bien l'artiste et chercheur Simon Penny, la puissance de calcul d'un ordinateur est impressionnante, mais il n'est pas doté d'une intelligence propre:
\begin{quote}
``L'ordinateur est une machine à manipuler des symboles. Le monde nest pas constitué de symboles ; nous transformons le monde en symboles pour l'ordinateur. Les humains deviennent une interface analogique-numérique entre le monde et Internet. Le monde reste en dehors de lordinateur et du symbolique, mais bizarrement, lamalgame des produits informatiques avec le monde, passe inaperçu sous lhégémonie du numérique
\footnote{en version originale: ``The computer is a machine for manipulating symbols. The world is not symbols; we turn the world into symbols for the computer. Humans are the analog to digital interface between the world and the internet. The world remains outside the computer and outside the symbolic, but under the hegemony of the digital, the conflation of the products of computing with the world, bizarrely, goes unremarked.”}.” \cite{penny2019mit}
\end{quote}
Sa grande capacité danalyse de données et son potentiel d'interconnexion rendent l'ordinateur indispensable à nos vies.
Le philosophe Bernard Stiegler le décrit comme une extension de la mémoire humaine. Pour lui les outils et la technique peuvent prolonger des capacités humaines, pourvu qu'un seuil critique d'\gls{équilibre homme-machine} est respecté\cite{stiegler2023sa}. En contrepoids, laccumulation continuelle des données, identifiée sous le nom de \gls{big data}, pose de plus en plus des problèmes danalyse. Rajouter à cela le fait qu'aucune machine nest capable dinterpréter des données sans laide d'un humain qui configure en amont les critères de lanalyse. Même pour un informaticien spécialiste en \gls{deep learning}, la phase où lalgorithme apprend puis sentraîne pour saméliorer, reste opaque. Nous assistons à des comportements et phénomènes cryptiques de la machine et leur effet sur la compréhension de lhumain. Nous composons avec cette réalité partielle. Selon le degré de maîtrise ou les compétences, nous sommes capables d'expliquer plus ou moins un effet ou un comportement en lien avec ces dispositifs technologiques.
Par cette thèse, mon but est d'interroger la façon dont les robots influencent des nouvelles formes dexpressivité corporelle dans une performance de danse. J'accorde une grande importance aux accidents qui surgissent dans ce type dinteraction, en les utilisant comme catalyseurs pour mon inspiration artistique. Pour mieux comprendre les processus cognitifs qui ont lieu lors des interactions artistiques avec les robots, une mise au point concernant les recherches en sciences cognitives m'a été nécessaire. Ce domaine, né dans les années 1950 aux États-Unis, regroupe plusieurs disciplines scientifiques (parmi lesquelles les neurosciences et l'intelligence artificielle) qui cherchent à expliquer la cognition artificielle et la cognition naturelle.
\section{L'approche cognitiviste}
Dans les années 1990, Varela, Thompson et Rosch écrivent \textit{The Embodied Mind - Cognitive Science and Human Experience}\cite{varela2017mit} afin de faire un état de lieu des sciences cognitives. Plus précisément, ils analysent la façon dont le cerveau, le corps et lenvironnement sont intégrés dans la cognition. Ils lient lavènement des sciences cognitives à la cybernétique. Parmi les principes qui ont le plus impacté l'évolution des sciences cognitives, ils listent:
\begin{itemize}
\item lutilisation de la logique mathématique pour modéliser le système nerveux en neurosciences
\item lutilisation des algorithmes de calcul et statistique pour définir une IA en informatique
\end{itemize}
Plus tard, cela a également contribué à la mise en pratique de la théorie des systèmes en ingénierie, tout comme à la théorie du contrôle en robotique et aux premiers exemples de systèmes artificiels auto-organisés.
Lors des dernières décennies, les sciences cognitives ont suscité beaucoup de débats entre les prises de position fonctionnelles des neurobiologistes qui ignorent le rôle de lexpérience subjective et les phénoménologues qui analysent le vécu expérientiel, sans sintéresser aux processus physiologiques du corps. Les applications en lien avec la cognition vont révolutionner plusieurs domaines d'activité dont la robotique, une fois que ces deux perspectives complémentaires sont acceptés par les différentes communautés scientifiques.
Selon l'école qui la revendique, la cognition et ses propriétés sont sujettes à des multiples points de vue et d'oppositions. Pour témoigner de la difficulté d'employer les termes présents dans ce chapitre, et les appartenances que chaque champ revendique, nous nous appuyons sur les observations de lartiste Simon Penny. Dans son anthologie \textit{Making sense: cognition, computing, art and embodiment}, Penny énumère les quelques termes que j'emploie lors de cet état de l'art, avec la polémique qui les entoure:
\begin{quote}
``la perspective autopoïétique de la cognition est incompatible avec la perspective cognitiviste (qui dérive de la philosophie analytique anglo-américaine, même si les philosophes analytiques ont accusé les cognitivistes d'être un peu négligents). Les philosophes continentaux (phénoménologues) établissent des distinctions différemment. Lorsque Lakoff et Johnson parlent de linconscient cognitif, leurs conceptions du conscient et de linconscient sécartent des idées freudiennes. Lune des raisons de cette confusion terminologique résident dans le changement de paradigme lui-même. Néologismes (certains d'entre eux maladroits) et des emprunts à d'autres langues abondent parce que le langage existant est construit autour de concepts dualistes. Un nouveau langage est nécessaire. Maturana et Varela inventent l'\gls{autopoiesis}. Gibson propose l'\gls{affordance}. De même, \gls{umwelt} et \gls{enactivisme} et d'autres termes font désormais partie d'un nouveau vocabulaire
\footnote{en version originale: ``the autopoietic conception of cognition is incompatible with the cognitivist conception (which is derived from Anglo-American analytic philosophy, though ana­lytic philosophers have accused cognitivists of being a bit sloppy). Continen­tal philosophers (phenomenologists) draw distinctions differently. When Lakoff and Johnson talk about the cognitive unconscious, their conceptions of the conscious and unconscious diverge from Freudian ideas. One reason for this confusion of terminology is precisely the condition of the paradigm shift itself. Neologisms (some of them clunky) and borrowings from other languages abound because existing language is built around dualist concepts. New language is needed. Maturana and Varela coine \gls{autopoiesis}. Gibson invented \gls{affordance}. Likewise \gls{umwelt} and \textit{enactivism} and other terms are now part of a new vocabulary.”.”}
\cite{penny2019mit}
\end{quote}
Par exemple l'affordance, concerne les possibilités d'interaction d'un objet (une tasse sur la table peut servir pour boire aux humains qui la prennent en main, tandis qu'une mouche s'y noie et une insecte peut se faire écraser en marchant en-dessous). De façon comparable, si nous considérons les robots comme des objets, la manière dont nous les employions dépend de notre contexte (un robot médical est utilisé d'une manière en laboratoire lors de sa configuration, d'une autre à lhôpital et d'une autre dans un spectacle de danse).
\subsection{Le cognitivisme}
Les préoccupations actuelles de certains scientifiques s'orientent vers un renouvellement de la vision traditionnelle du cognitivisme. Ce courant a été fondé dans les années 1950, autour de représentations et de calculs mentaux. Ses principes ont été promus en outre par les recherches de l'épistémologiste suisse Jean Piaget (1896-1980) sur la biologie du développement des enfants.
Les découvertes de Piaget ont ensuite influencé le \gls{constructivisme} qui place l'expérience au cœur de l'acquisition des savoirs. Des modèles théoriques inspirés par le cognitivisme, emploient les mécanismes de construction active des savoirs au centre des expérimentations pratiques.
Un des objectifs du cognitivisme est de démontrer comment les états intentionnels définis par des propriétés causales (c'est à dire désirs, intentions), sont physiquement possibles et capables d'induire un comportement. Pour illustrer cela, Valera utilise la notion de \textit{calcul symbolique} où les calculs sont définis comme opérations sur des symboles qui respectent ou sont contraints par des valeurs sémantiques. En revanche, il souligne combien il est important de se rappeler quun ordinateur fonctionne seulement sur la forme physique des symboles quil calcule, puisquil na pas accès à leur valeur sémantique. Avec le temps, lidée que la logique ne suffit pas pour simuler et comprendre le fonctionnement du cerveau a fait émerger des points de vue contradictoires parmi les chercheurs. Pour Varela l'intelligence réside dans la capacité de calcul des symboles:
\begin{quote}
``Lintuition centrale derrière le cognitivisme est que lintelligence y compris lintelligence humaine ressemble tellement au calcul dans ses caractéristiques essentielles, que la cognition peut en réalité être définie comme le calcul de représentations symboliques. Il est clair que cette observation naurait pas pu exister, sans les résultats obtenus au cours de la décennie précédente. La principale différence est qu'aujourd'hui lune des nombreuses idées originales et provisoires, est désormais promue au rang dhypothèse à part entière. Cela avec un fort désir de démarquer ses limites de ses racines exploratoires et interdisciplinaires, où les sciences sociales et biologiques occupent une place consacrée dans leur multiple complexité
\footnote{en version originale: ``The central intuition behind cognitivism is that intelligence—human intelligence included—so resembles computation in its essential characteristics that cognition can actually be defined as computations of symbolic representations. Clearly this orientation could not have emerged without the basis laid during the previous decade. The main difference was that one of the many original, tentative ideas was now promoted to a full-blown hypothesis, with a strong desire to set its boundaries apart from its broader, exploratory, and interdisciplinary roots, where the social and biological sciences figured preeminently with all their multifarious complexity.”}.”
\cite{varela2017mit}
\end{quote}
Lorsquun système non-vivant est capable de calculs performants il devient intelligent. Les sciences sociales apportent des nouvelles variables difficilement modélisables dans cette équation. Pas loin du début du 20e siècle, entre une vision matérialiste du monde et son contrepoids marqué par le dualisme corps-esprit, des philosophes tels Raymond Ruyer\cite{van1940raymond} ou Henri Bergson\cite{bergson1896matiere} traitent aussi de ces questions. Les deux expliquent lactivité cognitive par la réalité physiologique du cerveau et son lien avec le corps. Si Ruyer affirme que ``cest du cerveau réel, de sa subjectivité, que naissent les sensations”, pour Bergson le cerveau est un instrument en relation avec le corps\cite{andrieu2005realite} dont le mouvement est compris grâce à sa mécanique. En contrepoids, Ruyer souligne le fait que le cerveau, comme siège de la conscience, a d'abord un fonctionnement sensoriel:
\begin{quote}
``Le cerveau est le lieu de lorganisme par où passent les circuits externes, la fabrication des outils et des machines, la création des œuvres dart, des institutions sociales, lorganisation et lentretien de tous les produits de la culture. Le cerveau est en nous comme une
partie embryonnaire conservée. (...) Le \textit{je} psychologique et cortical est le résultat dun devenir mais second car il côtoie lorganique de sa mémoire corporelle. Cette coexistence est une intégration plutôt quun emboîtement, car lactivité de la conscience ne peut être séparée de son tissu vivant, se définissant ainsi comme une conscience sensorielle.”
\cite{andrieu2005realite}
\end{quote}
Ces observations théoriques vont être confirmées par des chercheurs en neuroscience quelques décennies plus tard, puisque cette \textit{intégration} de Ruyer sapproche comme définition de l'\gls{enactivisme} chez Varela et les autres. Dans le contexte spécifique de cette thèse pluridisciplinaire, les deux termes renvoient à l\gls{intelligence du corps} définie dans le chapitre précédent, notamment en lien avec le travail de Halprin sur le \gls{grounding}. Quant à une possible \textit{conscience du corps} et son vécu immanent, elles contiennent un savoir non-réfléchi et involontaire relevé par des pratiques somatiques et déveil corporel. En attribuant au mouvement une place primordiale dans la constitution de la sensibilité corporelle, nous souhaitons étudier son potentiel artistique.
\subsection{La théorie 4E de la cognition}
%https://www.researchgate.net/publication/280447321_Introduction_to_the_Special_Issue_on_4E_Cognition
J'ai choisi de présenter le concept de cognition sous langle de la Théorie 4E de la Cognition ou \gls{The 4E Cognition Theory}, dont les recherches se concentrent sur le lien entre la cognition, la perception et laction. Cette théorie défend lhypothèse que la cognition est plus quun modèle cartésien dopérations dans le cerveau. Lidée que le cerveau est similaire à un ordinateur, met en avant des phénomènes cognitifs entièrement déterminés par leur rôle fonctionnel. Cependant, ici les phénomènes cognitifs sont étudiés en lien avec leur environnement. Les processus comme les détails biologiques et physiologiques du corps dun agent, définies comme des processus extra-crâniens, sont analysés en lien avec son environnement naturel actif.
Les caractéristiques principales de cette théorie se déclinent en quatre types de cognition:
\begin{itemize}
\item la cognition incarnée ou incorporée (c'est à dire \gls{embodied cognition})
\item la cognition ancrée (c'est à dire \gls{embedded cognition})
\item la cognition énactée (c'est à dire \gls{enacted cognition})
\item et la cognition étendue (c'est à dire \gls{extended cognition})
\end{itemize}
Une des prémisses qui nous intéressent désigne lactivité perceptive-motrice comme constitutive pour la cognition. Cela ramène dans la discussion le rôle des sens sur la coordination motrice et donne suite à deux hypothèses danalyse:
\begin{itemize}
\item l'hypothèse forte, selon laquelle les processus cognitifs sont essentiellement produits lors des processus extra-crâniens, ou à lextérieur de la boîte crânienne;
\item lhypothèse faible, pour laquelle ces processus sont seulement à moitié résultats de l'activité extra-crânienne.
\end{itemize}
Dans le contexte de cette thèse, ces processus extra-crâniens correspondent à ce que nous avons défini dans le précédent chapitre comme \gls{intelligence du corps}. Puisque nous avons vu que la perception résulte de l'interaction entre le corps et environnement, une autre classification fait la différence entre les deux de la manière suivante:
\begin{itemize}
\item processus corporels (résultat de la dichotomie cerveau-corps)
\item processus extracorporels (impliquant un couplage cerveau-corps-environnement).
\end{itemize}
Si lapproche traditionnelle de la cognition se concentre sur la compréhension des processus neuronaux, la théorie de la cognition 4E vise l'observation puis la compréhension instinctive d'une action incarnée dans le corps. Cela implique une nouvelle démarche où les phénomènes cognitifs sont étudiés sous un angle physiologique, suivant les observations empiriques de plusieurs domaines connexes. Par exemple, la propriété de la cognition dêtre incorporée signifie être causalement dépendante de processus extracorporels en lien avec lenvironnement.
Tandis que lenaction\cite{rousseau2019mouvement} est définie par Varela en lien avec le couplage structurel (en anglais \textit{structural coupling}) - une double forme de cognition issue d'une interaction dynamique entre lorganisme et l'environnement. Cela représente une continuelle transformation des processus sensori-moteurs du corps et de lenvironnement-même. L'approche de Varela s'appuie sur deux étapes: d'abord la perception est décrite comme une action guidée, ensuite les modèles sensorimoteurs récurrents qui la facilitent, donnent suite à une forme de cognition en lien avec les sens:
\begin{quote}
``le point de départ de l'approche énactive est l'étude de la manière dont le sujet qui perçoit peut guider ses actions dans sa situation locale. Puisque ces situations locales changent constamment en fonction de l'activité du sujet, le point de référence pour comprendre la perception n'est plus un monde prédéterminé et indépendant de lui, mais plutôt la structure sensori-motrice du sujet (la manière dont le système nerveux relie les sens sensoriels et surfaces du moteur)
\footnote{en version originale: ``the point of departure for the enactive approach is the study of how the perciever can guide his actions in his local situation. Since these local situations constantly change as a result of the perciever's activity, the reference point for understanding perception is no longer a pregiven, perceiver-independant world but rather the sensori-motor structure of the perceiver (the way in which the nervous system links sensory and motor surfaces).”}.”
\cite{varela2017mit}
\end{quote}
Dans son introduction au livre dédié à la théorie 4E\cite{menary2010springer}, le philosophe Richard Menary cherche à intégrer les éventuelles contradictions quant aux propriétés de la cognition. Pour lui, les systèmes cognitifs sont multiples - résultat des fonctions biologiques en lien avec les représentation mentales. Ce caractère hétérogène de la cognition, valorise les multiples perspectives de connaissance de soi, lexpérience individuelle nétant pas en contradiction avec les observations empiriques collectives.
À son tour, l'artiste et chercheur Simon Penny relie l'expérience du corps à celle de la cognition étendue:
\begin{quote}
``La cognition ne se produit pas de manière exclusive dans la tête, ni dans un espace immatériel de manipulation logique de jetons symboliques. Ces approches proposent, de différentes manières, que la cognition soit incarnée ; intégrée aux tissus corporels non neuronaux ; ou étendu à des artefacts, à un environnement désigné, aux systèmes sociaux et aux réseaux culturels\footnote{en version originale: ``Cognition is held not to occur (exclusively) in the head or necessarily in some immaterial space of logical manipulation of symbolic tokens. These approaches propose, in different ways, that cognition is embodied; integrated with non-neural bodily tissues; or extended into artifacts, the designed environment, social systems, and cultural networks.”}.”
\cite{penny2019mit}
\end{quote}
En appliquant ses principes à l'art, Penny ne vise pas seulement une des caractéristique de cette théorie élargie, pour lui le mot \textit{cognition} inclut au sens général chacune des composantes de la théorie 4E. En neurosciences cependant, les désaccords entre les comportementalistes et les cognitivistes quant aux implications de cette théorie dans des autres domaines, la situent au cœur des expérimentations actuelles.
En ce qui nous concerne, nous souhaitons clarifier le lien entre la cognition définie selon la théorie 4E, la danse et la robotique, pour mieux comprendre ce concept émergeant de CA. Nous allons voir dans les prochaines pages comment la robotique s'inspire de cette théorie pour développer des robots ancrés dans leur environnent, capables d'interactions multimodales complexes. Reste à voir dans quelle mesure la danse, ou l'art en général, peut contribuer à une meilleure implémentation de ces principes.
\subsection{La boucle perception-action-cognition}
Un autre concept qui contribue à cette théorie est la \gls{boucle perception-action-cognition}. Selon cette hypothèse théorique, la cognition est le résultat du couplage entre la perception et l'action d'un sujet sur son environnement. Les chercheurs Chris D. Frith et Thomas Metzinger\cite{frith2016stab} avancent lidée que la conscience, en tant quexpérience subjective et auto-reflexive, détermine les comportements. Ils remarquent que du point de vue de la théorie de lévolution, la présence de la conscience, détectée chez certains animaux et humains, facilite une meilleure intégration et maîtrise de son environnement. De cette manière, la relation perception-action-cognition représente le cadre dexploration idéal pour mieux comprendre les expériences subjectives:
\begin{quote}
``l'expérience consciente pourrait alors être un modèle unique et génératif de réalité comprenant un sujet agissant, percevant et pensant simultanément\footnote{en version originale:
``conscious experience could then be a single, generative model of reality including a mode
of the self as currently acting, perceiving, and thinking.”}.”\cite{friston2016mit}
\end{quote}
Dans le livre \textit{4E Cognition: Historical Roots, Key Concepts, and Central Issues}\cite{newen20184e} (2018), Albert Newen, Shaun Gallagher, and Leon De Bruin interrogent la place des \gls{représentation}s dans l'incorporation (\gls{embodiment}) ou comment le couplage entre cerveau, corps et environnement est interprété par la cognition. Le chapitre \textit{Couplage cerveau-corps-environnement et experience sensorielle de base}\footnote{en version originale: BrainBodyEnvironment Coupling and Basic Sensory} explore le concept \textit{dintentionnalité} comme caractéristique de la conscience. Ainsi, selon l'hypothèse pour laquelle la perception est orientée vers laction, lintentionnalité motrice devient un des facteurs clé :
\begin{quote}
``Lidée selon laquelle la perception est orientée vers laction conduit à une intentionnalité motrice de base un concept qui dérive de la phénoménologie, mais que lon retrouve également chez des pragmatiques tels que John Dewey. Comme le note Robert Brandom, citant Dewey, \textit{le type d'intentionnalité le plus basique (au sens d'orienté vers les objets) est la manipulation habile des objets exposés par une créature sensible qui maîtrise cette interaction}. Cela relève d'une forme dintentionnalité intégrée à des mouvements corporels en tandem avec des exigences environnementales\footnote{en version origianle: ``The notion that perception is action-oriented leads to a consideration of a very basic motor intentionality —a concept that derives from phenomenology, but that can also be found in pragmatists such as John Dewey. As Robert Brandom notes, citing Dewey, \textit{the most fundamental kind of intentionality (in the sense of directedness toward objects) is the practical involvement with objects exhibited by a sentient creature dealing skillfully with its world}. This captures a form of intentionality that is built into skillful bodily movement in tandem with environmental demands.”}.” \cite{newen20184e}
\end{quote}
Selon moi, ce genre dintentionnalité (qui n'est pas le résultat dun processus mental, mais de l'acquisition d'une forme de maîtrise des actions) est aussi représentatif pour le geste dansé, tout comme pour les robots qui exécutent des tâches répétitives avec précision. Nous avons vu dans le sous-chapitre présentant les observations de Varela, comment la notion dincarnation, telle quelle est définie dans la théorie 4E, nécessite un couplage complexe entre cerveau, corps et environnement. D'une façon analogue, ce couplage est aussi la base des systèmes robotiques où les processus de computation internes se font en lien avec lenvironnement du robot (son \gls{workspace} ou espace opérationnel, que nous allons détailler dans le prochain chapitre).
La théorie 4E de la cognition, me semble aujourd'hui être la plus récente tentative de structurer les approches et renouveler les avancées théoriques du début de 20e siècle. Il est tout aussi intéressant de remarquer comment ces nouveaux paradigmes ont facilité lapparition de nouvelles disciplines parmi lesquelles:
\begin{itemize}
\item la philosophie de lesprit, en anglais \textit{philosophy of mind}, dont la question centrale est la relation entre corps, esprit et leur ancrage dans lenvironnement,
\item la philosophie des sciences, en anglais \textit{philosophy of mind}, qui étudie la nature même de lactivité scientifique et ses spécificités,
\item lépistémologie, du grec \textit{épistemos} qui signifie science et \textit{logos} qui signifie discours - dont lobjet est lanalyse critique dune science en particulier, en tenant compte de son évolution, de sa valeur, et de sa portée philosophique.
\end{itemize}
Dans le même temps, les différentes approches concernant la cognition ont aussi contribué à l'avènement des sous-disciplines connexes, telles les études sur la conscience, qui partagent une partie des questions aujourd'hui sans réponse. Précurseur de cette théorie 4E, Varela rajoute la question de l'action, à ses intuitions quant à la nature de la conscience:
\begin{quote}
``Sur la base de son moi cognitif virtuel, mais néanmoins cohérent et autonome, le sujet fait émerger depuis son corps, « énacte » dit Varela, ses propres significations au fil de l'histoire de son couplage à l'environnement. Avec l'énaction, la cognition est incarnée (embodied cognition). Le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l'organisme bouge, agit, perçoit, se reproduit, rêve, imagine. C'est de cette activité permanente qu'émerge le sens du monde et des choses.”\cite{lestage2021approche}
\end{quote}
Dans notre contexte l'action est la danse, les significations qui découlent de cette intention à danser sont faciles à déterminer. En revanche, aucun robot ne saura nous aider à expliquer le siennes. Pourtant, participer à cette enquête subjective sous la forme d'une recherche-création avec des robots qui dansent (ou font semblant de danser), nous permet de faire des projections à leur place.
\section{Définitions de la conscience}
Avant de comprendre ce quest la \gls{conscience artificielle}, nous nous interrogeons sur les caractéristiques de la conscience humaine. Souvent nous disons quun organisme vivant est conscient lorsquil est éveillé. Quelle sera alors le qualificatif pour les robots ou dautres types dorganismes artificiels?
Des propriétés telles \textit{calcul mental}, \textit{apprentissage} ou \textit{mémoire} arrivent à mieux définir lintelligence humaine. Néanmoins chacun a son propre ressenti concernant sa conscience, du moins pour les organismes vivants intelligents. Lexpérience subjective immédiate ou la \gls{qualia} est ce qui détermine cette expérience de conscience. En parallèle avec lintelligence, des processus comme la perception et la motricité sensorielle, la capacité de prédire lenvironnement ou de témoigner des comportements complexes, structurent notre imaginaire autour de cette expérience. Étant donnée limprécision des facteurs subjectifs, suivie par la multiplicité des points de vue selon les disciplines qui adressent cette question, il semble peu probable que nous allions identifier une bonne définition de la conscience dans notre étude. Ce qui m'intéresse plutôt est de comprendre dans quelle mesure le matérialisme et le pragmatisme des sciences trouvent un écho dans interprétation artistique que nous proposons. Cet exercice prend appui sur plusieurs concepts propres à chaque vision (matérialisme versus dualisme) dans une tentative de les homogénéiser.
Puisque les débats sur la conscience, comme ceux sur la cognition, se heurtent toujours à des questions de définition, nous tenterons de définir ce terme selon différents courants de pensée. La plus pertinente, dans notre contexte, est la vision neuroscientifique du terme, puisqu'elle peut clarifier les enjeux en art et en robotique à la fois.
Pour cela nous nous appuyons sur la littérature\cite{friston2016mit}. Selon les critères que les chercheurs emploient il existent différentes propriétés de la conscience.
\textbf{La conscience et ses propriétés}
Un premier critère est celui du niveau de conscience, propre aux créatures vivantes - ce niveau varie entre plusieurs étapes parmi lesquelles les états végétatifs, les états de sommeil sans rêve et létat déveil conscient vif.
Le deuxième se concentre sur le contenu de la conscience ou ce que cela veut dire d'avoir une connaissance \textit{auto-réflexive} de son propre état mental. Pour les créatures
vivantes, il existe des sortes de ``stimuli auto-référentiels”\cite{vanhaudenhuyse2007elsevier} - propres au fait de suivre son reflet dans le miroir. Évidemment qu'à l'heure actuelle, ce phénomène nest implémenté que très peu dans les machines et lorsque cela est fait, cela soulève des questions éthiques\cite{chatila2022pourquoi}. Vanhaudenhuyse propose une schéma qui détaille la corrélation entre le niveau déveil et la conscience de soi et de lenvironnement:
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/vangaudenhuyse}
\caption{Schéma illustrant les différents niveaux de conscience et leur lien avec lenvironnement dans l'article de Vangaudenhuyse (2007).}
\label{fig:vangaudenhuyse}
\end{figure}
Ainsi nous apprenons quil existe des variations entre létat végétatif (propre aux patients réveillés dun coma sans état de conscience détectée) caractérisé par des mouvements réflexes, et létat minimal de conscience où le patient est capable de comportements incohérents mais reproductibles et soutenus. Dans cet état minimal de conscience, un patient peut manifester des signes clairs de conscience de son environnement et de lui-même. La même étude fait la distinction entre la conscience et la conscience de soi, en listant les propriétés de la conscience de soi:
\begin{quote}
``la conscience quil existe dautres consciences que la nôtre; notre capacité de répondre adéquatement à des stimuli de lenvironnement; notre aptitude à reconnaître notre corps comme étant le nôtre; la métaconscience, nous permettent de comprendre nos comportements et ceux des autres en terme de désirs et croyances; la connaissance que nous avons de nous-mêmes comme étant le narrateur de notre propre vie.”\cite{vanhaudenhuyse2007elsevier}
\end{quote}
Lorsque identifiés grâce à la neuro-imagerie fonctionnelle, les processus auto-référentiels semblent présents seulement lors des états déveil actif. Dans la même mesure, lors des états de conscience altérés dont lévolution nest pas linéaire, le rapport à lenvironnement est déterminant.
Le chercheur Tom Ziemke, professeur en systèmes cognitifs travaille depuis 1996 sur la recherche de formes incarnées de conscience. Dans ses écrits il évoque la relation entre lIA incarnée dans des dispositifs physiques et la biologie synthétique. Selon lui, un programme qui assure une relation entre le robot et son environnement via des capteurs et actionneurs, représente une forme dIA incarnée. Son travail, inspiré par F.J. Varela, lie lintelligence à létat \textit{dautopoiese} ou \gls{autopoiesis} comme façon dorganiser la vie. Ziemke se demande si la conscience est essentiellement liée au domaine du vivant, ou si tout système autonome auto-référentiel est capable dune forme de conscience. Quelle analogie pourrons-nous appliquer à la présente étude de cas d'une forme de CA pour les robots. Des robots sauvages ou des robots en transe, pourront-ils mieux témoigner d'un état proche de \gls{qualia}?
L'étude\cite{friston2016mit} liste également des propriétés de la conscience: avoir un contenu phénoménal spécifique, être en contact direct avec la réalité et non ses représentations, être instantanée. La conscience devient alors un aspect direct et privé de la vie mentale de chacun, puisque cela nous est impossible de faire lexpérience dune autre conscience que la nôtre. Nous pouvons faire néanmoins lexpérience dune subjectivité, en écoutant le ressenti dune autre personne, lors d'un spectacle de danse par exemple.
À l'inverse, il existe un autre type de classification selon la nature phénoménologique de la conscience et son accessibilité qui date du début des années 2000. Le philosophe Ned Block (n. 1942) différencie la \textit{conscience phénoménologique} - comment une certaine expérience est perçue par le sujet - de celle définie comme \textit{conscience daccès} - disponible pour des processus cognitifs comme le langage.
Il décrit les deux de la façon suivante:
\begin{quote}
``La conscience phénoménale est une expérience ; laspect phénoménalement conscient dun état est ce que signifie être dans cet état. La spécificité de la conscience daccès, est en revanche la disponibilité
d'utiliser le raisonnement et de guider rationnellement le discours et laction\footnote{en version originale: ``Phenomenal consciousness is experience; the phenomenally conscious aspect of a state is what it is like to be in that state. The mark of access-consciousness, by contrast, is availability
for use in reasoning and rationally guiding speech and action.”}.”
\cite{block2002oxford}
\end{quote}
Ainsi la conscience phénoménale résulte dexpériences sensorielles et de notre perception mélangeant des sensations comme louïe ou lodorat, des sensations type douleur ou perceptions type proprioception, ainsi que des émotions telles la peur, parmi autres. À lopposé, la conscience daccès est disponible pour une utilisation dans le raisonnement et pour le contrôle conscient direct de laction et de la parole. Des exemples de conscience daccès sont les pensées, les croyances et les désirs.
Pour Block, la \textit{rapportabilité}, qu'il définit comme propriété de la conscience
daccès, a une grande importance pratique. Selon lui, la conscience daccès
doit être capable de \textit{représentations} mentales, car seul un contenu représentatif peut produire du raisonnement.
Une conséquence directe de cette classification de Block est le fait de considérer lesprit comme résultant de processus fondamentalement logiques et ainsi \textit{modélisables} dun point de vue algorithmique. Cette vision computationnelle de lesprit implique également que
la conscience peut être modélisée par un programme informatique.
En regardant de plus près ce que Block décrit comme conscience phénoménale ne suppose pas une catégorie distincte détats conscients. Comme mentionné ci-dessus, il estime que la conscience phénoménale et la conscience daccès interagissent normalement, mais il est possible davoir une conscience daccès sans conscience phénoménale. Cette position rejoint celle du philosophe américain Daniel Clement Dennet\cite{dennett1993consciousness} pour qui \textit{les androïdes ne sont ni pus ni moins que des zombies}. Selon lui les androïdes sont, du point de vue informatique, identiques à une personne - qui pourrait exister tout en nayant aucune conscience phénoménale. Cependant, à la différence de Dennett, Block affirme quil existe des expériences conscientes difficilement traduisibles par des algorithmes. Pour lui, lexistence de ces expériences relève ``du problème difficile” de la conscience, dont nous allons détailler plus bas les enjeux.
\textbf{La théorie de lidentité esprit-cerveau}
Parmi les théories des sciences cognitives, qui identifient les états
psychologiques à des processus neurophysiologiques, \textit{la théorie de lidentité esprit-cerveau} est apparue dans les années 1960. Pour les partisans de cette hypothèse les états mentaux et les états du cerveau sont numériquement identiques. Lidée que les pensées et notre esprit résident exclusivement dans des processus neurophysiologiques étant une perspective naturaliste, les neurosciences permettent de comprendre en quoi certaines structures et certains processus neurophysiologiques du cerveau peuvent être prédictibles par des machines.
En revanche, nous savons aujourd'hui que les phénomènes mentaux sont multiples. Chaque individu les traduit différemment bien que les émotions qui y sont associés peuvent être similaires\cite{hu2022similar}. Nos perceptions, sensations, désirs et croyances sont influencés par notre contexte socio-culturel. Cela résulte dans des réactions émotionnelles variées. Pour les anticiper et modéliser au travers des prédictions, les scientifiques doivent faire appel à plusieurs méthodes et théories expérimentales. Un courant dérivé de cette théorie de lidentité esprit-cerveau est \textit{linstrumentalisme}, mis en place par Daniel Dennett (n. 1942) à la fin des années 1980. Cette théorie considère les modèles scientifiques comme des instruments nous permettant danalyser et modéliser les phénomènes pour ensuite les devancer par des prédictions. Pour Dennett un système est intentionnel s'il peut être prédictible. En allant plus loin dans cette direction, son point de vue concernant le libre arbitre et la conscience, a suscité beaucoup de controverses. Dans son livre le plus connu, \textit{Consciousness Explained}\cite{dennett1993consciousness} (1991), il explique comment la conscience est le résultat des processus cognitifs et physiologiques dans le cerveau. Il évoque une analogie de la conscience similaire à un article académique coécrit par une poignée de scientifiques\cite{dennett1993consciousness}. Par cela, il explique comment plusieurs processus mentaux peuvent exister simultanément dans le cerveau, sans être identifiés lun de lautre. Ce principe correspond à un état où plusieurs brouillons coexistent simultanément et indépendamment de chaque contribution - attestant lexistence du papier principal. En extrapolant ces principes au terme de conscience, il nie toutefois lexistence de \gls{qualia}, en tant qu'expérience subjective directe et personnelle.
En contrepoids, des philosophes comme John Searle (n. 1932) considèrent quil y a quelque chose de fondamental dans lexpérience subjective. Cette dimension ne peut pas être capturée par les programmes informatiques conventionnels\cite{searle1990mystery}. Dans une de leurs correspondances, Searle répond à Dennett de la façon suivante, en employant une analogie avec des zombies:
\begin{quote}
``Pour illustrer les différences entre les événements conscients et, par exemple, les
montagnes et les molécules, j'ai dit que la conscience a un sens à la première personne ou une ontologie subjective. J'entends par là que les états de conscience n'existent que lorsqu'ils sont vécus par un sujet et ils nexistent que du point de vue de ce sujet.
De tels événements sont les données quune théorie de la conscience est censée expliquer.
Dans mon expérience consciente, je commence par les données ; Dennett nie l'existence des données. Pour le dire aussi clairement que possible : dans son livre, \textit{La conscience
expliquée}, Dennett nie l'existence de la conscience. Il continue d'utiliser
le terme, mais il signifie par là quelque chose de différent. Pour lui, il s'agit uniquement de
phénomènes à la troisième personne, et non des sentiments conscients à la première personne, que nous
partageons tous. Pour Dennett, il n'y a pas de différence entre nous, les humains
et des zombies complexes qui manquent d'introspection, parce que nous ne sommes tous que des zombies en tout cas\footnote{en version originale: ``To make explicit the differences between conscious events and, for example, mountains and molecules, I said consciousness has a first-person or subjective
ontology. By that I mean that conscious states only exist when experienced by a
subject and they exist only from the first-person point of view of that subject.
Such events are the data which a theory of consciousness is supposed to explain.
In my account of consciousness I start with the data; Dennett denies the
existence of the data. To put it as clearly as I can: in his book, \textit{Consciousness
Explained}, Dennett denies the existence of consciousness. He continues to use
the word, but he means something different by it. For him, it refers only to
third-person phenomena, not to the first-person conscious feelings and
experiences we all have. For Dennett there is no difference between us humans
and complex zombies who lack any inner feelings, because we are all just complex zombies.”}.”
\end{quote}
Un des arguments le plus fameux que Searle avance dans ce débat est celui appelé le \gls{Chinese Room Argument}, où une personne enfermée dans une chambre communique avec lextérieur via des messages écrits en chinois, sans comprendre les symboles du dictionnaire mis à sa disposition. Ce fonctionnement est similaire aux algorithmes de traduction qui exécutent des équivalences entre des mots, sans saisir leur sens. Rapprocher cette figure du zombie à celle du robot peut paraître ridicule à ce stade de notre recherche, cependant dans les prochains chapitres nous allons développer une telle projection.
\subsection{Le Problème difficile de la conscience}
Dans son article \textit{Facing Up to the Problem of Consciousness} (1995), le philosophe David J. Chalmers (n. 1966) évoque les difficultés rencontrées lorsque nous essayons de définir la conscience. Pour lui le terme de \textit{conscience} est un terme ambigu faisant référence à des phénomènes complexes. Il propose de diviser les arguments en deux catégories - celles qui concernent un problème facile de la conscience et le reste, qui font partie du problème difficile de la conscience\cite{Chalmers1995jcs}.
\textit{Le problème facile de la conscience} contient les hypothèses qui
pourront trouver des solutions dans lavenir immédiat, notamment les processus
neurophysiologiques dans le cerveau et l\gls{intelligence sensorielle} du corps qui
donnent accès à des explications des capacités et des fonctions cognitives.
Chalmers illustre les phénomènes qui correspondent à cet état. Pour lui un état mental est conscient lorsquil est décrit par des mots, ou lorsquil est accessible comme ressenti interne. Un système est conscient de certaines informations lorsquil traite et intègre cette information, puis modifie son comportement en conséquence. De la même façon, une action est consciente quand
elle est délibérée.
À l'opposé, \textit{le problème difficile de la conscience} atteste de
lincapacité de modéliser certaines expériences subjectives et leur vécu. Pour citer Chalmers:
\begin{quote}
``Il est indéniable que certains organismes éprouvent des formes d'expérience.
Mais la question de savoir comment ces systèmes font le sujet dexpériences est
compliquée. Pourquoi lorsque nos systèmes cognitifs s'engagent dans le traitement de l'information visuelle et auditive, nous avons une expérience visuelle ou auditive : la qualité du bleu profond, la sensation de la note do au milieu d'un piano? Comment pouvons-nous expliquer pourquoi il y ait quelque chose que cela ressemble à une image mentale ou à ressentir une émotion ?
Il est largement admis que lexpérience découle dune action physique, mais nous navons aucune explication sur pourquoi et comment elle survient. Pourquoi le traitement de l'information physique devrait-il donner naissance à une vie intérieure riche ? Il semble objectivement déraisonnable, et pourtant c'est le cas
\footnote{en version originale: ``Is undeniable that some organisms are subjects of experience.
But the question of how it is that these systems are subjects of experience is
perplexing. Why is it that when our cognitive systems engage in visual and auditory information-processing, we have visual or auditory experience: the quality of deep blue, the sensation of middle C? How can we explain why there is something it is like to entertain a mental image, or to experience an emotion?
It is widely agreed that experience arises from a physical basis, but we have no good explanation of why and how it arises. Why should physical processing give rise to a rich inner life at all? It seems objectively unreasonable that it
should, and yet it does.”}.”
\cite{Chalmers1995jcs}
\end{quote}
Son argumentation va plus loin, en donnant lexemple de la perception visuelle. Chalmers décrit comment les formes dondes électromagnétiques empiétant sur la rétine sont discriminées et catégorisées par un système visuel pour que cette catégorisation soit vécue comme la sensation de vif rouge. Ensuite, il montre comment lexpérience consciente qui survient lorsque ces fonctions sont exécutées est difficile à expliquer et vérifier. Cela correspond à ce que la communauté philosophique a défini comme une sorte de ``lacune explicative entre les fonctions et lexpérience”. Son exemple est éloquent lorsque il s'agit des \gls{qualia}. Plus loin, il propose que les théories sur la conscience traitent lexpérience comme partie intégrante:
\begin{quote}
``Je suggère qu'une théorie de la conscience devrait considérer l'expérience comme fondamentale. Nous savons quune théorie de la conscience nécessite lajout de quelque chose de fondamental à notre ontologie, car tout dans la théorie physique est compatible avec labsence de conscience. Nous pourrions ajouter une fonctionnalité non physique nouvelle, à partir de laquelle une expérience peut être dérivée, mais il est difficile de voir à quoi ressemblerait une telle fonctionnalité. Plus probablement, nous considérerons lexpérience elle-même comme une caractéristique fondamentale du monde, aux côtés de la masse, de la charge et de lespace-temps\footnote{en version originale: ``I suggest that a theory of consciousness should take experience as fundamental. We know that a theory of consciousness requires the addition of something fundamental to our ontology, as everything in physical theory is compatible with the absence of consciousness. We might add some entirely new nonphysical feature, from which experience can be derived, but it is hard to see what such a feature would be like. More likely, we will take experience itself as a fundamental feature of the world, alongside mass, charge, and space-time.”}.”
\cite{Chalmers1995jcs}
\end{quote}
En anglais le terme de conscience permet une déclinaison en deux instances, celle de conscience comme vécu expérientiel et celui d\textit{awareness} ou forme de réceptivité caractérisée par le principe de la cohérence. En sappuyant sur cela Chalmers anticipait les avancements en électroencéphalographie\cite{kam2021nas} concernant les ondes cérébrales et leur lien avec la conscience:
\begin{quote}
``Diverses hypothèses spécifiques ont été avancées. Par exemple, Crick et Koch (1990) suggèrent que les oscillations de 40 Hz pourraient être le corrélat neuronal de la conscience, tandis que Libet (1993) suggère que l'activité neuronale étendue dans le temps est centrale. Si nous acceptons le principe de cohérence, le corrélat physique le plus direct de la conscience est la conscience : le processus par lequel l'information est directement disponible pour un contrôle global. Les différentes hypothèses spécifiques peuvent être interprétées comme des suggestions empiriques sur la manière dont la prise de conscience pourrait être réalisée. Par exemple, Crick et Koch suggèrent que les oscillations de 40 Hz constituent la passerelle par laquelle les informations sont intégrées dans la mémoire active et ainsi mises à la disposition des processus ultérieurs. De même, il est naturel de supposer que lactivité temporellement étendue que Libet a mentionné est pertinente précisément parce que seul ce type dactivité atteint une disponibilité globale\footnote{en version originale: ``Various specific hypotheses have been put forward. For example, Crick and Koch (1990) suggest that 40-Hz oscillations may be the neural correlate of consciousness, whereas Libet (1993) suggests that temporally-extended neural activity is central. If we accept the principle of coherence, the most direct physical correlate of consciousness is awareness: the process whereby information is made directly available for global control. The different specific hypotheses can be interpreted as empirical suggestions about how awareness might be achieved. For example, Crick and Koch suggest that 40-Hz oscillations are the gateway by which information is integrated into working memory and thereby made available to later processes. Similarly, it is natural to suppose that Libets temporally extended activity is relevant precisely because only that sort of activity achieves global availability.”}.”
\cite{Chalmers1995jcs}
\end{quote}
Tout comme Chalmers, Block croit que nous pouvons avoir des expériences conscientes qui ne sont pas traduisibles par des algorithmes de calcul. Un exemple de conscience phénoménale qu'il donne est celui d'un bruit fort que nous ne remarquons pas consciemment parce que nous faisons attention à autre chose. Dans sa classification, le fait dentendre le bruit (puisque nous ne pouvons pas couvrir notre oreille, comme nous fermons la paupière) relève de la conscience phénoménale alors que le fait de ne pas sen rendre compte relève de la conscience daccès. Cela suggère que ce type de conscience phénoménale décrite par Block, est basée sur une activité cérébrale classifiée comme inconsciente, donc difficilement modélisée par des algorithmes de calcul. L'inconscient est aussi l'endroit de prédilection de la création, dans notre contexte de la danse illustrée par des mouvements réflexifs et spontanés. Si un jour les robots deviennent créatifs, ils auront probablement un type de conscience phénoménale, donc difficilement traduisible en raisonnement humain.
Pour l'instant, peu importe ce que nous identifions comme processus physiques qui génèrent des états de conscience. Tant que nous ne pouvons pas comprendre comment ils se manifestent dans chaque individualité, nous ne comprendrons pas comment les déléguer aux machines. Même une fois cela fait, il reste toujours un problème de vérification, car en construisant des machines qui fonctionnent comme nous, nous navons aucun moyen de savoir si le rendu biologique suffit pour une expérience intérieure propre. En dautres termes, comment pouvons-nous savoir si un robot a une conscience phénoménale alors que notre moyen actuel pour déterminer cela chez nous, les humains, passe par le vécu expérientiel individuel?
Dautres philosophes tels Thomas Nagel (n. 1937) affirment quil est impossible de déterminer les points communs entre une expérience directe, évoquée à la première personne et les descriptions à la troisième personne des expériences passées qui forment à leur tour des modèles. Dans son article ``What Is It Like to Be a Bat?”(1974) traduit en français par ``Quest-ce que cela veut dire dêtre une chauve-souris?”, le philosophe décrit la conscience comme un phénomène partagé par beaucoup des organismes vivants (notamment par les mammifères dont la chauve-souris). Nagel fait une distinction entre conscience et perception sensorielle\cite{nagel1980like}. Pour lui, ce que tous les organismes partagent, est ce quil appelle le \textit{caractère subjectif de lexpérience}. Cette nature subjective bloque toute tentative dexpliquer la conscience par des moyens objectifs comme en neurosciences ou en robotique.
Les chauves-souris utilisent lécholocalisation pour naviguer et percevoir des objets, cette méthode de perception étant similaire à la vision des humains. Lauteur affirme que des humains dotés de sens similaires, ne peuvent pas cependant expérimenter létat desprit dune chauve-souris, puisque leur cerveau ne sest pas développé comme celui dune chauve-souris dès sa naissance. En échange des comportements comme voler, naviguer en sonar ou se suspendre à lenvers comme une chauve-souris, faciliteront des expériences proches de ce quune chauve-souris peut vivre. \smallskip
Cette hypothèse est évoquée avec d'autres mots par Simon Penny qui met en avant le concept de \gls{umwelt} ou \textit{spécificité des capacités sensorielles}, dans le chapitre ``The biology of cognition” de son livre \textit{Making Sense} (2019). Pour appuyer cela, il cite le travail du biologiste Jacob Von Uexkull (1964-1994), au début du 20e siècle :
\begin{quote}
``Pour Von Uexkull le monde expérientiel d'une créature est
spécifique à cette espèce, qui lui est conférée en raison de son ensemble particulier de capacités sensorimotrices. Il a appelé cela lumwelt de la créature, que nous pourrions traduire par monde de vie ou monde expérimenté. En termes simples, dans lexpérience sensorielle, il nexiste pas de monde objectif. Selon cette logique, lesprit et le monde sont simultanément cocréés. Différentes espèces ne partagent pas d'umwelts, même si elles sont physiquement colocalisées. Les Umwelts peuvent se croiser, comme les diagrammes de Venn, auquel cas différentes espèces peuvent identifier des choses similaires. Les créatures peuvent cohabiter au même endroit et ne pas se connaître car leurs umwelts ne se croisent pas en raison de différences d'échelle, de capacités sensorielles, etc
\footnote{en version originale: ``Von Uexkull argued that the experiential world of a creature is
specific to that species, given to it by virtue of its particular suite of sensorimotor capabilities. He called this the creatures umwelt, which we might translate as life-world or experience-world. Put simply, in sensory experience, there is no objective world out there. By this logic, mind and world are simultaneously cocreated. Different species do not share umwelts, even if they happen to be physi­cally colocated. Umwelts may intersect, like Venn diagrams, in which case different species can identify similar things. Creatures may cohabit the same place and be unaware of each other because their umwelts do not inter­sect due to differences of scale, sensory capability, and so on.”}.”
\cite{penny2019mit}
\end{quote}
Pour résumer sa pensée, les environnements sensoriels de la plupart des organises vivants sont spécifiques, sans qu'une espèce puisse faire l'expérience de la spécificité de l'autre.
Pour ce qui est de l'espèce humaine, les \gls{qualia} témoignent de nos expériences uniques à l'échelle individuelle. Suivant la pensée de Nagel, il est important de considérer létendue de ces expériences dans la durée. Bien que la plupart du temps nous accédions à notre conscience phénoménale indépendamment de celle daccès, les deux états peuvent co-exister simultanément.
Dans son article, ``Consciousness: The last 50 years.” (2018)\cite{seth2018sage} le neuroscientifique Anil K. Seth (n. 1972) souligne le caractère interdisciplinaire des études sur la conscience et la volonté de tisser des ponts entre les expériences phénoménologiques et le fonctionnement neuronal. Pour lui, lexpérience phénoménologique ne peut pas exister sans lancrage du corps dans son environnement - en anglais \textit{an environment embedded embodiment processes}. Seth trace lhistoire des études sur la conscience, en tant que phénomène neurologique, et identifie une première étape entre 1960 et 1990. Après les découvertes en études comportementales, les scientifiques posent les bases dune nouvelle approche en sciences cognitives. Cette approche atteste lexistence dun état mental qui opère une modulation entre réponse et stimulation nerveuse. D'une façon prédictible, cela provoquera beaucoup de débats à l'intérieur de la communauté scientifique. La plupart des chercheurs se heurtent aux limites de leurs hypothèses théoriques lorsqu'ils cherchent à modéliser une unité de la conscience. Seth note la contribution de Michael Gazzaniga (n. 1939) et ses observations en lien avec les hémisphères cérébraux alternant des processus cognitifs entre lhémisphère droit et gauche\footnote{https://www.nature.com/articles/483260a}. Tout comme celle de Benjamin Libet que Chalmers a mentionné en lien avec le libre arbitre et les mouvements volontaires. La deuxième étape dans lévolution des études sur la conscience commence dans les années 1990 et continue jusquau moment présent. Cette période est marquée par les études de Christoph Koch (n. 1956) dont l'article ``Towards a neurobiological theory of
consciousness”\cite{crick1990saunders} offre une nouvelle perspective quant au problème difficile de la conscience, mentionné en début de ce chapitre. Ses recherches visent une simulation neurobiologique de la conscience, comme processus purement physiologique. Seth mentionne également Karl Friston (n. 1959) dont le principe dénergie libre, en anglais - \gls{Free Energy Principle} (FEP) renforce lhypothèse que la perception est guidée par laction. Selon FEP, le cerveau fait des prédictions basées sur des modèles internes améliorés à l'aide d'entrées sensorielles. Plus concrètement les actions sont guidées par des prédictions. Ces prédictions sont affinées par du feedback sensoriel. Devenu entre-temps principe normatif qui décrit les systèmes adaptatifs capables dauto-organisation (dont le cerveau), le FEP suscite l'intérêt de la communauté robotique.
En ce qui concerne mes expérimentations en danse et \gls{enactivisme}, je m'interroge sur la façon dont FEP peut influencer le comportement d'un robot qui danse. Jassocie à cette hypothèse le concept de \gls{représentation} (déjà mentionné en lien avec la conscience daccès). Dans notre contexte particulier d'interactions artistiques, cela correspond à une modification interne propre aux organismes vivants\cite{sims2021springer}, afin de voir comment limprovisation peut engendrer des mouvements innovants et si les robots en sont capables, un jour.
En neurosciences ces principes sont proches de la théorie du code prédictif, \gls{predictive coding theory}. Selon cette théorie, la perception est le résultat de l'apprentisage par l'inférence.\footnote{cf. dictionnaire Larousse: opération par laquelle on passe d'une assertion considérée comme vraie à une autre assertion au moyen d'un système de règles qui rend cette deuxième assertion également vraie.}
Les choses se compliquent quand ce type d'inférence est inconscient, en anglais \textit{unconscious inference}. Cette hypothèse a été avancé en 1867 par le physicien et polymathe allemand Hermann von Helmholtz (1821-1894). Elle décrit un mécanisme réflexe concernant la formation des impressions visuelles. Le cerveau génère et met à jour son propre modèle mental de lenvironnement et compose avec les indices sensoriels qui lui manquent. Des techniques de \gls{machine learning} s'inspirent actuellement de ces principes:
\begin{quote}
``La théorie du code prédictif propose que le cerveau déduise les causes externes des sensations en prédisant continuellement son entrée via des signaux descendants et s'adapte pour minimiser les erreurs de prédiction. Cela soutient lhypothèse selon laquelle le cerveau utiliserait un modèle adaptatif du monde pour minimiser ses erreurs de prédiction. Le principe de lénergie libre (FEP) propose également une vision similaire. Il soutient que notre cerveau prend en charge à la fois la perception (inférence perceptuelle) et l'action (inférence active) en utilisant une forme d'inférence bayésienne variationnelle ; en utilisant une énergie libre (variationnelle), il évalue la qualité de la prédiction et sa conformité aux données antérieures\footnote{en version originale: ``Predictive coding proposes that the brain infers the external causes of sensations by continuously predicting its input through top-down signals and adapts to minimize prediction error. This substantiates the idea that the brain might use an adaptive world model to support perception. The free energy principle (FEP) also proposes a similar vision. It argues that our brain supports both perception (perceptual inference) and action (active inference) using a form of variational Bayesian inference; in particular, using (variational) free energy, it assesses the quality of the prediction and its conformity to prior beliefs.”}.”
\cite{taniguchi2023tf}
\end{quote}
Ces idées très influentes des sciences cognitives, inspirent également la robotique afin de développer des comportements réactifs. Comme l'affirme Anil Meera dans sa thèse \textit{Free Energy Principle Based Precision Modulation for Robot Attention: Towards brain inspired robot intelligence} (2023), une théorie unifiée du cerveau basée sur FEP, signifie un progrès révolutionnaire dans des domaine comme lintelligence artificielle ou la robotique\cite{meera2023free}.
\subsection{Relation conscience-action}
Le livre \textit{The Pragmatic Turn Toward Action-Oriented Views in Cognitive Science} (2016) est le résultat dune semaine de débats entre neurologues, psychologues et philosophes concernant les sciences cognitives. Une des questions principales de ce recueil est:
\begin{quote}
``Comment laction structure la conscience et quest ce que détermine la cognition de laction?”
\cite{friston2016mit}
\end{quote}
Dans le chapitre ``Whats the use of consciousness”, Anil Seth décrit une nouvelle approche qui s'intéresse au rôle de laction dans les processus cognitifs et implicitement la conscience. Cette hypothèse est proche de la \gls{boucle perception-action-cognition} que nous avons décrite en début du chapitre. A lopposé des représentations internes suite au calcul mental, laction favorise une vision énactée - \textit{enacted}, ancrée - \textit{embedded} et incorporée-\textit{embodied} de systèmes
cognitifs. Cela résume la théorie 4E de la cognition (\gls{The 4E Cognition Theory}) avec laquelle nous avons commencé cet état de l'art. Pour Seth, cette distinction marque \textit{une tournure pragmatique} dans lévolution de ces sciences et leur vécu expérientiel associé. Avec ses collègues, ils établissent quatre cadres théoriques, pour mieux définir leur approche:
\begin{itemize}
\item le cerveau Baesyian, ou \textit{Baesyian brain}: définit la perception comme
un processus dinférence des signaux sensoriels et met en avant le rôle des erreurs comme moyen daffiner cette inférence.
\item la contingence sensori-motrice, ou \textit{sensorimotor contingency - SMC} : considère que la
perception est une capacité dengagement dans lenvironnement qui saméliore avec le temps.
\item le système de contrôle adaptatif-distributif, ou \textit{distributed
adaptive control - DAC}: voit le cerveau comme outil incorporé en relation avec lenvironnement.
\item lautonomie énactive qui stipule
limportance de lautonomie et de lauto-organisation pour la cognition, en lien avec le travail du neurologue Francesco Varela.
\end{itemize}
Lors de cette première partie théorique, je liste des avancées scientifiques en lien avec mes recherches pour comprendre leurs possibles applications dans la robotique. Ma compréhension et l'usage de ces théories sont limités, car ce qui mintéresse d'abord est d'identifier des connivences avec le domaine artistique.
Certains principes se retrouvent dans plusieurs approches. Par exemple le cerveau Baesyian est proche du FEP et de la théorie du code prédictible. Le SMC et le DAC sont des explications plus poussées de la théorie 4E de la cognition (\gls{The 4E Cognition Theory}) mais aussi d'\gls{umwelt}. Les principes de l'autonomie enactive se retrouvent également dans l'autopiese. Le grounding et la représentation trouvent des définitions dans le domaine artistique et ainsi de suite. Ces concepts seront reprises dans une contexte dexpérimentation artistique, lors de la seconde partie de ce travail de recherche-création.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/friston}
\caption{Schéma qui illustre les quatre cadres théoriques sur les relations entre l'action et la conscience : (a) le cerveau bayésien ou le traitement prédictif, (b) le contrôle adaptatif distribué (DAC); (c) la théorie de la contingence sensorimotrice (SMC) et (d) l'autonomie énactive. Source: le livre The Pragmatic Turn (2015)}
\label{fig:friston}
\end{figure}
\subsection{Quand l'intelligence artificielle exclut la conscience}
Le philosophe et psychologue Zoltan Torey, décrit dans son livre \textit{The crucible of consciousness}\cite{torey1999oxford} (2009) la difficulté des scientifiques dargumenter lexistence de la conscience, au-delà du formalisme mathématico-logique. Pour lui, le formalisme
est seulement une spécification d'opérations et transactions neuronales dans le cerveau. Ces opérations deviennent des instances de protocoles pour des machines. Mais, comme le remarque Roger Penrose (n. 1931), que Torey cite:
\begin{quote}
``Les algorithmes eux-mêmes ne déterminent jamais les vérités. Il serait aussi facile de faire en sorte quun algorithme ne produise que du mensonge, comme il le serait de lui faire produire des vérités. Il faut des discriminants externes pour décider de la validité ou non d'un algorithme\footnote{
``Algorithms themselves never ascertain truths. It would be as easy to make an algorithm produce nothing but falsehood as it would be to make it produce truths. One needs external insights to decide the validity or otherwise of an algorithm.”}.”
\end{quote}
Ces ``discriminants externes” sont pour Torey la preuve même que les systèmes gouvernés par ce formalisme sont incomplets. De plus, il extrapole sa démonstration à tout système formel - mathématique, logique ou philosophie analytique. Il précise qu'un cerveau qui a généré ces formalismes par des opérations mentales, ne peut pas être modélisé en programmes informatiques - puisque cet ordinateur ne génère pas d'autres systèmes à son tour.
Cela rejoint, au moins en partie, la vision de Michel Bitbol (n. 1954) pour qui lexpérience phénoménologique de la conscience ne peut pas être vérifiée par des critères objectifs:
\begin{quote}
``Nous navons rigoureusement aucun critère nous permettant de savoir, ni même de deviner, quun artéfact fabriqué par nous est ou nest pas doté de conscience phénoménale. Il est vrai que nous pourrions tomber dessus par hasard, et mettre en place les conditions dune conscience phénoménale sans le faire exprès; mais dans ce cas, nul signe, pas le plus petit indice, ne nous permettrait de savoir que nous avons réussi (ou de savoir le contraire). Cest ce que signale à juste titre le neurobiologiste Jesse Prinz: \textit{À quel degré de proximité avec le cerveau humain un ordinateur doit-il parvenir, avant que nous puissions dire quil est probablement conscient? Il ny a aucune manière de répondre à cette question.}
\cite{bitbol2018cp}
\end{quote}
Dans le monde des machines les résultats le plus concluants pour illustrer des simulations des processus mentaux se font dans le domaine de lintelligence artificielle. Pour situer la place que l'intelligence a dans notre enquête l'artiste Simon Penny la décrit comme un processus dynamique :
\begin{quote}
``cela se produit comme un engagement relationnel continu dans le temps avec des architectures, des artefacts, des outils, du langage, des relations humaines (avec d'autres espèces inclus) et des systèmes sociaux\footnote{en version originale: ``it occurs as a temporally ongoing relational engagement with architectures, artifacts, tools, language, human (and interspecies) relationships, and social systems.”}.”
\cite{penny2019mit}
\end{quote}
En parallèle, des chercheurs\cite{malabou2020questionner} s'interrogent sur la façon dont notre société sest emparée du phénomène de lintelligence artificielle (notamment sa branche connexionniste avec ses prédictions calculées et des ouvriers à la tâche qui nourrissent des algorithmes de \gls{machine learning} ou ML). Puisque cela se répercute dans tous les domaines de nos vies, ils prônent une culture critique de lIA, et les biais statistiques que cela engendre, en prenant conscience du fait que ``nous sommes les sens et la conscience des machines”.
D'une façon réaliste, la perspective dune \gls{weak AI}, où les programmes simulent et modélisent la pensée humaine, prédomine celle de \gls{strong AI}, où les programmes ``pensent” par elles-mêmes\cite{ng2020ws, haikonen2020ws}.
Cela me semble pertinent de rapprocher ces considérations avec l'idée que toute activité créative réside dans l'inconscient. Si ces présomptions sont vraies, le jour où les robots vont être créatifs, ils témoigneront également d'une forme de (in)conscience. Je me demande si cela sera plus facile de déduire une forme de conscience à partir d'une intention artistique, ou l'inverse.
Cependant, avant d'aller plus loin dans ces projections, la question de l'IA est une première étude de cas pour lancer le débat, puisque ses avancements ont des effets concrets sur notre vie quotidienne et façon d'interagir. Le neurologue Stanislas Dehaene (n. 1965) considère que les processus inconscients sont la preuve que la conscience ne peut-pas être modélisée:
\begin{quote}
``Nous ne pouvons pas être conscients de ce dont nous ne sommes pas conscients. Ce truisme a de profondes conséquences. Parce que nous sommes aveugles à nos processus inconscients, nous avons tendance à sous-estimer leur rôle dans notre vie mentale (...). Les chiffres, mots, visages ou objets subliminaux peuvent être invariablement reconnus et influencer les niveaux moteurs, sémantiques et décisionnels de notre vie mentale. Les méthodes de neuroimagerie révèlent que la grande majorité des zones cérébrales peuvent être activées inconsciemment\footnote{
``We cannot be conscious of what we are not conscious of. This truism has deep consequences. Because we are blind to our unconscious processes, we tend to underestimate their role in our mental life(...) Subliminal digits, words, faces, or objects can be invariantly recognized and influence motor, semantic, and decision levels of processing. Neuroimaging methods reveal that the vast majority of brain areas can be activated nonconsciously.”}.”\cite{dehaene2021springer}
\end{quote}
Pour synthétiser ces observations entre l'intelligence artificielle, la conscience et l'inconscient, je m'appuie sur les notes de la philosophe française Catherine Malabou (n. 1959). Pour elle aborder la question de l'IA, signifie réfléchir à une relation de coopération entre humain et machine. Malabou a refusé l'idée de compétitivité entre les deux, en précisant que pour elle s'il s'agit d'un faux problème:
\begin{quote}
``Croire quil existe une réalité humaine intacte de toute aliénation technologique est une illusion qui seffondre facilement dès que lon prend en compte le fait que le cerveau humain parlons de lui puisque cest bien de lui quil sagit sest développé épigénétiquement dans son interaction avec les artefacts. Leroi-Gourhan lexplique magnifiquement. Du silex à la cybernétique, le mécanisme de linteraction est le même. Notre cerveau ne peut fonctionner quà se mettre au dehors, à prolonger son système par des prothèses (cf. l'\gls{exorganologie} de Bernard Stiegler), au point quil est impossible de faire la part, dans lévolution cérébrale des hommes depuis la préhistoire, entre nature et technique. Un cerveau qui ne serait pas prolongé par des artifices serait un cerveau mort.”
\cite{malabou2020questionner}
\end{quote}
La philosophe souligne la distinction entre le concept d\textit{intellect} et celui d\textit{intelligence}, dont lapparition est plutôt liée à Bergson et au développement de la psychologie expérimentale en fin de 19e siècle. Elle défend un point de vue matérialiste selon lequel les fonctions intellectuelles sont supportées grâce à des bases matérielles et organiques:
\begin{quote}
``Ayant beaucoup travaillé sur le cerveau, je suis convaincue quil nexiste pas de lieu séparé qui abriterait les opérations mentales et cognitives, elles dérivent toutes de processus neuronaux. Il est donc impossible de ne pas associer intelligence et cerveau.”
\end{quote}
Pourtant réduire lintelligence humaine à du calcul mathématique et des termes quantitatifs na pas de sens pour elle non plus. En échange, Malabou voit de lintérêt dedans lorsque ce calcul invente les concepts sur lesquels il résonne. Plus spécifiquement, elle propose comme définition minima de lintelligence : \textit{linvention de son objet}.
Dans un entretien avec Malabou, le journaliste Ariel Kyrou (n. 1962) évoque le livre \textit{Cerveau augmenté, homme diminué} (2016) du philosophe Miguel Benasayag pour qui:
\begin{quote}
``la pensée nest pas déposée dans les réseaux de neurones comme un software figé installé dans le hardware. Elle est distribuée dans le corps et dans le milieu, dans léchange entre lun et lautre, ainsi que dans lhistoire sinscrivant ainsi dans une évolution complexe qui na aucun rapport avec celle des versions successives de logiciels enrichis de nouvelles lignes de code informatique (2.0,2.1, 2.12, etc.).”
\cite{malabou2020questionner}
\end{quote}
Lors de cet échange, ils avancent l'idée que laboutissement des préoccupations technologiques courantes sera probablement une IA capable de définir son sujet de recherche. Les différences entre la pensée de Kyrou et celle de Malabou concernent les conséquences de ces avancées dans la recherche en IA. Leur point de vue s'accorde quand il s'agit de l'impact que les techniques et les outils -``du silex à lécriture et
dorénavant au monde numérique” - ont pour faire évoluer notre cerveau. Ils défendent dans la même mesure l'impossibilité de prédire l'avenir technologique de notre planète. Tout comme ils affirment leur méfiance quant à la possibilité de contrôler l'impact de la technologie dans les années à venir.\smallskip
Pour résumer, l'intelligence artificielle connexionniste transpose le modèle des réseaux de neurones et leur façon de traiter linformation basée sur des calculs à des machines, tandis que lintelligence artificielle symbolique traite cette information par la manipulation de symboles en explorant des données massives sur le comportement humain. La perspective théorique selon laquelle, dans un futur plus ou moins lointain, un autre type dintelligence - plurielle, imprévisible et complémentaire à lintelligence humaine - verra le jour, complexifie ce scénario.
Entre ce quil a été défini comme l'\textit{IA symbolique}, l'\textit{IA numérique} et la polarité entre ces deux approches exclusives - le concept de \gls{Generative AI} (GAI) ou ``Intelligence Générative” en français, représente un compromis préoccupant. Dans les conclusions de ce travail, je vais élaborer plusieurs considérations éthiques en lien avec ce type d'intelligence et son impacte dans l'art.
La robotique, tout comme l'IA s'empare de ces concepts pour construire des modèles (en anglais \textit{world models}) qui pourraient correspondre à un environnement sensoriel des agents artificiels. Ainsi le modèle d'une chauve-souris est différent de celui d'un robot, qui est à son tour différent de celui d'un humain:
\begin{quote}
``Un système cognitif apprend un modèle mondial pour mieux prédire ses futures observations sensorielles et optimiser ses politiques, également appelées contrôleurs. Bien que le terme \textit{modèle mondial} soit généralement utilisé pour désigner la dynamique spatio-temporelle de lenvironnement externe, il pourrait également sappliquer à la dynamique corporelle (y compris les signaux intéroceptifs provenant de lintérieur du corps) et à lenvironnement social\footnote{en version originale:
``A cognitive system learns a world model to predict its future sensory observations better and optimize its policies, also referred to as controllers. Note that although typically the term \textit{world model} is used to denote the spatiotemporal dynamics of the external environment, it could also equally apply to bodily dynamics (including interoceptive signals from inside the body) and the social environment.”}.” \cite{taniguchi2023tf}
\end{quote}
\section{Robotique et cognition incarnée}
Quil sagisse dun objet mobile avec une source dénergie, programmé pour \textit{sentir} et \textit{interagir} avec son environnement\cite{mayor2019princeton} ou dun agent capable de percevoir son environnement par des capteurs et d'agir sur cet environnement par lintermédiaire deffecteurs, les robots font l'objet de multiples définitions. La référence dans le domaine de l'intelligence artificielle est le livre de Russell et Norvig\cite{russell2010ai} que nous mettons en parallèle avec de Pfeifer et Bongard\cite{pfeifer2006mit} pour évoquer la façon dont les robots influencent notre sens du réel et notre réalité depuis que nous interagissons avec eux. En plus du fait quils exécutent du travail utile pour les humains (comme imaginé initialement par lécrivain tchèque qui a donné leur nom\cite{capek1993word}), leur place dans notre société est désormais acquise. Pour l'instant, nous attendons de ces robots quils exécutent des actions précises, selon les instructions reçues lors de leur configuration. Dans un avenir plus ou moins proche, il est possible quils soient capables de nous surprendre avec des comportements inattendus. Dans le domaine des arts, les travaux d'Ensadlab Paris sur les artefacts à comportement autonome ont déjà avancé quelques hypothèses à ce sujet\cite{levillain2017behavioral}. Des autres exemples sont présentés dans le troisième chapitre de cette thèse.
\subsection{La robotique cognitive}
Certains mouvements en robotique ont suivi de près les avancées en sciences cognitives\cite{liu2024elsevier}. Parmi eux jévoque la robotique basée sur le comportement - behavior based robotics - BBR qui sinspire des systèmes biologiques. Cette branche de la robotique construit des dispositifs qui réagissent à lenvironnement. Le focus de la BBR est le monde animal, plus particulièrement le comportement des insectes. Une des caractéristiques les plus importantes de cette discipline est \textit{ladaptabilité} des systèmes qui en font partie. Ainsi, ces robots sont peu dotés d'une puissance de calcul pour réaliser des actions. En échange, leur comportement émerge des interactions quils ont avec lenvironnement. Le type dintelligence artificielle qui opère dans ces systèmes est inspiré par la branche de lIA faible ou \gls{weak AI} mentionné quelques pages auparavant. La programmation de ces robots contient un set des comportements spécifiques, selon lenvironnement où ils opèrent, avec les problèmes quils doivent résoudre. Quand un comportement nest pas adapté à un contexte particulier, les robots sappuient sur des erreurs pour améliorer leur modèle interne.\smallskip
Le fondateur de cette discipline est Rodney Brooks (n. 1954), qui par ses expérimentations au Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans les années 1980, a posé les bases de la robotique basée sur le comportement. Ses premiers robots, avec des roues pour suggérer des pattes, ont été construits suite à ses observations des comportements anthropomorphiques. Parmi leurs instructions: éviter un obstacle, sapprocher dune source de lumière, chercher à économiser sa batterie lors de longs trajets, etc.
Une des influences de Brooks est le travail du neurophysiologiste et pionnier de la robotique W. Gray Walter. À la fin des années 1940, Gray Walter a développé un certain nombre de robots simples basés sur des comportements ressemblant à ceux des animaux. Ces prototypes de robots ont aidé Gray Walter à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau des animaux, par des modèles simples de leurs opérations de base. Les plus connus sont Elmer et Elsie (abréviation de ELectro MEchanical Robots, Light Sensitive), recouverts dune coque en plastique transparent similaire à la carapace des tortues. Enfant, Brooks a lu le livre de Walter \textit{The Living Brain} (1963), pour ensuite construire ses propres prototypes. Ingénieur brillant, Walter décrit dans son recueil ses débuts dans les années 1930 à lépoque de lélectronique à tubes sous vide. D'une invention à l'autre, il finit par transformer son laboratoire de Bristol, en Angleterre, en l'un des principaux centres mondiaux de recherche en électroencéphalogramme (EEG).
Connu pour sa critique de lIA symbolique, Brooks voit la logique et le raisonnement comme des processus mentaux propres aux humains. Au lieu de se focaliser sur le traitement des symboles et les représentations internes, il propose de construire des modèles basés sur linteraction avec le monde réel. Ces modèles ont inspiré les théories sur lincorporation (\gls{embodiment}) et la cognition incarnée (\gls{embodied cognition}) que nous avons mentionnées auparavant. Plus loin Brooks met en avant la complexité du raisonnement humain et de l'intelligence acquise par le langage:
\begin{quote}
``Ce qui différencie les humains des animaux est la syntaxe et la technologie. De nombreuses espèces danimaux émettent de nombreux cris dalerte. Pour les singes un seul cri signifie qu'il y a un oiseau de proie dans le ciel. Un autre signifie qu'il y a un serpent par terre. Tous les membres de l'espèce s'accordent sur la correspondance entre des sons particuliers et ces significations primitives. Mais aucun singe ne pourra jamais exprimer à un autre : \textit{Hé, tu te souviens de ce serpent que nous avons vu il y a trois jours ?. Il y en a un ici qui lui ressemble.} Cela nécessite une syntaxe. Les singes ne l'ont pas\footnote{en version originale: ``What separates people from animals is syntax and technology. Many species of animals have a host of alert calls. For velvet monkeys one call means there is a bird of prey in the sky. Another means there is a sneak on the ground. All members of the species agree on the mapping between particular soundsand these primitive meanings. But no velvet monkey can ever express to another: \textit{Hey, remember that snake we saw three days ago?. There's one down here that looks just alike.}Thant requires syntax. Velvet monkeys do not have it.”}.”
\cite{brooks2003flesh}
\end{quote}
Paradoxalement, ce sont ces branches là qui se sont plus développées en robotique. Au cours des trois dernières décennies, les observations de Brooks ont donné suite à des innovations dans le domaine de lintelligence artificielle notamment grâce aux avancées des moteurs de recherche et des agents conversationnels virtuels. En parallèle, lintelligence incarnée fait partie des méthodologies pour construire des robots autonomes. Leur objectif est dacquérir une forme incarnée de cognition pour résoudre les problèmes fondamentaux et paradoxes de lIA traditionnelle, tels le \gls{Chinese Room Argument} mentionné plus haut.
Une branche de la robotique qui sinspire des systèmes vivants est la robotique développementale ou Cognitive Developmental Robotics (CDR). L'ingénieur Minoru Asada (n. 1953), professeur au département Adaptive Machine Systems de l'université de Osaka, a posé les bases de cette discipline au début des années 2000:
\begin{quote}
``La robotique cognitive développementale vise à comprendre le processus de développement cognitif humain par des approches synthétiques ou constructives. Ses principes fondamentaux sont l'\textit{incarnation physique} et l'\textit{interaction sociale} qui permettent la structuration de l'information suite aux interactions avec lenvironnement, y compris avec dautres agents\footnote{en anglais:``Cognitive Developmental Robotics aims at understanding human cognitive developmental process by synthetic or constructive approaches. Its core ideas are \textit{physical embodiment} and \textit{social interaction} that enable information structuring through interactions with the environment, including other agents.”}.”
\cite{asada2009tamd}
\end{quote}
CDR se base sur des principes de cognition incarnée pour structurer l'information lors des interactions avec l'environnement. Elle propose des modèles de développement inspirés par
les fonctions cognitives humaines en lien avec le comportement\cite{asada2009tamd}.
L'étude\cite{taniguchi2023tf} présente un état de l'art concernant les défis de cette branche influente de la robotique. Ses auteurs se demandent comment mieux développer des robots qui explorent l'espace de manière autonome, comprennent ses règles et apprennent d'une façon continue à s'adapter à celles-ci. La réponse se trouve dans les études sur le développement des enfants, similaires aux théories de Piaget que j'ai mentionnées au début de ce chapitre. Les enfants apprennent grâce à leurs interactions physiques, avec leur environnement et avec leurs tuteurs. L'affectivité et les capacités sociales, en anglais \textit{social skills}, jouent un rôle important dans ce processus. Pour Asada et ses collègues, ce processus d'apprentissage est permanent. Les robots qui développent leur intelligence, doivent être capables d'adapter perpétuellement leur apprentissage de l'environnement, à travers l'expérience sensori-motrice de celui-ci.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/robots_sauvages}
\caption{Implémentation des principes de la robotique cognitive comportementale dans les interactions artistiques avec les robots.}
\label{fig:robots-sauvages}
\end{figure}
Une autre direction promeut également l'importance des processus réflexifs dans le développement de l'intelligence des robots\cite{takeno2012crc,zhegong2022springer}:
\begin{quote}
``Ce processus de reconnaissance de soi est de plus en plus étudié en robotique pour mimer le développement des capacités motrices et dinteraction sociale chez lenfant. Mais de telles corrélations statistiques entre ce qui est perçu par les caméras du robot et ses ordres moteurs peuvent être calculées sans une quelconque notion de conscience de soi. Ici, la mesure du degré dinformation intégrée dans le programme informatique du robot apporterait une réponse quantitative et précise sur le degré de conscience attendu en lien avec un tel processus.”
\cite{chatila2022pourquoi}
\end{quote}
\subsection{Une \textit{cognition} artificielle?}
Comme nous l'avons vu auparavant, le début des années 1990 est marqué par la publication de plusieurs ouvrages comme ceux de Brooks, Dennett ou Varela sur une possible conscience des machines. Pour interroger cette possibilité vingt ans plus tard, les roboticiens s'appuient sur des théories en sciences cognitives, en informatique et en phénoménologie. Une des dernières tendances est le rapprochement avec lautonomie biologique et la subjectivité comme nouvelle interprétation de la cognition incarnée\cite{froese2009enactive}.
Concernant la capacité des robots dentreprendre des actions, traduit ici comme \textit{capacité d'agir}\cite{wen2022agency} de langlais \gls{agency}, Ziemke affirme:
\begin{quote}
``la perception est un mode habile d'exploration de l'environnement qui s'appuie sur une compréhension implicite des régularités sensorimotrices, c'est-à-dire que la perception est constituée par une sorte de savoir-faire corporel. En général, le récit sensorimoteur met l'accent sur l'importance de l'action dans la perception. La capacité d'action n'est pas seulement nécessaire pour utiliser les compétences sensori-motrices, elle est également une condition nécessaire à l'acquisition de telles compétences puisque \textit{seulement par des mouvement propres, le sujet peut tester et ainsi apprendre des modèles pertinents de dépendance sensorimotrice} (...) En d'autres termes, l'approche sensorimotrice dynamique a besoin d'une notion d'individualité ou capacité d'agir qui est à l'origine de notre action intentionnelle dans le monde\footnote{en version originale: ``perception is a skillful mode of exploration of the environment which draws on an implicit understanding of sensorimotor regularities, that is, perception is constituted by a kind of bodily know-how. In general, the sensorimotor account emphasizes the importance of action in perception. The capacity for action is not only needed in order to make use of sensorimotor skills, it is also a necessary condition for the acquisition of such skills since \textit{only through self-movement can one test and so learn the relevant patterns of sensorimotor dependence} (...) In other words, the dynamic sensorimotor approach needs a notion of selfhood or agency which is the locus of intentional action in the world.”}.”
\cite{ziemke2016body}
\end{quote}
Pour continuer cette idée, le chercheur se demande si les boucles sensorimotrices disposent des moyens conceptuels pour distinguer les actions intentionnelles dun agent autonome, des mouvements accidentels et réflexes.
Dans son livre \textit{How the body shapes the mind} (2006), le philosophe Shaun Gallagher (1948) avance lidée que la compréhension scientifique et phénoménologique du corps est essentielle pour comprendre des phénomènes tels que la conscience ou la
cognition. Son approche vise à développer un vocabulaire commun inspiré par:
\begin{quote}
``les processus cérébraux en neurosciences, les expressions comportementales en psychologie, les préoccupations de conception en intelligence artificielle et en robotique, et les débats sur lexpérience incarnée dans la phénoménologie et la philosophie de lesprit”.
\cite{gallagher2006body}
\end{quote}
Gallagher analyse des phénomènes tels lapprentissage de nouveau-nés par limitation, la conscience de soi, le libre arbitre, la cognition sociale et l\gls{intersubjectivité}, la perception intermodale pour citer quelques-unes des thématiques abordées. Il aborde ces sujets au travers des concepts comme l'\gls{image corporelle} et le \gls{schéma corporel}, la proprioception et la théorie de l\gls{enactivisme}.
Une de ses hypothèses est la théorie de lancrage physique, ou en anglais \gls{the physical grounding hypothesis} (PGH). Cette théorie stipule que le contenu et le fonctionnement de lesprit
sont fondés sur les propriétés physiques et lexpérience incarnée de lagent. Loin de promouvoir linfluence du physique sur le mental, Gallagher souligne la complexité des facteurs impliqués dans toute explication adéquate de la cognition. En outre le chercheur présente le rôle du schéma corporel dans une gamme de fonctions cognitives perceptives, parmi lesquelles la différenciation de soi et d'autres.
\begin{quote}
``Au début, c'est-à-dire au moment de notre naissance, nos capacités de perception et de comportement ont déjà été façonnées par notre mouvement. Le mouvement corporel prénatal a déjà été organisé selon notre propre forme humaine, dans des enregistrements proprioceptifs et multimodaux, d'une manière à ce que nous soyons capables d'une distinction entre notre propre existence incarnée et tout le reste. En conséquence, lorsque nous ouvrons les yeux pour la première fois, non seulement nous pouvons voir, mais notre vision, aussi imparfaite soit-elle, est déjà adaptée à ces formes qui ressemblent à notre propre forme. Le nourrisson, quelques minutes après sa naissance, est capable d'imiter le geste qu'il voit sur le visage d'une autre personne. Il est ainsi capable d'un certain type de mouvement qui préfigure une action intentionnelle et qui le propulse dans un monde humain.
\footnote{en version originale: ``In the beginning, that is, at the time of our birth, our human
capacities for perception and behavior have already been shaped by our movement.
Prenatal bodily movement has already been organized along the lines of our own
human shape, in proprioceptive and cross-modal registrations, in ways that
provide a capacity for experiencing a basic distinction between our own embodied
existence and everything else. As a result, when we first open our eyes, not
only can we see but also our vision, imperfect as it is, is already attuned to
those shapes that resemble our own shape. The infant, minutes after
birth, is capable of imitating the gesture that it sees on the face of another
person. It is thus capable of a certain kind of movement that foreshadows
intentional action, and that propels it into a human world.”}.”
\cite{gallagher2002primacy}
\end{quote}
Nous rajoutons à cela le travail de Ziemke sur les implications du terme \textit{grounding}\cite{ziemke1999rethinking} sur le comportement des agents non-humains incarnés, ainsi qu'une clarification par rapport au terme employé par Halprin dans ses expériences somatiques mentionnées dans le premier chapitre.
Plus loin, Gallagher décrit le concept de \gls{schéma corporel} et sa différence par rapport à l\gls{image corporelle}. Ainsi dans son acceptation, une schéma corporel est un système de capacités sensori-motrices, englobant tous les aspects non-conscients du contrôle moteur, y compris les processus sous-corticaux, pré-moteurs et moteurs dans le cerveau. Il mentionne également les systèmes dinformation nécessaires au bon fonctionnement de ces processus. Il distingue ce concept de celui dimage corporelle, vu comme résultat
des expériences perceptives du corps. Gallagher distingue les différences entre les deux termes au niveau empirique donnant lexemple dun patient qui, dans un état de négligence, ne se préoccupe pas de son image de soi pour se laver ou shabiller. Cependant ses capacités motrices telles que la marche ou les tâches manuelles restent intactes et il les exerce. Cela montre que même si limage corporelle est altérée ou endommagée, le schéma corporel reste intact. Au même titre, les sujets qui ont perdu un membre ont la capacité de le ressentir\cite{ramachandran1998phantoms}. Plus loin, Gallagher illustre le cas des malformations congénitales, où le membre fantôme est ressenti quelques années après la naissance, dhabitude après une intervention chirurgicale, un accident ou un autre événement corporel important. Ainsi la probabilité quun \gls{schéma corporel} ou une \gls{image corporelle} soient innés, est très réduite. Dans les cas de membres fantômes, des informations contradictoires entre la proprioception (qui pourrait indiquer la présence dun membre) et la vision (qui linfirme) se basent sur la vision. Ainsi ce type d'accumulation d'information qui résulte de l'intéraction avec l'environnement des organismes vivants pourrait être transposé aux machines. Leurs propres schémas corporels existent déjà et ce sont eux qui déterminent le comportement du robot. Reste à voir si le type de cognition acquise par l'agent vivant est proche de celle de l'agent artificiel.
\subsection{Des émotions artificielles}
Dans son livre \textit{Choreographing empathy: Kinesthesia in performance} (2010), la chercheuse et chorégraphe Susan Foster définit les termes d'\gls{empathie} et de \gls{kinesthesie} avec les ambiguïtés qui leurs sont inhérentes.
La kinesthésie ou la proprioception détermine les positions et les mouvements du corps grâce aux capteurs nerveux dans les muscles et les articulations. La définition de ce terme a été révisée plusieurs fois au cours du vingtième siècle. Ultérieurement, les travaux du psychologue James J. Gibson\cite{gibson1966senses} ont aidé à clarifier ce terme, démontrant que la kinesthésie aide à intégrer les informations sensorielles des autres systèmes. Le domaine de la danse a beaucoup aidé à la popularisation de ce terme, en létudiant avec des phénomènes et valeurs culturelles. Selon Foster \textit{la kinesthesie}, tout comme \textit{l'empathie} sont apparus à la même époque - au tour des années 1880. Si la \textit{kinesthésie} trouve son applicabilité dans la danse, lempathie est définie par des
esthéticiens allemands comme l'acte de contempler la peinture et la sculpture en imaginant une sorte de connexion physique dans laquelle le corps du spectateur se déplacerait et habiterait les diverses caractéristiques de l'œuvre d'art. Ainsi lors de leur apparition au début du vingtième siècle, les deux termes connotaient une forte réactivité physique aux personnes et aux objets. Avec le temps, cependant, ils ont fini par appartenir au domaine de la psychologie et aux sciences cognitives.
Les émotions jouent un rôle clé dans la question de la conscience. Le professeur Asada supervise des études sur le développement de \textit{lempathie artificielle} et le rôle de la \textit{contagion émotionnelle} dans la mimique motrice\cite{asada2015towards}. Son équipe met en place des études sur le type de cognition que les bébés développent dans leurs premiers mois, pour ensuite transposer ses principes à des robots. Lévolution corporelle et la croissance des humains est pour lui un des concepts clé de la robotique cognitive. Dans la sphère des études neuroscientifiques, des études en lien avec le concept d'\gls{expérience kinesthésique} facilitent l'émergence des concepts comme l'\gls{empathie kinesthésique}\cite{barrero2019dance} dans la danse. Ces états sont issus des processus internes comme l'introspection, propre à notre espèce.
Lintrospection permet aux humains dêtre conscients de leurs propre processus mentaux. Ces processus semblent avoir une séquence linéaire comme la production de la parole ou des lignes de raisonnement. Lintrospection influence également les actes artistiques. Pendant la phase de création, un artiste sonde son imaginaire pour clarifier ses intuitions. Lorsque nous nous rappelons de lexemple donné par Block, cest intéressant d'analyser un possible scénario où la personne aurait prêté attention au bruit auparavant ignoré. Cela pourrait produire un type dexpérience subjective, à la limite de la conscience daccès, pour ensuite déterminer à partir de quand le bruit est devenu conscient. Cette introspection liée à un stimulus extérieur trouve son équivalent dans lacte dintrospection de lartiste qui veut mieux comprendre ses intuitions.
Ainsi la distinction de Block entre conscience phénoménale et conscience daccès a des implications importantes pour les neuroscientifiques et les informaticiens qui cherchent à modéliser une \gls{conscience artificielle} dans des dispositifs tels les robots. Mais une fois cette intention exprimée, comment pouvons-nous savoir si lalgorithme a produit une conscience semblable à celle de lhomme? Dans la même mesure, le fait de développer des expériences subjectives pour la conscience phénoménale des robots implique des considérations éthiques. Heureusement le moyen pour doter rationnellement les machines de nos expériences personnelles, parfois irrationnelles, nest pas encore à notre portée. Même si la communauté scientifique est divisée et de nombreux neuro-biologistes et informaticiens estiment que les philosophes sont trop pessimistes quant à la capacité des algorithmes de modéliser la conscience humaine, il est important de comprendre nos motivations et intentions face à cela.
Dans la même lignée, l'intéroception, en complément du sens de la proprioception que nous avons mentionné plus haut, nous aide à mieux prendre connaissance de nos états internes. Ainsi la capacité d'évaluer notre propre activité physiologique se fait en lien avec des processus cognitifs dans le cerveau et les émotions. Plus concrètement, lintéroception dirige létat interne de notre corps en lui permettant de reconnaître les signaux qui régulent les fonctions vitales et de prendre des décisions en conséquence.
Les paradigmes sur lénaction et l'\gls{enactivisme}, en anglais \textit{the enactive theory}, ont émergé après la publication du livre \textit{The Embodied Mind} (1992) que nous avons évoqué auparavant. Par son biais, nous découvrons que les expériences perceptives ne sont pas des événements internes dans notre tête, mais plutôt des actions que nous produisons à travers notre exploration sensorimotrice de l environnement. En allant plus loin, Rolf Pfeifer et Josh Bongard soulignent dans le livre \textit{How the body shapes the way we think} (2006) limportance de la morphologie du corps, et ainsi de l\gls{embodiment}, sur lintelligence dun système. Leur point de départ est le fonctionnement humain quils extrapolent aux machines, avec lidée que pour être intelligent nous avons besoin dun corps physique:
\begin{quote}
``Lune des capacités les plus élémentaires de toute créature est la catégorisation : la capacité de faire des distinctions dans le monde réel. Si nous ne pouvons pas distinguer les aliments des non-aliments, les objets et situations dangereux des objets et situations sûrs, nos parents, des autres personnes ou notre maison du reste du monde, nous nallons pas survivre très longtemps. De même, les robots incapables de faire des distinctions fondamentales, par exemple un robot domestique incapable de distinguer les déchets des antiquités, un aspirateur du lave-vaisselle ou les animaux domestiques des bébés, ne seront pas très utiles. Nous tenterons de démontrer que la formation de telles catégories est directement déterminée par notre incorporation, cest-à-dire notre morphologie et les propriétés matérielles de notre corps. La morphologie comprend la forme du corps, les types de membres et l'endroit où ils sont attachés, les types de capteurs (yeux, oreilles, nez, peau pour le toucher et la température, la bouche pour le goût) et l'endroit où ils se trouvent sur le corps. Par propriété matérielle¸ nous entendons, par exemple, la déformabilité du bout des doigts et de la peau, ou encore l'élasticité du système musculo-tendineux\footnote{en anglais: ``One of the most elementary capacities of any creature is categorization: the ability to make distinctions in the real world. If we cannot distinguish food from nonfood, dangerous from safe objects and situations, our parents from other people, or our home from the rest of the world, we are not going to survive for very long. Likewise, robots incapable of making basic distinctions, e.g., a household robot that cannot distinguish garbage from antiques, a vacuum cleaner from a dishwasher, or pets from babies will not be very useful. We will attempt to demonstrate that the formation of such categories is very directly determined by our embodiment, i.e., our morphology and the material properties of our body. Morphology includes the shape of the body, the kinds of limbs and where they are attached, the kinds of sensors (eyes, ears, nose, skin for touch and temperature, mouth for taste) and where on the body they are found. By material properties we mean, for example, the deformability of the fingertips and of the skin, or the elasticity of the muscle-tendon system.”}.”
\cite{pfeifer2006mit}
\end{quote}
Ces catégories sont transformées par le cerveau en langage, nous aidant à interagir avec le monde. Si les robots disposent déjà d'un corps physique, savoir faire l'expérience d'une incorporation leur échappe. Je me demande alors comment la danse, langage du corps et des émotions, peut faciliter cela.
\textbf{Le rôle de laffect}
Le concept démotion, vu sous l'angle de la théorie 4E de la cognition (\gls{The 4E Cognition Theory}) est une affectivité située, pour qui la cognition nest pas un processus quantifiable, similaire à un modèle informatique. Au contraire, tout affect nécessite un type incarné et situé de cognition. Dès la petite enfance, jusqu'aux situations sociales sophistiquées qui caractérisent lâge adulte, les processus emphatiques complexifient la compréhension que nous avons de nous-mêmes et notre environnement. Ainsi nous remarquons que ce nest pas seulement le sentiment conscient démotion qui est important. Des processus affectifs inconscients comme la douleur ou le plaisir jouent un rôle tout aussi important et peuvent biaiser la perception des émotions.
Pour interroger cette place des affects dans la construction de l'expérience du réel, la chercheuse Branka Zei Pollermann introduit un\textit{modèle unifié de cognition}\cite{pollermann2006} basé sur les théories de Jean Piaget (1896-1980) et Ludwig von Bertalanffy (1901-1972) et Louis J. Prieto. Ce modèle stipule que les espaces affectifs (c'est à dire \textit{affected spaces}) facilitent des comportements adaptatifs lors des processus cognitifs. Ses observations s'appuient sur la théorie générale des systèmes, qui cherche un modèle unifié des connaissances. La modélisation des organismes humains, appelés \textit{systèmes ouverts} par von Bertalanffy, et le concept de \textit{praxis} de Prieto comme action intentionnelle mettant en avant les particularités des connaissances scientifiques. Alors que Jean Piaget avance deux concepts-clé pour caractériser linteraction des systèmes dits intelligents avec lenvironnement. Le premier est le concept d\textit{assimilation des schémas de comportement préexistant} et lautre le concept d\gls{adaptation}. Concept clé en robotique, la capacité d'adaptation est considérée ici comme moment déquilibre entre deux états, évoquant un sentiment de plaisir quand cet équilibre est atteint. Selon le point de vue de Piaget, lintelligence humaine se développe avec lâge, passant par plusieurs étapes parmi lesquelles: lintelligence logico-mathématique, musicale, spatiale, corporelle-kinesthésique,
interpersonnelle et ainsi de suite.
Le chercheur Olivier Houdé, spécialiste en développement cognitif, complète cette théorie\cite{houde2019intelligence}, en situant trois phases de lintelligence humaine difficilement modélisables par des algorithmes:
\begin{itemize}
\item lintelligence sensori-motrice (avant 6 ans)
\item lintelligence opérationnelle concrète, comme définie par Jean Piaget - entre 7 et 12 ans
\item lintelligence propre à la résistance cognitive, appelée \textit{intelligence opérationnelle formelle} - de ladolescence à lâge adulte
\end{itemize}
Cette dernière permet le raisonnement scientifique et lapprentissage des valeurs et normes sociales. Les affects y sont présents dans les trois phases mais opèrent consciemment lors de la dernière. Plus loin, en parlant des émotions, Pollermann cite le neuropsychologue Douglas Watt (n. 1950) pour qui, lorsque les paramètres de base dépassent les variations connues, létat est ressenti et interprété comme émotionnel :
\begin{quote}
``Lorsque les états physiologiques internes se situent en dehors d'un intervalle souhaitable, les sensations viscérales et les dispositions à l'action sont activées.
\footnote{``When internal physiological states are outside a desirable range, both visceral sensations and action dispositions are activated.”}.”
\end{quote}
À mon tour, je m'interroge sur le rôle des représentations mentales en lien avec ces observations. Sur scène, les performeurs convoquent leur imaginaire. Leur vécu expérientiel vient s'associer à des émotions nouvelles, qu'ils vivent seulement en partie - \textit{sorte de simulacre d'une émotion}. Cet aspect est proche de celui des robots pour qui les émotions n'existent pas véritablement.
Indépendamment des avancées concernant les théories sur l'incorporation\cite{gallagher2023embodied}, ou de multiples paramètres impliqués dans le concept dintelligence, Pfeifer et Bongard considèrent comme intelligent ce qui peut être investi par deux caractéristiques: \textit{la capacité dadaptation} et \textit{la diversité}. Plus concrètement, les agents intelligents se
conforment toujours aux exigences physiques et les règles sociales de leur environnement, et exploitent ces règles pour produire des comportements nouveaux, selon le contexte:
\begin{quote}
``Tous les animaux, humains et robots doivent accepter le fait quil existe une gravité et une friction, et que la locomotion nécessite de lénergie : il ny a aucun moyen den sortir autrement. Mais s'adapter à ces contraintes et les exploiter de manière particulière ouvre la possibilité de marcher, de courir, de boire dans une tasse, de mettre de la vaisselle sur une table, de jouer au football ou de faire du vélo. Diversité signifie que lagent peut adopter de nombreux types de comportements afin de pouvoir réagir de manière appropriée à une situation donnée. Un agent qui ne fait que marcher, ou qui ne joue qu'aux échecs, ou qui ne fait que courir, est intuitivement considéré comme moins intelligent qu'un agent qui peut également construire des petites voitures à partir d'un kit Lego, verser de la bière dans un verre et donner une conférence devant un public critique. L'apprentissage, qui est mentionné dans de nombreuses définitions de l'intelligence, est un moyen puissant d'augmenter la diversité comportementale au fil du temps\footnote{``All animals, humans, and robots have to comply with the fact that there is gravity and friction, and that locomotion requires energy: there is simply no way out of it. But adapting to these constraints and exploiting them in particular ways opens up the possibility of walking, running, drinking from a cup, putting dishes on a table, playing soccer, or riding a bicycle. Diversity
means that the agent can perform many different types of behavior so that he—or she or it—can react appropriately to a given situation. An agent that only walks, or only plays chess, or only runs is intuitively considered less intelligent than one that can also build toy cars out of a Lego kit, pour beer into a glass, and give a lecture in front of a critical audience. Learning,
which is mentioned in many definitions of intelligence, is a powerful means for increasing behavioral diversity over time.”}.”
\cite{pfeifer2006mit}
\end{quote}
L'idée que des robots capables de s'adapter à différentes situations pourront un jour proposer des véritables actes artistiques est à la fois terrifiante et à la fois séduisante. Intégrer des principes de cognition incarnée, résoudre le problème difficile de la conscience, construire des algorithme basées sur le FEP et arriver à un état de grounding propre aux robots est encore en cours de réalisation. Le vécu d'un robot, ses émotions et sa pensée seront codifiées dans le bagage sensoriel de son \textit{espèce}. Lorsqu'un ours peint, nous évaluons son comportement selon les normes sociales qui définissent notre espèce. Plus probablement l'ours imite un comportement humain à son tour, dont le sens lui échappe. Si toutefois, il aura un comportement spécifique, différent de celui des humains, cela restera opaque pour nous, le temps que des éthologues observent plusieurs ours, pour tirer des conclusions quant à sa motivation. Dans ce sens, je reste ouverte à la possibilité d'assister un jour à une véritable œuvre d'\gls{art robotique}, faite \textit{par} des robots et non \textit{avec} des robots en guise de médiums et outils.
\section*{Conclusion}
Ce deuxieme chapitre présente les théories actuelles de la cognition pour tenter définir ce qui peut être une \textit{conscience du corps dans la robotique}.
À partir d'une description de lapproche cognitiviste sont passés en revue le cognitivisme, la théorie 4E de la cognition (\gls{The 4E Cognition Theory}), un état de l'art sur les possibles définitions de la conscience et son lien avec l'action. Son introduits les concepts émergements de FEP et les enjeux de la \gls{strong AI} pour expliquer ce que peut-être une \gls{conscience artificielle} et des défis, notamment en ce qui concerne le problème difficile de la conscience. Plus loin, associer la cognition incarnée à la robotique évoque les caractéristiques de la robotique cognitive et les préoccupations des neuroscientifiques pour les émotions artificielles et les modèles unifiés de cognition.
\clearpage
\chapter{Corps performatifs en robotique}
Ce chapitre se concentre sur les enjeux des pratiques artistiques en lien avec le mouvement, dans le contexte des spectacles ou installations avec des robots. Il introduit la biomécanique comme manière dappréhender le corps sur scène, ainsi que des défis dans les approches scéniques contemporaines, notamment celles qui utilisent des robots.
Dans son livre \textit{La robotique: une récidive dHéphaïstos!}\cite{laumond2012robotique} (2012), le chercheur Jean-Paul Laumond décrit la controverse entre la science - ``dont lobjectif est de déduire” par rapport à la technologie - ``préoccupé davantage par le faire” et les observations empiriques. Pour lui, la robotique est née de la tension entre ces deux approches contemporaines. Elles sinspirent à leur tour des lois du vivant, de la physique, de la biologie, des neurosciences, de la psychologie et dautres théories complémentaires. Ainsi, la robotique peut être considérée comme un moyen de comprendre et de mettre en œuvre la complexité du vivant, à travers un mélange des savoirs-faire et des pratiques. Dans une démarche parallèle, cette complexité du vivant pourrait être appréhendée
aussi grâce à lart, définie ici comme une approche issue de ``ses intentions spéculatives et provocatrices”\cite{penny2019mit}. Lartiste Simon Penny utilise la dichotomie entre une forme de savoir qui réside dans labstraction et une autre qui réside dans la réalité concrète du monde, pour introduire une discipline émergente quil
intitule la \gls{robotique culturelle}. Ce concept met en avant le lien entre les robots et les sociétés dans lesquelles ces derniers évoluent. Si dans les premiers chapitres nous avons pu comprendre le contexte transdisciplinaire que cette thèse défend, le présent chapitre traite du rapport du corps à la scène (qu'il s'agisse d'un corps humain ou non-humain) et les implications que cela peut avoir du point de vue de la robotique.
\section{La biomécanique comme façon dappréhender le corps}
La \gls{biomécanique} est largement utilisée dans la robotique, notamment concernant le design des robots.
Le terme regroupe la biologie comme science du vivant et la mécanique comme science physique détude du mouvement, comprenant les déformations et les états déquilibre du corps. Plus concrètement, cette discipline étudie la physiologie du mouvement dans le corps humain, avec ses fonctions et ses propriétés respectives.
D'autres disciplines comme la médecine ou la cinématographie sappuient sur des principes de biomécanique pour avancer leurs recherches respectives. Dans le domaine du spectacle vivant, des chorégraphes et des artistes numériques se sont également intéressés à la biomécanique pour développer leurs pratiques en lien avec des robots.
\subsection{L'approche sociologique de Meyerhold}
La biomécanique est également le nom d'une discipline enseignée par le metteur en scène russe Vsevolod Emilievitch Meyerhold (18741940). Cette discipline fait son apparition au début du 20e siècle pour cultiver une conscience de soi ainsi quun travail plastique et rythmique de lacteur dans l'espace. Inspirée entre autres par la commedia dellarte et le travail des danseuses Isadora Duncan et Loïe Fuller, cette méthode dentraînement physique permet aux acteurs de développer leur coordination et leur sens du rythme, sur le plateau.
En comparaison avec dautres concepts en théâtre, Meyerhold considérait le
mouvement scénique comme un des moyens dexpression les plus puissants. Ainsi
il dirige entre 1914 et 1917, dans son studio à Pétersbourg, une série détudes
de pantomime accompagnées au piano. Les exercices appelés ``Les Deux Smeraldina”,
``Le poignard” ou ``La gifle”, reposent sur des actions comme le
bond ou la chute ainsi que des éléments dacrobatie avec différents objets liés
à la tradition théâtrale (lépée, la cape ou la canne, entre autres). En exécutant ces partitions laborieuses, lacteur est censé comprendre limportance des différents éléments du corps les uns par rapport aux autres. Un exemple que Meyerhold citait lors de ces exercices fait référence à limportance des détails: quand le petit doigt
bouge, le corps entier doit supporter ce mouvement, pour rendre le petit doigt visible jusquau fond de la salle\cite{baldwin1999biomecanique}. La plupart de ces expérimentations ont lieu en groupe, même si elles ne requièrent quune seule personne pour les pratiquer. Lorsquune personne finit sa pratique, le reste du groupe reprend la totalité de létude une seconde fois, pour proposer des variations. Pour travailler la coordination et la précision entre les partenaires, lélément clé de la pratique de Meyerhold est le corps de lacteur, considéré comme un matériau à travailler à la fois individuellement et collectivement. Ce corps hybride emprunte de chaque pratique sa caractéristique principale:
\begin{quote}
``Le travail physique de lacteur, découpé en segments
dactions précisément délimités dans lespace et dans le temps se caractérise encore par un montage de matériaux hétérogènes unifiés par le rythme de laction et lironie de lacteur : combinaison de techniques appartenant à différents métiers du spectacle, de registres vocaux variés, création dune sorte dacteur collectif. Les meilleurs comédiens ont léquilibre des funambules, le tronc monté sur ressorts des jongleurs, laudace des acrobates, le coup de poing du boxeur, le cri du ventriloque.”\cite{picon2017meyerhold}
\end{quote}
Ainsi, en alternant travail individuel et travail collectif, les acteurs acquièrent des bases solides dinteraction et une bonne capacité dadaptation aux formats et expériences. Leur statut s'approche de celui d'une marionnette dont l'objectif est la précision et la flexibilité physique. Tout de même, comme le souligne Mel Gordon dans son article sur Meyerhold\cite{gordon1974meyerhold}, pour le metteur en scène russe la fonction du théâtre a été dabord sociale. Par sa méthode, Meyerhold s'est engagé à éduquer et à promouvoir la reconstruction socialiste et scientifique de son pays. Lorsque Staline sest emparé du pouvoir, la plupart des secteurs de la société soviétique ont traversé des processus rapides de collectivisation et dindustrialisation. Les théâtres, puis plus généralement la culture, ont perdu progressivement leurs moyens et leur liberté dexpression. Dans ce contexte dautres méthodes se sont inventées.
Le metteur en scène russe voit les troupes de travailleurs semi-professionnels comme un potentiel catalyseur des forces ouvrières grâce à l'art. Pour améliorer sa formation dacteur, il enrichit ses fondements théoriques avec des principes scientifiques propres à lindustrie soviétique. Parmi ces principes, le Taylorisme est le résultat des observations de lingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) sur la gestion scientifique du travail et de la productivité. Au début des années 1910, sa méthode est largement appliquée dans lindustrie, notamment en Europe
et en Russie. Après avoir visité des usines et examiné leurs chaînes de production, lingénieur est arrivé à la conclusion que les mouvements physiques des travailleurs influencent le rendement de la production. Lorsquil exécute une tâche répétitive, un travailleur sengage, souvent sans sen rendre compte,
dans des mouvements superflus qui diminuent son efficacité. Pour Taylor, il est question de trouver les mouvements et les gestes les plus efficaces, dans ce quil a appelé ``une économie du mouvement”. Pour faire cela, il a dû prendre en considération des facteurs comme les rythmes de travail et léquilibre des postures. Toujours pour Gordon, les idées de Meyerhold croisent également celles de la psychologie fonctionnelle ainsi que celles du béhaviorisme que j'ai mentionné en lien avec le cognitivisme. Entre autres, la psychologie fonctionnelle considère la conscience et ses états transitoires comme directement liés au corps physique, notamment lorsque certains schémas dactivité musculaire suscitent des états émotionnels
équivalents. À la même époque, des médecins comme Vladimir Bekhterev ou Ivan Pavlov ont aussi entamé des recherches sur les comportements et le conditionnement des réflexes humains. Selon leurs observations, tout comportement humain peut sexpliquer par lhistoire des interactions de lindividu avec son environnement. Ces observations sont encore actuelles et appliquées dans différents domaines, notamment la robotique, comme nous l'avons mentionné plus haut.
En sinspirant de ces observations, Meyerhold les applique ainsi à sa méthode dentraînement physique des acteurs. Les effets de ce processus sont ressentis
lors des spectacles dont le rythme des acteurs est proche dune chorégraphie. Si le décor est souvent inspiré par le courant constructiviste - dont la philosophie repose sur laustérité et les motifs non-figuratifs - les déplacements des acteurs dessinent des parcours géométriques à la façon dune danse contemporaine. Les parcours dépendent du nombre pair ou impair des acteurs qui créent des constellations dans lespace pour suggérer la mécanisation des processus artistiques. Dune façon avant-gardiste et engagée, Meyerhold a dédié son travail à la lutte des classes, aux problèmes sociaux, en espérant contribuer à la création dun nouveau genre humain. Le culte de la personnalité et les dérives du régime totalitaire stalinien ont fait que son théâtre fut fermé en 1938 et le metteur en scène exécuté en 1940, malgré le fait quil soutenait pleinement les idées communistes. Presque un siècle après sa mort, ses écrits inspirent des metteurs en scène et chorégraphes contemporains. Entre temps, les robots défient les performances physiques des humains dans le travail industriel. Il nous reste à comprendre leur potentiel dans les domaines artistiques, notamment le spectacle vivant. Sur scène ils sont pour le moment loin de la flexibilité des danseurs, par exemple, mais les prochaines années vont déterminer comment ils peuvent acquérir un corps performatif et performant.
\section{Robots sur scène}
Sur scène, les interactions avec les robots s'orientent rarement vers un contact physique avec des humains, facilité par des gestes ou du toucher. Généralement le message transmis par ces œuvres est la nécessité de rapprocher les robots et les humains. Cette idée émerge à la fin des années 1960, quand un nouveau genre alliant lart et les machines fait son apparition sur la scène artistique: l\gls{art robotique}. Motivés par les défis scientifiques, les premiers projets artistiques impliquent des robots construits sur mesure, inspirés par les automates. Au fur au mesure que la technologie avance, ces robots vont devenir à
leur tour plus complexes, capables de nous émouvoir et nous surprendre. Je termine donc cette partie des principes théoriques interdisciplinaires avec une synthèse d'art robotique.
Pour cela, je vais d'abord mentionner quelques dispositifs maladroits des années 1980, suivis par des expériences bioniques avec des exosquelettes une décennie plus tard, puis des bras robotiques industriels et des humanoïdes sophistiqués des dernières décennies. Cette progression suit de près
lévolution des développements technologiques dans la recherche en robotique,
qui sest souvent prêtée à des collaborations avec d autres disciplines pour
élargir et réinventer ses directions.
À ce stade de notre enquête sur les projets artistiques avec des robots, nous pouvons pressentir le rôle de l\gls{art robotique} dans la réconciliation des projections fatalistes concernant notre cohabitation avec les machines. Il est intéressant dinvestiguer dans quelle mesure cela peut devenir un miroir qui reflète des spéculations transhumanistes, ou une forme d'opposition à celles-ci. Actuellement des roboticiens, des artistes et des neuroscientifiques travaillent pour établir les prémisses dune nouvelle éthique pour les robots et les développements technologiques, afin dempêcher les éventuelles dérives sur le sujet. Les œuvres que nous avons sélectionnées informent la robotique sociale des possibilités dinteraction originales, tout en témoignant dune relation complexe avec les machines, qui dure déjà depuis un siècle. Quelque part l\gls{art robotique}, à linstar des sciences traditionnelles comme la biologie ou la psychologie, peut faciliter une meilleure compréhension de nous-mêmes et nos attentes vis-à-vis des robots.
Dans notre tradition occidentale la technologie est essentielle pour définir ce dont les humains ont besoin. Si la robotique sociale développe actuellement des machines incroyables, les robots, sous diverses formes et fonctionnalités, sont de plus en plus présents dans notre vie quotidienne et nos cultures. La convergence entre lhomme et la machine est à la fois séduisante et repoussante. En contrepartie, la culture japonaise entretient une certaine
distance avec la technologie, expliquant pourquoi les robots sont moins problématiques là-bas, et comment ils ont été apprivoisés\cite{kaplan2004ws} avant dêtre intégrés dans la société. En observant différents formats et expériences artistiques, ce qui mintéresse est de comprendre comment les robots pourraient trouver, à travers lart, une condition indomptée, avant leur industrialisation et en dehors leur commercialisation à grande échelle. Ainsi il est important de noter que cette sélection représente seulement un échantillon des œuvres d\gls{art robotique} en lien avec la scène et la danse. Lorsquelles sont mentionnées par les artistes eux-mêmes ou la littérature, les spécifications techniques offrent un aperçu important sur les défis et les limites de ce type de processus de recherche-création. Puisqu'il ny a pas actuellement une méthodologie officielle sur la manière dont l\gls{art robotique} doit être évaluée, cette synthèse est parfois complétée par les retours artistiques des auteurs ou les archives des processus de création et de réception. Le format des œuvres va des sculptures et installations cinématiques, aux spectacles, performances et improvisations en direct. Pour mieux comprendre leur évolution, elles sont mentionnées en ordre chronologique. À cela, jai pensé inclure également les
apparitions dans les médias où des robots se présentent comme maîtres spirituels\footnote{https://www.youtube.com/watch?v=RH3Yk1spxtk} ou comme artistes, pour voir comment le rapport à la scène est influencé par ce statut public.
De cette manière une caractéristique importante de cette étude, repose sur
lhypothèse que les interactions homme-robot dans un contact rapproché ou \textit{close-contact}, au travers de lutilisation de gestes et dinterfaces haptiques\cite{dahiya2009tactile}, \cite{silvera2015artificial}, peut améliorer la façon dont les robots sociaux sont acceptés par les utilisateurs non expérimentés. Mon objectif est donc de voir comment ce processus dapprivoisement opère dans des contextes artistiques et culturels et quel pourrait être son opposé - défini ici comme une condition indomptée ou sauvage des robots. Dans les prochaines pages, janalyse la spécificité des robots présentés dans les œuvres sélectionnées, puis jappréhende les facteurs qui ont influencé le développement de l\gls{art robotique}. Pour argumenter ce processus je mappuie sur une première partie qui précise le contexte dans lequel la robotique et lart aurait pu se rencontrer, leur lien commun et la façon dont ils se sont inspirés réciproquement. Souvent, limpact des œuvres
sélectionnées a facilité des découvertes en robotique sociale. Puisque les
projets artistiques impliquant les robots ont été soumis à des contraintes
technologiques (c'est à dire choix de matériaux influençant le message de lœuvre
dart), je regarde comment ceux-ci sont considérés tout au long des processus de
création et comment ils ont été mis en scène.
\subsection{L'apparition de l'art robotique}
Lhistoire de la robotique est étroitement liée à celle de lart\cite{stephens2016we}, le design des robots s'est inspiré de la sculpture anthropomorphe et de la marionnette, puis des effets cinématographiques. Lorsque nous pensons à des robots, nous imaginons des dispositifs intelligents, autonomes du point de vue de lalimentation, programmés pour ressentir et interagir avec nous et lenvironnement. En contrepoids, lart veut faciliter laccès à une dimension sensorielle de notre existence. Dune manière prédictible, la définition de chacun de ces termes - art ou robotique - est soumise à des évolutions permanentes, prouvant leur importance dans les préoccupations courantes de notre société. Interroger ces transformations dans le contexte de l\gls{art robotique}, permet de comprendre leurs trajectoires d'évolution dans les prochaines années.
Pas si loin du monde de lart, la fascination pour des artefacts et des machines qui pourraient éventuellement devenir vivants a longtemps peuplé les rêves des humains. Quelques-uns de ces artefacts - les automates - ont été identifiés par des chercheurs\cite{bedini1964role} comme vecteurs du développement technologique de nos sociétés. La définition du terme implique lexistence des dispositifs mécaniques qui se déplacent de manière autonome sans être directement manipulés par des humains. En remontant lhistoire pour identifier
leurs origines, nous remarquons lexistence dappareils mécaniques mobiles
autonomes à Alexandrie vers le 4e siècle av. J.-C. ainsi lutilisation des
gardiens robotiques automatisés en bois, conçus à lépoque du roi indien
Ajatasatru de Magadha un siècle plus tard. Quelque temps plus tard, le
polymathe Ismail al-Jazari - suronmé ``le père de la robotique” parmi les
roboticiens daujourdhui - a construit plusieurs automates humanoïdes pendant
la période islamique du 13e siècle. Trois siècles plus tard Léonard de Vinci
aurait présenté à la cour de Milan son chevalier mécanique\footnote{https://www.leonardodavinci.net/robotic-knight.jsp}. Dès le 18e siècle, Jacques de Vaucanson présente lors des salons et des expositions
privées, des inventions comme son célèbre ``joueur de flûte” avec des poumons
artificiels, ainsi qu'un canard qui pouvait manger, déféquer et flotter sur
leau comme son double animal\cite{riskin2003defecating}.
Selon les études de \cite{byrd2012man} et \cite{riskin2003defecating}, Vaucason aurait même été
mandaté par le roi Louis XV pour construire secrètement un androïde de taille
humaine vraisemblable dans les plus petits détails des fonctions biologiques
du corps humain - respiration, circulation, digestion, mouvement. Compte tenu
des limitations techniques et matérielles de cette période ce projet a
malheureusement dû échouer. Vers la même époque, Wolfgang von Kempelen trompe
son public en cachant un vrai humain dans son automate joueur déchecs appelé
\textit{Le Turc}, en invitant les nobles à défier les capacités
intellectuelles de sa machine. Un siècle plus tard, des inventions pratiques
des frères Lumière telles le phonographe ou le cinématographe confirment
lintérêt des spectateurs pour un goût du spectacle inspiré par la science,
mettant en avant des machines ressemblant à des humains et éventuellement à des
robots. La différence entre les automates et les robots sociaux,
indépendamment de leur utilisation ou de leur forme, est que les premiers sont
des artefacts uniques, créés à la main\cite{reilly2011automata}, alors que les
derniers sont produits en masse, de façon automatisée.
Au début du 20e siècle, lécrivain tchèque Karel Capek écrit \textit{R.U.R.-
Rossumovi Univerzalni Roboti} (Les Robots Universels de Rossum) - une pièce de
théâtre sur des créatures artificielles travaillant en usine. Ces créatures
appelées \textit{roboti} étaient facilement confondues avec les humains en
raison de leur forme et de leurs capacités. Conçus pour remplacer le travail
humain, ils apparaissent capables de réfléchir par eux-mêmes. Dabord
heureux de travailler pour les humains, ils finissent par prendre conscience de
leur état et décident de se rebeller. Lorsque ils comprennent que cela peut
potentiellement provoquer leur propre extinction\cite{dixon2004metal}, ils changent de
perspective et décident de sauver lavenir de lhumanité. Le texte gagne
rapidement en notoriété et est traduit dans plus de trente langues à la fin de
1923\cite{reilly2011automata}. Le terme robot\cite{hockstein2007history} est désormais employé pour désigner des androïdes et des automates (``robota” signifiant travail forcé en tchèque).
Le nom du créateur des robots - Rossum\cite{philmus2001matters} - pourrait renvoyer au mot tchèque
rozum signifiant raison, sagesse ou bon sens. Dans cette interprétation, les créatures de Capek correspondaient à des êtres inférieurs capables d'apporter de la raison aux humains. Aujourdhui, les interactions avec les robots et leur impact à long terme sur nos vies\cite{shaw2009looking, shaw2011loving} sont en pleine expansion. Les applications robotiques\cite{thrun2004toward} impactent des domaines comme la médecine, laéronautique, le militaire.
Un siècle auparavant, \textit{R.U.R.} a été diffusé dans le monde entier, produisant différentes réactions parmi ses spectateurs. Au Japon, le spectacle a été présenté en 1924 sous le titre de
\textit{Jinzo Ningen} traduit par \textit{L'Homme Artificiel}\cite{robertson2007robo}. Quatre ans plus tard, Makoto Nishimura - un biologiste marin sans aucune connaissance préalable en mécanique ni en
ingénierie - décide de construire de toutes pièces une créature autonome
équivalente, baptisée \textit{Gakutensoku}. Ce terme signifie littéralement \textit{apprendre
des règles de nature} en contrepoids avec les interprétations des médias de lépoque. Ainsi naît le premier robot fabriqué au Japon, selon son créateur ``le premier membre dune nouvelle espèce,
dont le but est dinspirer les humains et de faciliter lévolution humaine en
élargissant nos horizons intellectuels”\cite{frumer2020short}. Gakutensoku devient notre premier exemple sur la façon dont les robots pourraient devenir un jour une espèce à part entière, capables dautonomie et dune forme de \gls{conscience artificielle}. Comme déjà mentionné dans les pages antérieures, cette thèse analyse les ``pour” et les ``contre” dune telle projection, avec la scène comme terrain idéal pour des expérimentations.
Au début du 20ème siècle, les artistes s'intéressent à la cinétique et les
sculptures en mouvement. Après que le public s'habitue aux machines de Jean Tinguely\cite{stephens2016we} et de Marcel Duchamps\footnote{https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/dS9Z3Wr}, lartiste coréen Nam June Paik crée lœuvre \textit{Robot K-456} (1964) - désigné aujourd'hui comme le premier robot humanoïde à être utilisé dans un projet artistique. Son nom vient de lœuvre de Mozart \textit{Concerto pour piano n° 18 en si bémol majeur K. 456}, témoignant des ponts d'accroche entre la musique et la robotique. Ce prototype de robot télécommandé sur 20 canaux, a été construit au Japon par Shuya Abe\cite{vidal2012robots} pour être présenté lors dun festival annuel davant-garde à New York.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_K-456}
\caption{Robot K-456. Source photo: Friedrich Christian Flick Collection in Hamburger Bahnhof, Berlin}
\label{fig:abderk-456}
\end{figure}
Lors de son apparition publique, le robot K-456 a marché dans les rues de New York pour diffuser lenregistrement du discours du président John F. Kennedy. Il a également été impliqué dans une série dactions type happenings, comme celle dans laquelle il fait semblant de déféquer devant des passants. Célèbre grâce à son utilisation de la vidéo parmi les médias de lépoque, Paik crée également une œuvre où le chorégraphe Merce Cunningham est dédoublé en train de danser sur une toile graphique. Cette œuvre intitulée \textit{Merce by Merce by Paik} (1973) anticipe limpact des moyens technologiques sur la perception humaine. Paik nous fait perdre le focus de la perception du mouvement dansé, en
jouant avec lenvironnement qui contient le danseur \cite{portanova2013moving}. Vingt ans plus tard, le robot K-456 prend part à une simulation daccident intitulée \textit{La première catastrophe du 21e siècle}. Cette fois une voiture conduite par lartiste Bill Anastasi\cite{pullen2018whimsical} lui rentre dedans en
traversant la route. Dans ce premier exemple, nous soulignons lintention de
lartiste de provoquer des interactions physiques et de donner lillusion des
processus physiologiques propres au robot, similaire au canard de Vaucanson. Les
spectateurs de cette performance assistent à une rencontre entre deux machines
où un robot actionné par un humain (la voiture) en heurte un autre. Leur rencontre
conduit à la destruction du premier, projetant, sans probablement vouloir, une
relation de confrontation entre des humains et des robots qui
combattent pour dominer la race humaine. Ce scénario menaçant des robots
destructifs a été réitéré tout au long des années suivantes. Lors des
représentations données par Survival Research Laboratories, des machines
à grande échelle rivalisent pour sentre-détruire\cite{ballet2019survival,stephens2016we}. À la même époque,
les artistes Bill Vorn et Louis Philippe Demers dépeignaient les robots comme
des animaux sauvages se disputent un cube de métal (qui représente un morceau
de viande) dans \textit{Au bord du chaos} (1995). Deux ans plus tard, Eduardo Kak est littéralement connecté à un robot, à travers une aiguille intraveineuse qui transfuse son propre sang à la machine. Cette performance intitulée \textit{A- positif} (1997)\cite{kac2001origin} allume avec loxygène de l'artiste la flamme d'un dispositif électronique qui fait partie de l'installation\footnote{http://www.ekac.org/apositive.html}.
Lacte pourrait être interprété comme une métaphore pour alimenter la machine,
la nourrir du sang de l'humain. Cela peut aussi signifier une tentative d'humaniser la machine, comprendre
comment sa réalité physique peut transgresser les lois biologiques du
vivant. Cette association de sang et de métal, du vivant et de lartificiel, à
son origine dans la littérature du début de 19e siècle alors que des écrivains
comme Mary Shelley, préconisent ce que les chercheurs ont depuis identifié comme
le \textit{syndrome de Frankenstein}\cite{nomura2012social, kaplan2004ws}.
En analysant les facteurs qui influencent lacceptation des robots humanoïdes, les chercheurs travaillent pour mieux expliquer nos attentes envers ceux-ci. Bien avant que la science les réalise, des projets cinématographiques\cite{alesich2017gendered, geraci2007robots} mettent en scène des humains artificiels. Depuis, des études sociologiques\cite{nisbet2002knowledge, sundar2016hollywood} examinent comment lattitude envers ces robots est influencée par
leur antériorité et popularité dans les médias. Bien que certains artistes
expulsent des pulsions morbides dans leurs projets d\gls{art robotique}, dautres se
concentrent sur des émotions moins destructrices. Une approche originale est
dutiliser lennui et lépuisement comme forme de résistance face aux capacités
infinies de la machine. Lœuvre \textit{Helpless Robot} (1987) de Norman White traite de ces questions d'une façon anecdotique\cite{wilson2002mit}.
Après presque une décennie des recherches, White développe des robots
capables de ce quil définit comme ``la santé mentale artificielle” et dans
une certaine mesure des ``robots antisociaux”\cite{dixon2004metal}. Avec le sentiment de
lennui comme point de départ, il construit un robot qui suit les gens présents
à sa performance. Ce robot soupire de temps en temps puis sarrête lorsque
quelquun lui donne trop dinstructions. La prochaine version est un tronc
pyramidal denviron deux mètres de haut, ``conscient” de son propre mouvement et du
mouvement autour de lui. Ce robot sarrête pour demander aux visiteurs de le
tourner dans un certain sens, étant capable dexprimer pas moins de 512 instructions vocales\cite{stephens2016we}. Après quun humain a répondu à cette requête, le robot se plaint en disant que le virage devrait être plus précis, obligeant le visiteur à ajuster son emplacement encore et encore.
Il est important de souligner que linteraction physique entre le robot et lutilisateur est initiée dans ce cas par le robot. Dautres expérimentations artistiques, comme par exemple \textit{Heart
Robot} (2008) de David McGoran décrit dans les pages suivantes, sappuient sur
un constat similaire. Les robots qui demandent de lassistance à des humains\cite{jenkins2009is}
ont plus de chance dengager un contact physique avec eux et peut-être dêtre ``acceptés” dans la société. Plus tard, Norman White participe à une collaboration avec sa collègue artiste Laura Kikuka. Lœuvre, intitulée \textit{Them fucking robots}\cite{wilson2002mit} (1988), met en place une performance live où deux robots
- mâle et femelle - simulent une relation sexuelle avec des voix enregistrées, des
pistons et des fluides mécaniques pour caricaturer une forme de copulation
biologique. Les deux artistes se sont mis daccord sur les spécifications techniques
(comme la taille des robots) en travaillant à distance. Je note ici lutilisation du thème de la
sexualité comme prétexte pour provoquer et éventuellement amuser le public. Les
robots nexprimant ni des traits humains érotiques, ni de la séduction. Le titre
de la performance est proche dun ``jeu de mots dénonçant un cri de sectarisme
contre une minorité déjà détestée”\cite{dixon2004metal}. Même type de promiscuité chez Marcel.li
Antunez Roca dont le premier travail intitulé \textit{Epizoo} (1994), met en scène
un interprète dont le corps est resté à la discrétion des spectateurs. Ainsi son
nez, ses fesses, ses pectoraux, sa bouche ou ses oreilles sont contrôlés en live
sur le plateau, via un exosquelette pneumatique. Vêtu uniquement dun string,
Roca se tient debout sur la plateforme circulaire tournante de sa performance,
tel un cobaye. Pendant ce temps son corps et ainsi les quelques éléments
scéniques (lumière, son) sont contrôlés à distance par les spectateurs. De
même, en utilisant les écrans dordinateurs, des parties de son corps nu
seraient rassemblées et projetées dans une imagerie fétichiste. Cela conduit finalement au
développement dun des concepts clés de Roca - ``la méta-membrane”\cite{bosco2009metamembrana}
lartiste est transformé en une interface entre lœuvre dart et son
public, grâce à la technologie. Membres dune scène artistique émergente qui
veut couper les traditions, afin dy établir un nouveau courant, Antunez Roca et
Kac résument leurs idées dans un manifeste\cite{kac1997marcel} où ils déclarent entre autres
que ``les microprocesseurs sont aussi importants dans lart robotique que les
brosses, peinture, et les toiles le sont en peinture”\footnote{http://marceliantunez.com/texts/robotic-art-manifest/}. Faisant référence à ces
projets artistiques, Dixon emploie les termes de ``camp art” et de ``performances
métalliques” pour définir une sub-catégorie de l\gls{art robotique} spécifique des
années 80 et 90, où la chair et la mécanique se mélangent dans des associations
kitsch. Ces œuvres dart provocatrices et parfois violentes soutiennent que
``lhumanisation des machines et la déshumanisation des humains” sont
implacables, avant de prôner un retour à la nature salvatrice\cite{dixon2004metal}. Il est
important de noter quà ce stade de lexpérimentation la fascination humaine
pour la technologie est étroitement liée à un sentiment indéfini dimpuissance
traduit par la moquerie, la promiscuité ou la violence. Une tentative de
transformer ces peurs et fascinations en quelque chose de plus
concret, lœuvre \textit{Petit Mal} (1995) de Simon Penny met en scène un robot
complètement autonome. Ce robot va sentir et explorer son espace tout en
suscitant des réactions ludiques chez les visiteurs\cite{penny2015emergence}. Lobjectif de Penny
est de donner limpression dune intelligence et dun comportement spécifique
qui n'est ``ni anthropomorphe ni zoomorphe, mais propres à sa forme physique
et nature électronique”\cite{penny2016improvisation}. Cela donnait évidemment limpression dêtre plus
intelligent quil ne létait en réalité. Lartiste a créé un robot capable
dimiter le comportement humain, soulignant limportance de ce quil définit
comme \textit{un mimesis dynamique} - le robot se déplaçant comme les humains, sans
avoir réellement une forme humaine. Sur son site, Penny décrit \textit{Petit Mal} comme
un ``anti-robot” doté dune autonomie denviron 12 heures, ce qui représente
beaucoup compte tenu de lépoque de sa construction. Pour le construire
lartiste utilise le modèle dun double pendule comme générateur de mouvement
auquel il rajoute des mouvements hésitants et des petits gestes pour renforcer
lidée dautonomie et de libre arbitre. Penny remarque également que parmi tous
les utilisateurs, les jeunes enfants seraient extrêmement curieux de le
connaître, tandis que les adolescents agissent de façon indifférente\cite{penny2015emergence}.
Dans une autre approche, lartiste japonais Momoyo Torimitsu performe \textit{Miyata Jiro}
(1997) dans les rues de New York\cite{kroker2013toronto}. Habillée en infirmière, lartiste assiste
un robot humain représentant un dhomme daffaires. Ce qui choque les
passants est que le robot rampe sur son ventre tandis que linfirmière le suit
pour remplacer de temps en temps les batteries qui lalimentent; pour
lanecdote, des batteries de motocyclette stockées dans les fesses du robot. Ce
robot basique a un mécanisme de déplacement assez simple mais à cause de son
apparence réaliste provoque un sentiment de malaise en sa présence\cite{mori2012ram}.
Encore une fois, linteraction physique robot-performer est facilitée par la
mise en scène du robot dans une position de vulnérabilité par rapport à
lhumain. Cette fois le message artistique sadresse aux humains, qui par leur
addiction au travail, ``sautomatisent”. Pareil aux exemples de \textit{Robot K-456} ou
\textit{Petit Mal}, je souligne la présence du robot dans les rues, dans lespace
public, à la place des musées (où le robot serait davantage contemplé) ou du
laboratoire (où le robot serait un simple outil de recherche pour des tâches
industrielles).
Des champs comme la robotique développementale mentionnée dans le deuxieme chapitre, se concentrent sur
la façon dont les robots sont perçus dans des environnements complexes. En comparaison avec un laboratoire, la personne qui interagit avec le robot dans une école ou un hôpital ne remarquera pas ses limites techniques, étant plutôt préoccupée par son comportement social\cite{sabanovic2006iwamc}.
Autour de la première décennie du 21e siècle, des chercheurs avancent lhypothèse quenviron 55\% de la communication humaine est basée sur du comportement non-verbal\cite{littlejohn2009sage}. Bientôt, les artistes deviennent
intéressés par les robots et les machines qui ``sexpriment” à travers des
mouvements et des gestes à la place des signaux sonores. Comme mentionné
précédemment, \textit{Heart Robot} (2008) marque une transition dans la façon dont les
robots sont présentés dans lespace public. Cette fois, les machines bruyantes
et métalliques sont remplacées par une petite marionnette hybride capable de
toucher et être touchée. Marionnettiste lui-même ainsi que roboticien, Goran met
au défi la perception culturelle des robots grâce aux émotions artificielles et
à lintelligence sociale. Son robot ne peut pas marcher mais présente une forme
de respiration (simulée par un affichage LED sur sa
poitrine) et des clignotements. Ses yeux fonctionnent en quatre modes : endormi,
somnolent, éveillé et surpris. Ses mains ont trois doigts et un pouce pour
saisir d autres mains. Somme toute, cette créature assez fragile, de la taille
dun enfant, soppose à limage des robots puissants de la littérature de
Science Fiction. Il simule la respiration pour exprimer un état émotionnel
détendu. Les résultats de cet etude\cite{sefidgar2015tac} montrent comment dans une certaine mesure, la
mise en œuvre des capacités de toucher dans les interactions avec les robots a
un potentiel thérapeutique sur les humains. Goran a présenté \textit{Heart Robot} lors
de foires et dévénements culturels non liés à la robotique. La plupart des
utilisateurs adultes qui lont touché ou tenu dans leurs bras ont ressenti un
certain sentiment dempathie - définie au sens très large ici\cite{leite2013ijhcs} - pour lui. Cependant, certains enfants et
adolescents ont manifesté des réactions agressives et un enfant a donné un coup
de poing au robot en face, pour voir comment il réagirait\cite{jenkins2009is}. Cet exemple,
plutôt une exception dans laccueil du \textit{Heart Robot}, prouve que la fascination
des humains pour les robots pourrait être enracinée dans un sentiment ambivalent
de peur et dadmiration généré par nos propres limites et projections en tant
quespèce, face à une potentielle autre. Pour revenir au robot Gakutensoku créé
par Nishimura, il est important de se rappeler que cela dépend surtout de nous,
humains, si les robots réfutent nos peurs les plus profondes, ou simplement les
confirment. Jai mentionné la peur et leffet détrangeté ou \gls{the uncanny effect}\cite{mori2012ram} que la présence des robots peut avoir sur nous. Jaimerais donc par la suite analyser le travail
de Hiroshi Ishiguro avec lœuvre \textit{Telenoid R1} (2010). Professeur duniversité
et chercheur sur des robots humanoïdes hyperréalistes, il est le créateur de
\textit{Geminoid HI}\footnote{http://www.geminoid.jp/en/robots.html} (2006) - un androïde copie identique de lui-même\cite{nishio2007hr}. Lobjectif de la recherche dIshiguro est denseigner lexpérience humaine aux androïdes. Pour un projet présenté lors du Festival Ars Electronica, le chercheur a conçu un robot
téléopéré de petite taille, sans membres et qui pouvait manifester son
engagement quà travers des mimiques et du retour vocal. En comparaison avec
\textit{Heart Robot}, ce robot a provoqué des réactions différentes. Puisquil était piloté par
un opérateur humain, \textit{Telenoid R1} a été capable de passer dune langue à lautre
très rapidement, donnant limpression dêtre un \gls{ghost in the machine} ou ``fantôme dans la machine” -
concept expliqué dans\cite{kroos2016springer} comme indépendant de la machine elle-même (plutôt un
produit de linfluence des machines sur lenvironnement). Cela peut aussi
rappeler en quelque sorte les expériences up-close de Demers avec son
intention de rendre crédibles des robots ``peu crédibles”. Plus probablement les
démonstrations délocution ou dadaptabilité verbale des robots motivent peu les
interactions physiques des spectateurs. La peur de lhumain dêtre contrôlé par
un robot surpuissant augmente au fur et à mesure que le robot exprime plus
dautonomie et d'agentivité. Néanmoins, dans une étude avec des personnes âgées\cite{ogawa2011jaciii},
des chercheurs de léquipe dIshiguro ont remarqué quen étreignant spontanément
\textit{Telenoid R1}, les humains éprouvent de la sympathie pour lui. Selon
les chercheurs, cela peut sexpliquer par le fait que les personnes
âgées ignorent le sens du concept de robot télé-opéré. De façon similaire,
dautres robots dIshiguro ont participé à des projets de théâtre lors des
collaborations avec le metteur en scène Oriza Hirata\cite{pluta2018publifarum}. Sur scène laccent
est mis sur lintrigue narrative donc les robots jouent leur propre rôle\cite{demers2008springer}
ils sont ``acceptés” dans leur singularité. Leffet détrangeté diminue par
conséquence.
Pour aller plus loin sur ces considérations, le chercheur Guy Hoffman introduit
le concept d'\textit{étrangeté sociale}\cite{hoffman2020social} ou \gls{social uncanniness} en relation avec les robots sociaux. Selon lui, les robots de compagnie peuvent déclencher des
troubles psychologiques importants, selon la fragilité et le profil émotionnel
des usagers, une fois dans leur intimité. Dans ce contexte, les conventions scéniques peuvent devenir un environnement approprié pour étudier ce type de relations.
Parmi les formes performatives, la danse est celle qui exige le plus de contact
physique. Nous avons vu plus haut comment les paradigmes liés à la
représentation du corps en mouvement impactent les nouvelles créations
scéniques. À la fin des années 1960, des chorégraphes comme Deborah Hay, Steve
Paxton ou Lucinda Childs ont collaboré avec les ingénieurs en informatique des Bell
Labs, pendant les événements E.A.T. (Experiments in Art and Technology)\footnote{mouvement crée à New York en 1966 par Robert Rauschenberg, Robert Whitman et les ingénieurs Billy Klüver et Fred Waldhauer}. Presque à la même époque, Merce Cunningham utilisait lordinateur pour créer des outils chorégraphiques\cite{schiphorst1993asssa} qui génèrent des mouvements artificiels.
Puis récemment, avec le développement des robots industriels, les chorégraphes ont commencé à les inviter sur scène. Cela a encouragé la communauté scientifique à développer de plus en plus les capacités
dadaptation physique\cite{peng2015thms} sur scène. Parmi les pionniers des projets de la danse robotique jaimerais mentionner deux artistes qui ont choisi de mettre des machines
non-anthropomorphes sur scène. Le premier est la performance \textit{Sans objet}
(2009) dAurélien Bory, où deux danseurs impressionnants par leur précision,
exécutent des acrobaties sur un bras industriel de General Motors\cite{maubert2018vp}. Face à
la taille du robot ils ressembleraient à des insectes qui sautaient sur une
branche darbre.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_sans-objet-bory}
\caption{Captation du spectacle d'Aurélien Bory. Source photo:}
\label{fig:abdersans-objet-bory}
\end{figure}
À lopposé, la série \textit{Actor}\footnote{https://www.atwodogscompany.org/fr/projets/actor-1/} (2008-2010) de Kris Verdonk présente le spectacle \textit{Dancer 3} où la scène est vide, à
lexception dun petit robot maladroit qui a du mal à se tenir débout\cite{eckersall2015tdr}. Chaque
fois il retombe, sans jamais céder à son objectif, endurant inlassablement ce
processus dessais et derreurs. Comme la séquence se répète, des bips sonores
choisis par Verdonk donnent limpression dune voix avec des soupirs de la part
du robot. Les spectateurs projettent une attitude empathique envers lui, comme
ils le font probablement avec les danseurs de Bory - quand ceux-ci se mettent
en danger pour escalader le bras robotique. Certaines questions importantes
autour de lautomatisme et de lautonomie émergent de ces deux exemples. Que se
passerait-il si le petit robot ``abandonnait” ses essais ? Ou si le robot géant
décidait de secouer les humains qui pendent dessus ? Pourquoi le manque de
maîtrise du deuxième robot impressionne tout autant que la précision des
danseurs du premier exemple ?
La persévérance dun robot dans sa maladresse ou sa précision (qui sont évidemment des comportements pré-programmés) sont à lopposé dune figure humaine imparfaite qui vacille constamment entre ces deux états.
Fascinées par la haute précision et la ``froideur automatique” des robots
industriels, des chorégraphes émergents comme le finlandais Thomas Freundlich,
la britannique Merritt Moore ou laméricaine Catie Cuan, continuent de défier
leur potentiel créatif sur scène. Le travail du chorégraphe taïwanais Huang Yi, intitulé \textit{Huang Yi \& KUKA} (2012) impressionne par sa délicatesse et sa puissance. Lartiste a mis plusieurs années à shabituer à programmer tout seul le bras KUKA\cite{lin2016ar}.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_Huang_KUKA}
\caption{Captation du spectacle de Huang. Source photo: https://sozomedia.com/kuka.}
\label{fig:abderhuangkuka}
\end{figure}
La performance quil propose a eu plusieurs versions depuis 2012, une seule minute de chorégraphie du robot
nécessitant entre 10 à 20 heures de configuration du robot, selon l'artiste. Sur une musique classique de Joshua Roman, lhomme et la machine interchangent des rôles. À la fois, le robot
manipule complètement le corps de linterprète, en le touchant tendrement. La
fluidité de ses mouvements illustre les progrès réalisés par lindustrie
robotique des dernières années. Encore une fois, il paraît que les machines
peuvent exprimer tout leur potentiel sur scène, là où la rencontre avec les
humains est libérée du contexte productif de lindustrie. Pour souligner cette
observation, je mappuie sur le commentaire de Bory concernant son propre
travail, pour qui un robot industriel hors de son contexte devient \textit{aussi
inutile comme tout geste artistique devrait lêtre}. Ceci est
valable dans dautres disciplines artistiques, par exemple en musique. Pour
appuyer cela, je fais un parallèle avec le projet \textit{Shimon live impro jazz performance} (2009) de Guy
Hoffman. Ici la machine est extraite de son contexte industriel et conçue
exclusivement pour une session de jam dimprovisation jazz. Shimon est un robot - joueur de
marimba et capable dimproviser - conçu par Hoffman qui est lui-même musicien. Le
chercheur a utilisé une approche gestuelle pour son expression musicale, avec
des alternances entre des mouvements lents et rapides, des gestes grands et
petits pour travailler sa virtuosité. Comme dans la danse, chaque geste est
divisé en plusieurs phases qui se succèdent\cite{hoffman2010ira}. Pour modéliser les imprévus du
temps réel et faciliter des moments synchronisés non scénarisés lorsquils
jouent ensemble, Hofmann a utilisé une méthode danticipation spécifique au
théâtre. Pour lui, les roboticiens devraient sen inspirer pour la plupart des
techniques de formation dacteurs, comme le ``monologue intérieur continuel”,
lors de la conception des robots capables de comportements réactifs\cite{hoffman2011hri}. En
travaillant avec des systèmes robotiques orientés vers laction et la
perception, Hoffman a obtenu des mouvements rapides plus adaptés - son but étant
datteindre quelque chose proche de la ``réactivité intuitive” dun robot. Dans
une approche connexe, lUniversité Waseda conçoit également des robots qui
improvisent de la musique en temps réel avec des partenaires humains. Lune de
leurs premières expériences dimprovisation est le \textit{Waseda Flutist Robot}
(2008), un prototype ayant subi plusieurs améliorations depuis les années 1990\cite{peterson2010ar}, probablement version raffinée de lAutomate de Vaucanson du 18e siècle.
Cependant la musique nimplique pas un contact physique entre interprètes, mis à
part un contact étroit avec les instruments de musique. Néanmoins le niveau de
complicité lors dune improvisation musicale est suffisamment élevé pour établir
quelque chose semblable à une interaction physique, puisque le robot et lhumain
ont un statut égal lors dune improvisation. Cette parité pourrait également
être maintenue et peut-être améliorée pour limprovisation dansée, lorsque les
mouvements des robots ont une qualité de réponse similaire à celle des
danseurs. Au début des années 2000, le compositeur Japonais Suguru Goto a
construit des systèmes où les gestes des robots peuvent modifier en temps réel
le processus scénique\cite{goto2007roman}. Son prototype \textit{Body Suit}, créé par Patrice Pierrot
en 1997, a été initialement utilisé pour contrôler le son et les images générés
par un ordinateur sur scène. En 2003, son projet \textit{Robotic Music}
associant 5 robots à percussion, permet à un interprète doté dun Body Suit
dimproviser en live via 12 capteurs de flexion, avec les percussions
acoustiques robotisées, du son et de la lumière. Semblable à une musique
dimprovisation électroacoustique qui offre une grande liberté dexpression, le
comportement des robots ainsi que leur interactivité avec les autres partenaires
de scène stimulent limagerie artistique des spectateurs.
Ce panorama des
possibilités dexpression artistique des robots continue avec un projet de
recherche de lUniversité du Tohoku\cite{hirata2005robio,takeda2007tie,wang2012toh} qui développe des robots qui
dansent. Leur hypothèse principale est quen comprenant et en anticipant
les intentions humaines un robot peut sengager plus activement dans
linteraction avec un humain. Pour faciliter une synchronisation du couple,
les études actuelles - se concentrant sur la qualité des mouvements corporels -
soulignent limportance dune analyse poussée des capteurs de mouvement\cite{de2019thms}.
Une autre approche\cite{granados2017ral} est construite autour d'un robot enseignant la danse,
pour évaluer les compétences nécessaires lors des processus dapprentissage dinteraction entre robots et humains (ou human-robot-interaction abrévié en HRI),
basés sur le contrôle de limpédance adaptative et le retour haptique. Le robot
effectue un mouvement continu dadaptation à la dynamique de linteraction,
tandis que lhumain assume le rôle de suiveur. Dans ce contexte particulier,
le mouvement devient une clé pour lacceptation des robots en tant
que catégorie à part, avec un fonctionnement propre - ni
humain, ni objet, mais quelque chose entre les deux.
Je continue cette synthèse d\gls{art robotique} avec deux artistes qui ont beaucoup influencé la
recherche scientifique à travers leur pratique. Tous
les deux ont imaginé des installations et des performances où les dispositifs
automatisés questionnent la capacité des robots à transgresser les
problématiques inter-espèces et éventuellement acquérir de ``lindividualité” ou
une personnalité propre. Commençons tout dabord avec Stelarc et son
\textit{Articulated Head} (2010), devenu ensuite \textit{Thinking Head Attention Model and
Behavior System} ou THAMBS\cite{stelarc2012leonardo}. Comparé au travail dAurélien Bory, Stelarc a adapté
lutilisation dun bras robotique industriel Fanuc LR Mate 200ic. Il a mis un écran
de 17 pouces sur le robot puis créé un rendu 3D de sa tête - devenue tête
prothétique. Le système contient également un ensemble de capteurs comprenant de
la localisation auditive, de la vision stéréo ainsi quune vision monoculaire
pour faciliter une connaissance détaillée de la situation et de son
environnement. Cette forme de présence qui simule une prise de conscience,
confrontée au paradoxe ``ghost in the shell” (voir \gls{ghost in the machine}) des robots dIshiguro, séchappe de
peu aux critères de la vallée de létrangeté, puisquil sagit dune machine peu
réaliste, presque non-anthropomorphe et donc pas dun humanoïde réaliste. Ceci
dit, Damith Hertah (qui faisait aussi partie de l'équipe) mentionne comment le robot a surpris (pour ne pas dire
effrayé) le personnel du laboratoire dans lequel ils travaillaient, en pleine nuit. Entré
en mode veille en raison de son inactivité, le robot a rapidement réagi dans le
noir, lançant un ``Bonjour” enthousiaste à un employé qui effectuait sa ronde de
nuit\cite{stelarc2012leonardo}. Alors que linteraction homme-robot sest produite de façon accidentelle,
la réaction du gardien a été davoir peur, prouvant une fois de plus que les
humains craignent les robots quand ceux-ci sont imprévisibles. Dans une autre étude
portant sur le rôle du toucher dans les constructions empathiques avec les
robots et leur impact sur la santé\cite{bickmore2010tac}, des chercheurs ont associé à un
moniteur affichant un visage humain un dispositif doté de deux degrés de
liberté simulant une main capable de pression. Lensemble avait certaines
limitations techniques car les participants devaient tenir la main du robot en
continu pendant les essais. Différents scénarios dinteraction ont été proposés
pour analyser si le toucher combiné avec la parole ou les expressions faciales,
peuvent améliorer la relation avec un agent artificiel. Il a été conclu que le
toucher peut entraîner une interaction robotique réconfortante et emphatique,
quel que soit le contexte des signaux multimodaux qui expriment un état
daffection. En ce qui concerne les critères qui relèvent de létrangeté sociale
mentionnés plus haut, je remarque un détail intéressant. La littérature\cite{parietti2016tro}
offre de riches possibilités dexpression dans le HRI. Néanmoins Stelarc a
toujours vu son corps ``comme un prolongement des systèmes opérationnels”. En
utilisant des prothèses et des exosquelettes qui actionnent ses mouvements, il
sestompe face à la technologie. Dans ses œuvres, cest lhumain (et non le
robot) qui devient étrange. Presque dans une approche contre-culturelle, Stelarc
a réussi à inverser le rapport à la technologie en lintégrant dans son corps\cite{zurbrugg1999tcs} à travers des dispositifs originaux, comme son troisième bras ou
les pattes daraignée\footnote{http://stelarc.org/?catID=20227}.
Le travail de Ken Rinaldo, artiste et chercheur intéressé par lhybridation homme-machine (ce quon appelle aujourdhui bionique avancée) appartient à la même lignée. Son installation robotique \textit{Enteric Consciousness} (2010) est un exemple de biotechnologie, dont les principes sont similaires
à celles des projets dEduardo Kac. Dès 1993 lartiste crée une
installation pour que des vrais poissons explorent lenvironnement humain en
pilotant un aquarium automatisé\cite{stephens2016we} - sorte de robot piloté par des poissons\footnote{https://www.kenrinaldo.com/portfolio/augmented-fish-reality/}.
Semblable à la performance \textit{A-Positive} de Kac mentionnée auparavant, Rinaldo
est un pionnier dans le domaine de la biotechnologie. Dans sa contribution
intitulée: \textit{Trans-Species Interfaces : A Manifesto for Symbiogenesis}\cite{rinaldo2016springer},
il décrit son dernier travail comme une interface entre un récipient en verre
symbolisant un estomac rempli avec des cultures bactériennes vivantes et une
langue robotique de taille humaine capable de masser lutilisateur lorsque la
flore bactérienne est en bonne santé. En utilisant des analogies entre le doigt
(comme extension du cerveau humain) et la langue (en tant que prolongement du
système nerveux entérique), Rinaldo propose une expérience corporelle
synesthésique. Son dispositif nest pas un robot en soi, mais plutôt un
environnement robotique pour faciliter linteractivité entre lhomme et les
machines, par lintermédiaire du contact physique. La spécificité de chacun de
ces exemples est quils défient le concept danthropomorphisme\cite{duffy2003anthropomorphism} chez
les robots. Probablement ces deux artistes ont voulu créer des prototypes pour
des nouveaux espaces robotiques propres à la création artistique.
Dans létude que nous avons cité plus haut\cite{sefidgar2015tac}, les chercheurs ont conçu un outil appelé ``The Haptic Créature”, pour étudier les effets du toucher lors des HRI. Équipé dun actionneur et des divers
capteurs de pression, température et vibrations, ce robot explore le potentiel thérapeutique du toucher, partageant certaines caractéristiques animales comme moyen dexprimer un comportement affectif.
Profitant de ce contexte innovant, jaimerais avancer la projection anthropologique suivante.
Pour une grande majorité des humains les robots sont, du moins actuellement,
hors de portée. Ils pourraient les rencontrer dans les médias ou lors dun
événement spécifique, mais pas interagir directement avec eux dans un contexte
privé. Ainsi, les robots peuvent apparaître comme différents (au sens ``dune
nature inconnue”) par rapport aux autres humains, des animaux domestiques ou
des dispositifs automatisés que nous connaissons dans notre vie courante. Autant
les imaginer descendants danimaux sauvages, par leur rareté et leur
comportement peu connu. En supposant maintenant que linteraction physique entre
les humains et les animaux sauvages a principalement été provoquée par les
premiers (puisque les animaux domestiques ont du
interagir avec les humains pour survivre), comment un robot (ou système
robotique) qui a trouvé sa propre spécificité et sa capacité dagir,
interagirait avec nous ? Le craindrons-nous, comme nous continuons à craindre
les animaux sauvages que nous navons pas réussi à apprivoiser ? Nous nous sommes attachés à ces questions lors de nos expérimentations pratiques en seconde partie de cette thèse. Par la suite, je présente quelques projets plus récents qui traitent la question des robots sous un angle post-contemporain afin d'identifier des problématiques et enjeux communs à ma démarche.
\subsection{Orientations contemporaines}
Lhistoire est cyclique et nous avons vu par le passé que des archétypes et des
leitmotivs se recyclent dans limaginaire collectif. Igor Stravinsky a composé
\textit{Le Sacre du Printemps}, lune des œuvres musicales les plus influentes du 20e
siècle. Cent ans après la première houleuse du ballet de Vaslav Nijinski, le
réalisateur italien Roméo Castelucci reçoit une commande pour adapter
loriginal. La performance \textit{Le sacre du printemps} (2014) confirme le début
dune nouvelle tendance dans le milieu de la performance artistique, coupant net
avec les pratiques traditionnelles et installant une ``esthétique de la
disparition” sur scène\cite{dukanic2019sp}. Paradoxalement, le public présent lors de cette
première na pas été contrarié quand les robots ont pris le contrôle dune scène
vide, car cela nétait pas hors du commun. De
nombreux projets dopéra ont déjà envisagé lidée de remplacer lhumain avec des robots
sur scène, il y déjà cent ans, avec lémergence de lesthétique Bauhaus\cite{sigman2020mit}.
Pennys \textit{Petit Mal} ou
Verdonks robot maladroit entre autres, sont des exemples plus récents de robots
agissant seuls sur un plateau. La différence réside ici dans le fait que les
robots remplacent les interprètes, ils ne jouent pas leur propre ``rôle”, comme
nous lavons vu dans la section précédente. Dans une scénographie apocalyptique
sans humains sur scène, des os de vache devenus poudre pour les engrais,
pourraient symboliser un avenir lointain sans des danseurs réels. Les bras
robotiques et les machines suspendus au plafond répandent cette poudre au
rythme de la musique de Stravinsky diffusée dans des haut-parleurs. La
technologie facilite linvention dun nouveau langage artistique, tandis que la
mythologie y est recyclée pour correspondre à de nouveaux défis. Ce n'est pas étonnant que les
spectateurs assimilent ces codes avec moins détonnement quil y a soixante ans.
Habitués à ``côtoyer” les robots, pour citer Laumond, ils sympathisent avec
leur ``faire”, tout en assistant à la représentation. De même, dans la captation du spectacle
\textit{No one is an Island} (2021), le chorégraphe Wayne McGregor défie le potentiel
dempathie dune machine en mettant en place un écosystème hybride entre deux performeurs et une sculpture automatisée créée par le groupe Random International\footnote{https://www.random-international.com/news}.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_wayne_RI}
\caption{Captation du spectacle \textit{No one is an Island}. Source photo: https://waynemcgregor.com/productions/no-one-is-an-island.}
\label{fig:abderwayneri}
\end{figure}
La dynamique de cette rencontre tourne autour des possibilités
dexpression de la machine, capable didentifier une présence humaine et
de réagir par le mouvement. Son design métallique pointu ninvite pas nécessairement à
linteraction, cependant, à travers ses mouvements et ses gestes doux, les
interprètes sont capables de sapprocher delle d'une manière ``douce”.
En contrepoids, dans linstallation \textit{Female Figure}
(2014) de Jordan Wolfsen il y a un autre type de déconstruction des codes.
Lartiste a conçu une femme-robot qui exécute une
danse lubrique devant un miroir, tandis quelle est attachée à une tige
horizontale perçant son torse. Son apparence est similaire à un sex-toy
avec les yeux couverts par un masque de sorcière, provoquant des sentiments
mêlés de désir et de répulsion chez les spectateurs. Fixant les visiteurs et se
regardant danser, ce robot remet en cause le concept de \gls{awareness of awareness}
en français ``prise de conscience
d'une prise de conscience”\cite{goldberg2016springer}, en abordant des questions sur lémancipation
féminine du regard masculin. En nous appuyant sur la manière dont le genre influence les interactions
dans notre société, des robots dont le genre est identifié comme féminin\cite{siegel2009iros} sont
sujets aux mêmes biais que les femmes. Pour traiter plus loin cette
question dapparence, une étude montre comment les visiteurs de Disneys Animal Kingdom sont déçus des
animaux puisque ceux-ci ne correspondent pas avec les versions
animatroniques de Disney World\cite{broadbent2017ar}. Les participants reprochent aux animaux réels dêtre
moins sociables que leurs versions électroniques.
Dune manière analogue, je me demande alors comment lexposition excessive à des silhouettes
hyper-sexualisées dans le media altère la vision des humains de la sexualité et de la séduction.
Puis j'extrapole pour voir comment ce biais est transféré aux robots. Comme nous l'avons évoqué plus haut, White et Kikuka, entre autres, ont exploré la sexualité des machines dune façon parodique.
Pourtant leur façon de considérer la sexualité des robots est-elle spécifique à leur époque?
Peut-être que cela correspond plutôt aux limites technologiques auxquelles ils étaient confrontés, qu'à une prise de position concernant ce sujet.
De nos jours, lindustrie pornographique a accéléré le développement des robots et dispositifs
animatroniques sexualisés réalistes. Des nombreuses études\cite{maines2008ieee,cheok2019springer} traitent
ce phénomène avec intérêt. Les artistes ont également saisi l'opportunité
en utilisant ces technologies hors de leur contexte initial. Pour questionner la
notion de sexualité à travers une œuvre artistique, les spectateurs sont moins préoccupés
par la sexualité d'un robot, quils le sont avec la sexualité en tant que phénomène
social. Dans cette idée, les biais en lien avec la sexualité des robots reflètent celle des humains.
Idéalement, lart devrait assurer un contexte neutre pour aborder ces questions à la fois anthropocentriques et
techno-centriques. Toutefois sa réception est biaisée car les spectateurs dune œuvre éprouvent leur propre individualité et subjectivité lors de ce processus.
En évoquant ces œuvres où le contact physique avec les robots nest pas partie de l'intention artistique des auteurs, les mêmes questions ontologiques concernant léthique envers les robots persistent.
Il est important de souligner que les propositions artistiques qui nous intéressent sont celles où les
humains engagent un contact physique avec les robots. Par exemple dans la
performance \textit{Sayonara} (2010) de Hiroshi Ishiguro,
Geminoid caresse la joue dune femme qui pleure. Alors que dans le spectacle
\textit{Spillikin} (2017) du Pipeline Theatre, un androïde tient la main dune vieille
dame et la console de la perte de son mari. Ce robot, construit par
Engeneering Arts company au Royaume-Uni est un ``ancêtre” de lAmeca Android\footnote{https://www.engineeredarts.co.uk/robot/ameca/}-
impressionnant par l'hyperréalisme de ses expressions faciales. La même
technologie sera utilisée ultérieurement pour développer Ai-Da, le premier robot-artiste au monde.
Pour ces exemples, le récit qui accompagne linteraction théâtrale aide à
maintenir un lien sûr avec les robots. Alors quen danse,
comme nous lavons vu plus haut, les danseurs se mettent parfois en danger, se
produisant dans la proximité des robots industriels. Cette tendance a légèrement changé, lorsque la société française
Aldebaran Robotics a développé un robot de 58 centimètres appelé NAO, facile à programmer
et configurer pour des expériences artistiques. Des chorégraphes telles Bianca Li ou Emmanuelle Grangier ont
travaillé avec ce robot, dune façon moins démonstrative. NAO prends sa place parmi les danseurs, ils
participe à la création. Dans la performance
de Li, \textit{Robot} (2013), lun des danseurs aide un NAO à se tenir debout, tandis
que dautres NAO exécutent une séquence de danse de manière synchronisée avec huit danseurs déguisés en robots.
Quant au travail de Grangier, passionnée par influence de larbitraire,
nous découvrons comment elle intègre les bugs techniques dans son expérience. Dans \textit{Link Human/Robot}
(2015), on peut voir un NAO trébuchant au sol proche du corps inanimé d'une danseuse et plus tard la serrant
dans ses bras. Suivant des questions analogues, le travail \textit{School of Moon} (2016) du chorégraphe français Eric Minh Cuong Castaing se concentre sur des mondes fictifs entre des humains et des robots. La force de sa proposition réside dans la double nature de la forme - quelque part entre art visuel et objet chorégraphique. Coproduit par le Ballet National de Marseille, ce projet a impliqué une collaboration avec le roboticien Thomas Peyruse qui a configuré cinq robots NAO et deux Poppy pour les différentes étapes du projet. Leur travail a été présenté sous divers formats qui ont conduit à des moments performatifs dans des centres dart et des écoles.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_shonen}
\caption{Captation du spectacle \textit{School of Moon}. Source photo: profil Instagram de la compagnie Shonen.}
\label{fig:abdershonen}
\end{figure}
Lartiste a mis en scène des enfants, des danseurs et des robots de petite taille avec lintention de représenter un communauté post-humaniste où les humains et les robots performent ensemble des rituels sacrés. Lattention est portée sur la perception et les mouvements lents grâce au mapping vidéo en direct. Les enfants apparaissent imiter les robots de
manière délicate, suggérant une possible complicité avec eux. À un moment donné, une fille tenant un faux pistolet le pointe vers un robot. Ce geste ambivalent illustre à la fois un appel à la destruction, mais aussi une forme de résignation face aux possibilités et capacités infinies de la machine. Un autre projet qui attire notre attention est \textit{My Square Lady} (2015). Cette production dopéra implique un robot Myon doté dune forme de conscience proprioceptive et de la rétroaction sensorimotrice qui lui permettent dimproviser pendant la
représentation. À travers sa participation dans le spectacle, il nous fait comprendre assez vite que son principal objectif est de comprendre la musique et les émotions humaines. Il est amené à exprimer ses limites sur scène, forçant
les interprètes à sadapter à son comportement. Son processus dapprentissage est authentique et se déroule dans des conditions réelles en live sur le plateau\cite{sigman2020mit}. Hild Manfred, le
chercheur qui a configuré le robot au Laboratoire de
Recherche en Neurorobotique de lUniversité Humboldt de Berlin, est également
présent sur scène pendant le spectacle. Plus tard cet humanoïde modulaire est
démantelé pendant que des chanteurs, des musiciens et des chercheurs se passent les
parties de son corps de lune à lautre. Ce geste est effectué de manière calme
et douce par rapport aux performances bruyantes de vingt ans auparavant.
Probablement la problématique est restée la même depuis soixante ans et nous
projetons toujours inconsciemment de détruire les robots par peur quils nous
détruisent en premier. Néanmoins lattitude globale envers les robots a
légèrement changé, les humains étant plus résilients sur le plan conscient. De
plus, ce robot capable dêtre démonté et réassemblé pendant la performance,
présente des caractéristiques fonctionnelles bien différentes de celles du corps
humain\cite{siedel2011concept}.
Le projet \textit{Scary Beauty} (2018) en première mondiale au Musée National des Sciences Émergentes et de lInnovation (Miraikan) au Japon est un autre exemple de projet dopéra, impliquant cette fois un chef dorchestre androïde\footnote{https://scarybeauty.com}.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_scary_Beauty}
\caption{Captation du spectacle \textit{Scary Beauty}. Source photo: https://yellrobot.com/android-opera-scary-beauty-conducted-robot-uae/.}
\label{fig:abderscarybeauty}
\end{figure}
Le projet a vu le jour grâce à la collaboration entre le compositeur
Keiichiro Shibuya et landroïde Alter 2 - initialement construit dans le
laboratoire de Hiroshi Ishiburo de lUniversité dOsaka puis programmé par
léquipe de Takashi Ikegami à lUniversité de Tokyo. Le robot a une apparence
étrange: mains et visage couverts de silicone, actionneurs à vue, sans sexe ni
âge. Il est équipé dun système pneumatique pour ses actionneurs, étant conçu pour sadapter aux
mouvements délicats propres aux chef d'orchestre dopéra. Après plusieurs essais,
léquipe a choisi de se concentrer sur la répétitivité des mouvements de haut en
bas de lépaule, plutôt que sur les mouvements de ses bras et mains. Résulte
ainsi une performance synchronisée où les musiciens suivent les indications de
landroïde, pour jouer différemment dun concert à lautre. Comme dans les journaux du
début du 20e siècle qui ont poussé Nishimura à imaginer Gakutensoku, les robots d'aujourd'hui
sont intensivement diffusés dans les médias. Leurs technologies sont mises en accès libre sur
les plateformes de développement pour encourager le développement des robots qui
peuvent se déplacer et interagir avec une grande précision. Pour cela, les
chercheurs poussent leur inspiration dans des concepts pluridisciplinaires provenant des
différentes disciplines. Si je reviens à la projection
anthropologique proposée auparavant, je trouve intéressant dimaginer des designs robotiques
qui surprennent les tendances actuelles. Des artistes héritiers de la
tradition cyberpunk, comme litalien Marco Donnarumma ou la chanteuse
néerlandaise dorigine iranienne Svedaliza, approchent des
laboratoires afin de développer leurs propres outils pour aborder dune façon
originale ces questions. En parallèle, des artistes à la lisière de l'art et sciences, continuent à
imaginer la place que les robots occupent dans nos vies. Leur mission et de simaginer les
formes les plus extrêmes et les scénarios les plus paradoxaux de co-habitation
avec les robots. \textit{Inferno} (2015) de Bill Vorn et Louis-Philippe Demers fait
partie de cette catégorie, en mettant en scène le côté sauvage, indompté, de la technologie.
Cette performance dune soixantaine de minutes sinspire de la représentation des
différents niveaux de lenfer décrit dans lœuvre éponyme de Dante. Trente-six
bénévoles parmi les spectateurs ont la possibilité dexpérimenter les limites de
leur corps, en abandonnant leur contrôle moteur à des dispositifs robotiques
type exo-squelettes pneumatiques, quils portent pendant la performance. Par son
esthétique \textit{Inferno} pourrait être inclus dans la classification
``performances des métaux”\cite{dixon2004metal} que jai mentionnée précédemment. Au-delà de la peur
de perdre le contrôle de son corps, lhumain plonge ici dans les possibilités de
la machine, comme pour éprouver ses propres limites. J'ai pu participer à cette performance,
en mai 2023, lors de la conférence ISEA à Paris\footnote{https://isea2023.isea-international.org/}.
Mon intérêt a été évidemment de voir si, lors de l'utilisation de l'exosquelette,
mon corps pouvait sengager dans des mouvements exploratoires\cite{vorn2018alborg} qui dépassent la chorégraphie originale. Quelques conclusions sont listées dans la partie pratique de mes expérimentations.
Ces performances revendiquent une nouvelle complicité entre lhomme et les robots: faire confiance à la machine, la considérer comme son égal. Nous pouvions
difficilement imaginer la même adhésion du public à linvitation de Demers et
Vorn, sans considérer lhéritage des propositions artistiques dans leur ensemble. Il fallait que
des artistes comme Marcel.li Antunez Roca testent sur eux-mêmes ces technologies
vingt ans plus tôt, afin de les rendre accessibles aux participants.
Créer avec ces technologies une œuvre chorégraphique est à la fois original et contraignant. En danse, les partenaires de scène contribuent en égale mesure à la synergie du plateau.
Daprès\cite{wolf2018tac}, le mouvement est considéré comme un facteur prioritaire dans la perception du
comportement et de lautonomie dun agent. Bien que les artistes attendent avec impatience le moment où les robots pourront devenir créatifs, les roboticiens considèrent à leur tour la créativité comme un aspect important de
lautonomie\cite{kahn2016hri, brezeal2021frai}. En 2019, Ai-Da, premier robot
humanoïde artiste au monde, fait une intervention publique\footnote{https://www.youtube.com/watch?v=XaZJG7jiRak} pour expliquer sa
démarche artistique qui utilise la peinture comme moyen dexpression. Tout de même,
Ai-Da est conçue avec des algorithmes dIA complexes pour rendre son bras
robotique capable de toucher et de peindre. Nous ne pouvons pas parler de sa
spécificité puisque son rôle est dimiter à la perfection les artistes humains.
Probablement les humains qui interagissent avec elle, tout en écoutant son discours comme sils
écoutaient le discours de nimporte quel artiste, sont moins intéressés par un
contact physique - comme ils le feraient, par exemple, en touchant \textit{Helpless
Robot} ou tenant dans leurs bras \textit{Heart Robot}. De plus, les moments où Ai-Da est
capable de feedback verbal ``spontané”, sont plutôt maladroits et imprécis. Alors
que le robot déclare quil crée de lart avec dautres artistes humains, nous
devons garder à lesprit que dans les exemples précédents où des robots et des
humains co-créent ensemble à travers la musique, les bases de limprovisation
ont été bien préparés à lavance. Par conséquent, il pourrait y avoir peu de
place pour la liberté et la spontanéité dans cette quête dautonomie à travers
la créativité.
Dans une tentative originale de répondre à ces questions, une
équipe de scientifiques du Canada met en place une expérience
où les humains interagissent avec un robot auto-stoppeur. Ils ont ainsi
conçu \textit{HitchBot} - un véritable aventurier qui voyage à travers le monde. Hitchbot ne peut pas
se déplacer mais il est doté de lexpression orale, de la reconnaissance vocale et des
interactions visuelles. Proche du design de \textit{Heart Robot}, il nest pas
assisté par ses développeurs lorsquil interagit avec les humains. Pour être
autonome, il utilise une batterie solaire, une connexion internet pour envoyer des données de géolocalisation.
Son voyage se repose ainsi sur les bonnes intentions des personnes qui le prennent dans leur voiture.
Ses concepteurs nont pas de contrôle à distance HitchBot. Ils ont vérifié
son itinéraire lors dun premier voyage de 26 jours au Canada, documenté toutes
les 20 minutes par une caméra envoyant des photos du trajet. Suite à une
forte médiatisation du projet, le robot a ensuite participé à des expériences de
voyage en Europe. En 2015, il est même arrivé aux États-Unis pour finir peu de temps
après démantelé et abandonné près dune autoroute \cite{smith2016leonardo}.
Inspirée par cette histoire, la metteuse en scène française Linda Blanchet a
créé en 2019 le spectacle \textit{Killing robots}. Le projet aborde des questions
déthique concernant les robots, mêlant documentaire et fiction. Il est important de
souligner le fait que \textit{HitchBot} ne fait pas partie de la catégorie des robots
capables des effets dinquiétante étrangeté, puisquil nest pas un robot
hyperréaliste. Il navait certainement pas une grande autonomie, ni une capacité d'action
proprement parler. Comme dans le cas du projet \textit{Heart Robot}, il comptait sur lempathie
humaine pour compenser sa vulnérabilité. Ne pas pouvoir bouger ou faire des
gestes, à moins dêtre porté par des humains, nous pouvons le décrire plutôt comme une créature
vulnérable. Dans une certaine mesure, il pourrait être comparé au robot
aveugle que Louis Philippe Demers a créé en 2013\footnote{https://ars.electronica.art/aeblog/en/2013/10/28/the-blind-robot-bei-the-lab/}. Ce robot, fixé à une table,
est composé de deux bras mécaniques montés sur une même base. Jai délibérément
choisi de clore cet état dart avec lui, même si sa mise en scène est très
basique. Je suis convaincue que la force de proposition réside dans son
cadre simple. Dans un espace théâtral peu éclairé, le robot explore délicatement
le visage de la personne assise devant lui. Ce geste est ce que les humains
aveugles sont censés faire lorsquils reconnaissent les personnes ou les objets
autour deux\cite{goldberg2016springer}. Dans certaines versions de linstallation, un miroir de
taille moyenne (comme dans lœuvre de Wolfsen) est placé derrière
le robot - permettant aux visiteurs de sobserver pendant linteraction. Ainsi,
le milieu artistique garantit un espace sûr pour lexpérimentation. Les
spectateurs finissent par se laisser toucher par le robot. La différence entre
les expériences de Demers et la triste fin de \textit{HitchBot} est quaucune convention
éthique\cite{whitby2008ic} na été établie avec les utilisateurs de \textit{HitchBot}. Cette convention est inhérente aux projets artistiques, or le robot faisait partie d'une étude sociologique. Des autres recherches confirment que les gens attribuent plus facilement de la raison et des états mentaux aux robots\cite{kahn2012hri}, plutôt que des états émotionnels ou des sentiments. En retournant à nos observations initiales, une fois de plus
le contexte de la scène artistique apparaît comme un environnement sûr et neutre
pour apprendre à connaître les robots.
Il y a vingt ans, les roboticiens craignaient un processus imprévisible et opaque concernant notre transformation en
machines. Au demeurant, certains ont réfuté cette hypothèse\cite{brooks2003flesh}, insistant sur le
fait quaucun robot ne pourra prendre le contrôle de nos vies, puisque nous
aurions tous déjà muté le moment où les robots auraient atteint la \gls{Singularité}.
Comme lart a presque toujours anticipé les transformations dans nos sociétés,
parfois sans même sen rendre compte, peut-être que certaines œuvres post-contemporaines
sont étroitement liées à cette intuition. Comme dans les spéculations en
robotique, elles pourraient annoncer un point de non-retour pour nos
perspectives en tant quespèces. Au fur et à mesure que les deux disciplines
évoluent nos croyances en lavenir changent également. Les lignes deviennent
floues et il n'est plus très clair de savoir où les humains et les robots se rencontreront
à la fin de lAnthropocène\cite{haff2014ar, youngs2016springer}.
Les robots pourront coloniser les villes actuelles ou hybrider les modèles familiaux posthumains\cite{robertson2007cas}, tout comme l\gls{art robotique} actuel pourrait concilier cette projection fataliste concernant
notre cohabitation avec les machines. Si lart devait être inutile, comment
pourrait-il éviter le piège d'une prédiction concernant la domination de la
technologie sur lhumanité?
Le sujet de ladversité envers les robots, présent
dans les premiers exemples où les robots étaient manipulés par la force ou la
violence, se dissout lentement dans les prémisses post-humaines dun monde en
mutation. Quels gestes seraient appropriés dans ce contexte ? Devons-nous
concentrer notre attention sur des manières douces dinteragir avec les robots
au lieu de samuser à les démonter ? Cela éviterait un biais lié à la condition
prédéterminée des humains qui les créent (et donc établissent sans vouloir une
relation de concurrence ou de domination avec eux).
Bien que cet état de l'art soit dense, nous allons évaluer dans les prochaines pages les caractéristiques communes, ainsi que les points de divergence. Cela nous aidera à comprendre les éventuelles directions de ce champ dexpérimentation.
\textbf{Observations pratiques}
Dans la plupart des exemples, les humains
considèrent les robots et leurs caractéristiques avec les critères dévaluation
spécifiques aux œuvres dart. Pour résumer notre prémisse initiale, jai avancé
lidée que les robots peuvent être mieux perçus et compris à travers les
représentations artistiques.
Une quarantaine dœuvres d\gls{art robotique}, servent comme base de travail.
Cette liste nest certainement pas exhaustive, encore restreinte à des
interactions qui présentent une proximité directe ou proche du contact physique
avec les robots en danse ou œuvres pluridisciplinaires.
Quil sagisse dinstallations interactives (20\%), des études
dart robotique (12\%) ou des performances (68\%), ces œuvres traitent des sujets
liés à la société (35\%), au domaine du vivant et à la biologie (9\%) ou un
mélange entre des deux (9\%), ainsi que la musique (12\%), la danse (23\%) ou
une combinaison entre les deux (12\%). Comme vu plus haut, lapparence est un
facteur important pour faciliter la compréhension de la spécificité des robots.
Les robots ou les dispositifs robotiques déployés sont majoritairement
anthropomorphes (65\%) variant dune majorité des dispositifs de taille humaine
(59\%) à des plus petits (26\%) ou plus grands (15\%) que léchelle humaine.
Suite à ma projection anthropologique concernant les robots comme animaux sauvages,
je reviens sur une publication scientifique\cite{hoffman2020social} où les participants décrivent les robots
collaboratifs comme étant similaires aux animaux. Les auteurs expliquent cette analogie par
lattribution et lexécution des tâches simples des robots. Ils notent également
une auto-dépréciation des capacités humaines par rapport aux performances des robots.
En ce qui concernent l'apparence du robot, lanthropomorphisme est dans notre contexte
la ``faculté dattribuer des caractéristiques humaines à des objets inanimés, animaux et
autres en vue de nous aider à rationaliser leur actions”\cite{duffy2003anthropomorphism}.
Autrement dit, lorsque les robots dansent ou exécutent des mouvements, nous leur
déléguons une présence anthropomorphique, quelle que soit leur apparence.
Comme vu précédemment et également mentionné dans\cite{hwang2013effects}, les robots
pourraient déclencher encore plus des réactions empathiques parmi les
spectateurs au travers de la mise en scène. Les spectateurs interprètent les récits
subjectivement et aiment donner des sens cachés aux actions des robots.
Dautre part, le concept d'une ``HRI centrée sur les robots” développé dans\cite{dautenhahn2007rsl}, met laccent sur le robot en tant qu' ``entité
autonome qui poursuit ses propres objectifs sur la base de ses motivations, ses
pulsions et ses émotions.” De plus, ``linteraction avec les gens lui sert à
répondre à certains de ses besoins” (tels quidentifiés par le concepteur du
robot et modélisés par larchitecture de contrôle interne); par exemple, les
besoins sociaux sont satisfaits par linteraction, même si linteraction
nimplique aucune tâche particulière. Il est intéressant de mentionner comment, selon
d'autres critères dans la société
occidentale\cite{kaplan2004ws}, un robot doit aussi être
présenté comme un dispositif utile. Puisque nous avons parlé plus haut du sens dans l'art,
il y a peu de place pour des robots utilitaires, dans les travaux sélectionnés.
En revenant à la question dapparence, le comportement - impliquant les gestes et les mouvements de robots - est également
important. Suivant les notions théorique développées dans le deuxième chapitre, leur \gls{embodiment}
est un aspect clé dans linteraction avec des humains\cite{aymerich-franch2016cc}.
Selon leurs interactions sociales, les robots\cite{breazeal2003ras} peuvent être
\textit{socialement évocateurs, socialement réceptifs ou sociables}. \cite{dautenhahn2002csr} mentionne également les robots \textit{socialement situés} ou intégrés dans un environnement social quils perçoivent et auxquels ils réagissent. De plus ``un robot interactif nécessite des capacités spécifiques: il
va pouvoir exprimer et percevoir des émotions, communiquer dans un dialogue
complexe, apprendre et reconnaître les modèles dautres agents”\cite{hegel2009hci}.
Par leur fonction, les projets artistiques facilitent ce type d'interactions, quil sagisse dune illusion ou pas. Les chercheurs montrent comment la créativité peut saméliorer
par des interactions avec des robots\cite{kahn2016hri}.
Nous avons vu dans nos exemples, que les robots au design particulier comme par
exemple \textit{Telenoid R1} tout comme les robots hyperréalistes comme \textit{Ai-Da},
sont bien reçus lors des divers événements sociaux type foires dart et vernissages.
Puisque 38\% des œuvres présentées ont lieu dans lespace public : dans les rues
(par exemple, \textit{Miyata Jiro}, \textit{Petit Mal}) ou dans les laboratoires (par exemple, \textit{Telenoid R1}, \textit{Heart Robot} entre autres), il parait que l\gls{art robotique} na pas un espace de
représentation prédisposé. Revenant aux exemples précédents, il est important de comprendre que le fait de créer des projets artistiques avec des robots pourrait éventuellement apaiser les craintes techno-centriques actuelles concernant l'avenir de la robotique. Alors que les humains se comprennent mieux grâce aux
développements dans les sciences cognitives, la figure du robot devient
également plus complexe. Pour certains chercheurs, ``la version
synthétique numérique mécaniste de lhomme” nest quune représentation de
lidée de lhomme\cite{duffy2003anthropomorphism}. Dautres études\cite{fong2003ras, macdorman2006jb} considèrent les robots humanoïdes les meilleurs outils pour identifier quel type de comportement et
dactions sont perçus comme propres à notre espèce et importants pour notre
évolution. Reste à comprendre quel comportement et attitude nous attendons
des robots lorsque nous interagissons avec eux sur scène. De même, le langage corporel et le
comportement pourraient compenser les éventuels effets détrangeté causés par le
manque des expressions faciales ces artefacts\cite{beck2010acm}.
Puisque la communication tactile a un contenu informatif complémentaire avec la
communication visuelle ou vocale, les usagers recherchent de plus en plus
linteraction par le toucher et sattendent même à ce qu'un jour les robots
dapparence inanimée puissent répondre à une stimulation tactile\cite{silvera2015ras}. En
conséquence, de plus en plus de roboticiens conçoivent des dispositifs
didentification par le toucher, sur toute ou une partie de la surface du robot\cite{bolotnikova2018roman}, également définie comme peau artificielle\cite{silvera2014springer}. Plusieurs types
dinteractions corporelles qui font appel à ce type de stimulations tactiles,
contribuent à une meilleure perception des robots\cite{alenljung2018mti, silvera2015artificial}.
Même si peu de robots que jai mentionnés, ont été délibérément conçus pour ce type
dinteraction tactile, cet aspect a été intuitivement abordé dans certaines
œuvres dart\cite{demers2015playmouth, kac1997marcel, rinaldo2016springer}.
Concernant linteraction physique, alors que la
majorité des œuvres (82\%) impliquent une certaine forme dinteraction
physique (29\%) ou de toucher (53\%), le type de contact avec le corps entier
prévalait (41\%), suivi des contacts ponctuels (20,5 \%) et des contacts avec les
membres (12\%). Dans cette mesure, la mise en œuvre des concepts de neuroscience
comme le \gls{schéma corporel} chez les robots, peut augmenter leurs capacités
dinteraction. Les recherches dans\cite{de2021oxford} soulignent limportance de ce concept
dans la planification et le contrôle du mouvement. Quant aux technologies
employées : 24\% impliquent des téléopérations, 14\% divers types de logiciels
commercialisés, 6\% des biotechnologies tandis que 56\% sont des solutions sur
mesure. Ainsi, mieux développer la mobilité des robots pourrait nous aider à
comprendre des concepts paradoxaux comme celui de ``ghost in the shell”, de
``létrangeté sociale” ou du ``syndrome de Frankenstein” mentionnés plus haut. Cela nous aidera à
comprendre comment la
peur et la fascination pour les robots coexistent dans notre imaginaire, quelle
que soit leur apparence ou comportement. Alors que 62\% des robots et appareils
robotiques sont conçus exclusivement pour les artistes, 20\% sont personnalisés à
partir des robots industriels et le reste, 18\%, sont des robots industriels
très peu modifiés. \cite{duffy2003anthropomorphism} suggère quune fois que les robots domestiques
progressent du statut d'outil à celui de compagnon à travers différents
environnements et contextes comme lart, leur rôle et leurs interactions
changent aussi sensiblement. De plus, daprès\cite{hoffmann2021body}, plus les caractéristiques
corporelles sont des copies identiques du fonctionnement humain plus les robots
sont jugées comme intéressants. En contrepoids \cite{muller2021springer} illustre comment
lapparence humaine peut contribuer à induire des sentiments négatifs chez les
utilisateurs. En sappuyant sur les aspects technologiques des représentations du corps, les chercheurs
espèrent identifier des propriétés du \gls{schéma corporel} biologique que nous
avons mentionné plus tôt. Ces propriétés pourraient être transférées aux robots pour les rendre encore
plus adaptatifs et autonomes. Certains chercheurs comme\cite{hoffman2019thms} relient ces
propriétés à une forme d'aisance collaborative, en anglais \gls{collaborative fluency}.
Parmi les œuvres mentionnées, 38\% sont des dispositifs robotiques mobiles, œuvrant sur des surfaces scéniques
denviron 100 m2 pour 35\% dentre eux, plus de 500 m2 (tout en se produisant
dans les rues et divers espaces non-conventionnels) pour 9\% des cas et moins
de 5 m2 pour 56\% dentre eux. Pour la majorité de robots mobiles la zone dinteraction varie de plusieurs centimètres (dans
le cas du \textit{The Blind Robot} par exemple) à plusieurs milliers de milles lorsque
le robot voyage avec des gens (comme dans le cas de \textit{HitchBot}) - révélant la
proxémie, en anglais \gls{proxemics} comme un facteur important qui pourrait influencer, à lavenir, les interactions entre les robots et les humains.
Pour linstant les androïdes hyperréalistes ont une base fixe et ne peuvent pas
encore se déplacer, en attendant que les technologies émergentes impliquant de
la MoCap et les alorithmes qui favorisent la marche, augmentent leurs
capacités. Dans une étude impliquant deux robots Wakamaru\cite{kim2014ijhcs}, les chercheurs
ont employé la distance sociale comme indicateur pour comprendre lacceptation
des robots par des utilisateurs. Les résultats confirment que lexpérience
utilisateur peut être améliorée lorsque le robot superviseur est proche et le
robot subordonné est distant par rapport à lutilisateur. Loin des prédictions initiales,
la performance des participants
semble se détériorer lorsque le robot est trop proche, quelle que soit sa
distance daction. Évidemment ceci est une étude scientifique dont lobjectif est
loin de celui des œuvres artistiques, où, au contraire, un contact proche peut
renforcer la complicité entre les interprètes et les robots, du moins du point
de vue des spectateurs. Puisque les espaces où cette interaction a lieu varient
de plusieurs mètres (\textit{Helpless robot}) à
des centaines de mètres carrés (\textit{My Square Lady}), il me paraît que
linteraction renforce le sentiment de complicité avec les robots, à condition
que la convention artistique soit adaptée en fonction de lobjectif de lœuvre,
le thème et son contexte de la représentation.
Un aspect important confirmé tout au long de cette enquête est que très peu dinformations (41\%) ont
été fournies sur la stratégie de contrôle et les spécifications de sécurité des
robots employés lors des performances artistiques. Des œuvres utilisant des
robots industriels qui ne sont pas certifiés pour lévaluation des risques,
mettent la vie des artistes et des spectateurs en péril. Ainsi il est important
de mentionner que lindustrie du divertissement sadapte partiellement à ces
règles et réglementations, tandis que les robots industriels doivent se
conformer à des procédures de sécurité très strictes. Lorsquun robot est
employé lors des événements largement diffusés, comme par exemple lors du
concours Eurovision en 2016, le chorégraphe Fredrik Benke Rydman a du
respecter un cahier de charges et des restrictions importantes. Pareil pour la
Tournée ``Timeless” de lartiste internationale Mylène Farmer en 2013. La
distance entre les interprètes et le robots est très grande. Plus récemment, des
normes comme lISO/TS 15066 et lISO 102101845, qui assurent la cohérence des
caractéristiques essentielles telles la sécurité et la fiabilité des robots collaboratifs - cobots -
deviennent très importantes pour tout contexte de travail en dehors de lindustrie.
Avec 53\% des robots ou dispositifs robotiques étant le moteur de linteraction
et 15\% supplémentaires, ayant à la fois le rôle de suiveur et de leader\cite{noormohammadi2023adapting} dans les
œuvres dart, il est important de prendre en considération les procédures de
sécurité et les contraintes techniques de déploiement des robots dans des
environnements complexes. Jaimerais également souligner que, même si les robots
jouaient un rôle principal (76\%) dans le cadre de lœuvre dart, la plupart des
rôles de leader/suiveur qui leur étaient assignés étaient en fait des
interactions simulées, bien répétées à lavance. Cela prouve que les technologies
actuelles sont moins performantes que ce que les humains imaginent. Au début de cette analyse, j'ai mentionné
les craintes au sujet du potentiel destructeur de la technologie et la manière dont cela peut modifier nos vies.
Pourtant une éthique renforcée est un facteur clé pour améliorer limpact de la technologie et la manière dont nous l'utilisons. De plus, les perspectives enrichissantes des
nouvelles approches dans la robotique, dans lIA et dans l'usage des capteurs intelligents, accompagnées dune
éthique interdisciplinaire forte, vont améliorer les possibilités dinteraction non simulées, en temps réel, dans les années à venir.
Cet état de lart orienté autour de linteraction homme-robot en contact proche,
relève à quel point les artistes ne
sont peut-être pas conscients des subtilités technologiques actuelles
développées dans les laboratoires, dont certaines déjà déployées dans les
industries. Ils sont moins au courant des certifications appropriées en
matière de robotique collaborative et de sécurité. En absence dune méthodologie officielle,
les artistes invités à exploiter le plein potentiel de la technologie décident
de lutiliser avec parcimonie. Cest le cas de chorégraphes de renommée
internationale comme le suédois Pontus Lidberg ou la canadienne Isabelle Van
Grimde qui ont développé des projets utilisant des algorithmes de \gls{machine learning}, autour des rencontres entre une intelligence humaine et une intelligence
artificielle sur scène. Comprendre les effets de la proximité et lutiliser avec
justesse dans la robotique reste un défi. Au moins dans le domaine de lart les possibilités de
création et d'expression sont infinies.
À travers cette synthèse, jai tenté de fournir une liste
non exhaustive de ces possibilités, ainsi que de possibles convergences entre
plusieurs domaines et leur lien avec lindustrie, une fois que les prototypes
attirent lattention des scientifiques. De même, les artistes pourraient
utiliser des techniques de reconnaissance des émotions issues des neurosciences
et de la psychologie cognitive. Des capteurs physiologiques (comme la réponse
galvanique cutanée (GSR), lélectromyographie (EMG), la fréquence respiratoire (RR), la fréquence cardiaque (FC) et lélectroencéphalographie (EEG))
pourraient être portés et utilisés par les artistes pour fabriquer des robots
\textit{conscients} et construire une œuvre interactive à
partir de ces bases. Des domaines comme la robotique de développement
élargissent notre compréhension de phénomènes importants pour la danse, tels la synchronie\cite{delaherche2012tac} pour mieux décoder les signaux non verbaux en question.
\section{Nouveaux paradigmes dans la danse avec des robots}
Pour comprendre quelles sont les possibilités lorsque nous mettons en scène les robots, je commence cette analyse avec les problématiques liées à la représentation du corps dans les propositions scéniques contemporaines. Ici une certaine partie de la communauté artistique en danse semble œuvrer à une compréhension phénoménologique de lexpérience de l\gls{embodiment}. Les danseurs et chorégraphes proches de ce mouvement sintéressent à la conscience du corps
ainsi quà lévolution des formes de corporéité, avec lémergence des principes neuroscientifiques et somatiques. Le livre \textit{Disjunctive Captures of the Body and Movement}\cite{cvejic2015disjunctive} interroge les formes de corporéité qui déconstruisent la façon dhabiter le corps. Bojana Cvejic
cite des chorégraphes tels Mette Ingvartsen, Jefta van Dinther ou Eszter Salamon pour qui la danse est, avant tout, un lieu dexpérimentation. Ce questionnement de lexpérience subjective du mouvement est partagé avec la chercheuse Stamatia
Portanova dont Cvejic nous fait découvrir le travail. À son tour, Portanova travaille sur les nouvelles technologies et leur impact sur la danse\cite{portanova2013moving}. Dans le chapitre \textit{Can objects be processes ?}, elle se demande comment le geste dansé peut séchapper de la linéarité du temps et faire émerger un contenu original, atemporel. Son analyse se concentre autour du travail du chorégraphe William
Forsythe. Le spectacle \textit{One Flat Thing, reproduced} (2000) a comme équivalent numérique \textit{Synchronous Objects for One Flat Thing reproduced} - un outil de visualisation des paramètres chorégraphiques dont l'apparence est proche d'un site vidéo - créé par la
compagnie de danse Forsythe en collaboration avec lUniversité dOhio. Les paramètres captés lors du mouvement des danseurs sont transposés en données statistiques en lien avec la musique, larchitecture, ou la géographie. Cela permet d'explorer sous un autre angle les possibilités de composition entre le mouvement et lespace. Le site \textit{Synchronous Objects}\footnote{https://synchronousobjects.osu.edu/} ne peut pas reproduire la chorégraphie à posteriori, malgré la multitude des données capturées et linfinité des possibilités de représentation, puisque le temps de la performance est unique dans sa temporalité. Pour Stamatia, lanalogie avec le glitch trouve son correspondant dans linstantanéité du présent quand chaque mouvement répété en dehors de la représentation donne suite à une œuvre inédite et éphémère.
Mettre en scène des robots est souvent sujet à des contingences et erreurs de dernière minute. Nous l'avons aussi constaté lors des expérimentations en improvisation présentées dans la seconde partie de cette thèse. Le caractère imprévisible des robots est aussi catalyseur d'une inspiration artistique, leurs partenaires humains développent une forte capacité d'adaptation et de présence. Souvent un spectacle avec des robots n'est pas le même d'une représentation à l'autre. Les œuvres que nous allons évoquer dans les prochaines pages en témoignent.
\subsection{Défis chorégraphiques dans la représentation du corps}
Les œuvres chorégraphiques analysées par Cvejic ne remplacent pas les danseurs par des agents non-humains ou des systèmes numériques comme dans létude de Portanova. En échange, elles mettent en scène le corps comme support physique du mouvement. Cvejic insiste
sur la manière dont la relation entre le corps et le mouvement est rendue impersonnelle, \textit{dé-subjectivé}, mais aussi \textit{dé-objectivé} sur la base de celle qu'elle définit comme une perturbation délibérée entre sujet et objet. Pour elle, la subjectivation traite le corps comme une source dexpression de soi. Ainsi par le mouvement jaillit lenvie du corps dexprimer son expérience émotionnelle intérieure. A linverse, lobjectivation restreint le corps à un simple instrument darticulation physique, dont le mouvement se fait ``en” et ``pour” lui-même. La chercheuse nous introduit au \textit{concept deleuzien de reconnaissance} où le corps et le mouvement se situent dans des relations dinterdépendance. Lidentité subjective du danseur est reflétée et représentée
dans lidentité objective du mouvement. Comprendre les facteurs qui facilitent ce processus de symbiose nous aide à mieux définir un corps en mouvement. Déconstruire le corps humain sur scène signifie également donner l'impression d'une multiplicité de corps à partir de ses membres. Par le fait déviter lunification dune seule figure reconnaissable dans sa forme et son image, le corps est objectivé. Comme Cvejic le souligne dans son livre, partitionner le corps pour recomposer ses parties dans un processus de devenir, laisse apparaître des nouveaux corps différents et méconnaissables. Cette volonté d'effacer le corps, de le déconstruire, anticipe l'apparition d'autres corporéités, non-humaines et artificielles, sur le plateau.
En ce qui concerne mon contexte particulier de spectacles avec des robots, je rajoute une dimension dans la dialectique corps-mouvement. Le corps en mouvement doit être en symbiose avec la machine. Là où les danseurs réalisent une synthèse entre leurs corps et le mouvement (ou ils accordent leurs corps à un mouvement spécifique), les machines deviennent la structure qui oriente cette symbiose dans le temps et l'espace. Le robot détermine comment les corps bougent sur un plateau, bien que souvent nous sommes encouragés à croire le contraire. Cette objectivation opère à plusieurs niveaux, physique et phénoménologique, avec pour seul indicateur lexpressivité humaine qui compense là où la machine n'arrive pas (encore) à s'exprimer. Dans l'optique de Cvejic, les philosophes Deleuze et Guattari voient ce résultat hybride des objets détachés et des corps réorganisés, comme un processus perpétuel:
\begin{quote}
``Les objets fragmentés ne dérivent qu'en apparence des personnes (sujets) entiers;
ils sont en réalité produits en étant prélevés d'un flux ou d'une matière non personnelle, avec laquelle ils rétablissent le contact en se re-connectant à dautres objets fragmentés\footnote{en version originale: ``Partial objects are only apparently derived from (prélevés sur) global persons; they are really produced by being drawn from (prélevés sur) a flow or a nonpersonal hyle, with which they re-establish contact by connecting themselves to other partial objects.”.}
\cite{cvejic2015disjunctive}
\end{quote}
Cette perspective de la fragmentation perpétuelle, peut représenter un véritable impasse chorégraphique sur le plateau. Pour illustrer, Cvejic évoque le spectacle \textit{Nvsbl} (2006) dEszter Salamon. L'artiste hongroise met en scène quatre performeuses gravitant à partir de quatre coins de la scène vers le centre - parcourant 5,5 mètres pendant une période denviron 80 minutes. La trajectoire quelles effectuent est si alambiquée et prolongée dans la durée que ni les spectateurs, ni les interprètes narrivent à saisir complètement le déplacement dans lespace. Alors que les spectateurs peuvent enregistrer la transformation rétrospectivement - en détournant le regard puis en regardant en arrière pour vérifier sil y a eu un avancement, cette expérience reste en dessous du seuil de perception.
Pour parler de sa démarche, Salamon cite à son tour la critique d'art Peggy Phelan pour qui toute performance a sa propre réalité. Cette réalité existe seulement pendant le temps de la représentation:
\begin{quote}
``La vie d'une performance réside seulement dans le présent. Une performance ne peut pas être sauvegardée, enregistrée, documentée; elle ne peut pas participer dune autre manière à la circulation des représentations de représentations : une fois que cela se produit, elle devient autre chose que de la performance\footnote{en version originale:``Performance's only life is in the present. Performance cannot be saved, recorded, documented, or otherwise participate in the circulation of representations of representations: once it does so, it becomes something other than performance.”.}
\cite{phelan2003unmarked}
\end{quote}
Pour créer \textit{Nvsbl}, la chorégraphe hongroise sest inspirée des techniques somatiques comme le Body Mind Centering, mentionné dans le chapitre antérieur. Comme le souligne Cvejic, tous les paramètres par lesquels le mouvement est habituellement perçu et reconnu sont suspendus lors de cette représentation. Aucun élément corporel ne peut être distingué comme initiateur du mouvement, puisque chaque performeuse est impliquée dans un mouvement perpétuel qui opère à son intérieur. Certains chercheurs\cite {royo2016mit} évoquent le concept de regard oscillatoire, en anglais \textit{oscillating gaze}, pour faire référence au mouvement dattention qui sollicite le spectateur pour regarder différemment ce qui se déploie devant ses yeux. Lors de cette expérience, de nombreuses parties du corps sengagent simultanément dans un processus de dépliage des formes, pour devenir objet. Performeur et spectateur vivent ce processus différemment, mais saisissent ses enjeux de la même manière.
Une analogie plus simple fait référence à la manière d'employer des objets ou dispositifs non technologiques sur un plateau. Cvejic prend comme exemple le spectacle \textit{Its in the air} (2008) par Mette Ingvartsen et Jefta van Dinther dont il est question de réinventer le corps et ses limites dans un contexte où les lois physiques sont transgressées. Ce spectacle où un homme et une femme performent sur deux trampolines géants, sorganise autour de plusieurs rencontres mouvement-machine. Le mouvement reste partagé entre le corps et le trampoline, entre le volontarisme de laction et le lâcher-prise de
la personne qui subit le rebond:
\begin{quote}
``Nous ne cherchons pas à savoir ce que nous pouvons faire sur un trampoline, mais plutôt ce qu'un
trampoline peut faire pour nous. En utilisant les trampolines comme contrainte pour
la production du mouvement, nous nous forçons à reconsidérer tout ce que nous savons
sur le corps dansant: en relation avec le poids, la forme, la gravité, la direction, le rythme
et la composition\footnote{en version originale: ``We are not looking for what we can do on a trampoline but rather for what a trampoline can do for us. By introducing the trampolines as a resistance
to the movement production, we force ourselves to reconsider everything we know
about the dancing body, in relation to weight, shape, gravity, direction, rhythm
and phrasing.”.}
\cite{cvejic2015disjunctive}
\end{quote}
Les deux performeurs multiplient les possibilités dexpression, alternant entre le lâcher-prise et la maîtrise totale du geste, un corps tonique et un corps mou, un saut haut et un saut très bas. Le rythme de leurs sauts donne limpression dun visionnage des images cinématographiques à la façon d'une étude de mouvement de Muybridge. Le corps apparaît comme une figure, à la fois humaine, animale et
mécanique, en compétition avec la gravité. Sa dé-subjectivation en relation avec des trampolines montre comment des dispositifs techniques moins complexes que les robots peuvent nous interpeller tout autant.
\subsection{Déconstruire la corporéité des robots qui performent}
Dans notre contexte particulier de la danse, analyser les changements dans la conception et la configuration des projets pour identifier des nouvelles formes de corporéité, nous aide à mieux évaluer nos possibilités dinteraction physique avec des robots lors dune performance. En suivant lévolution des principes concernant la notion d'incorporation (\gls{embodiment})\cite{clark1998being}, \cite{dautenhahn2002csr}, \cite{ziemke2013s}, \cite{ziemke2016body}, \cite{demers2015playmouth} les artistes s'inspirent de ces principes pour créer des formes d'art hybrides.
Plusieurs approches de la danse postmoderne, dont le \gls{contact improvisation}, trouvent également un contrepoids dans la philosophie contemporaine, entre autre dans le travail de Felix Guattari et Gilles Deleuze\cite{babych2023paxton}. Chez eux, la question du corps est traitée en parallèle avec celle du \textit{devenir} lors qu'ils emploient des termes comme le \gls{corps sans organes} (BWO), ou le concept d'objet ou \textit{machine} dans des œuvres comme \textit{Thousand Plateaus} ou \textit{Anti-Oedipe}. Le concept de \textit{BWO}, par exemple, propose un modèle de corporéité \textit{dont la structure est proche des mouvements browniens}\footnote{body bupon which that which serves as organs is distributed according to crowd phenomena in a Brownian Move\cite{deleuze1996plateaus}}. Selon cette théorie, les organes correspondent à des objets partiaux ou des machines de désir telles des graines, tandis que le corps qui les contient peut correspondre à un champ, lorsque ces graines ont éclos. Cette vision fragmentée du corps est aussi celle d'un robot humanoïde, dont les articulations fonctionnent parfois indépendamment de l'ensemble. Au cours des dernières décennies, des chercheurs dans différents domaines de la robotique (notamment la robotique cognitive mentionnée auparavant) ont étayé limportance du mouvement dans la mise en place des interactions avec les robots. Pour la grande majorité dentre eux, le contrôle optimal est le facteur clé pour améliorer tout travail collaboratif homme-robot. Leur objectif est de générer des commandes motrices adaptées à plusieurs contextes et contraintes. Certaines études mesurent leffet de limitation sur le HRI, alors que dautres se concentrent sur limprovisation et lapprentissage par renforcement. À notre échelle, cette thèse en recherche-création sattache à comprendre comment la perception du mouvement peut augmenter le sentiment de complicité avec les systèmes artificiels. De manière large, elle interroge la façon dont le comportement et plus particulièrement le mouvement (qu'il soit dansé ou simple geste quotidien) en relation avec des robots, augmente la créativité et la capacité d'improvisation. Nous allons aborder ces concepts dans les prochains chapitres consacrés aux observations pratiques de nos expérimentations.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_heart-robot}
\caption{\textit{Heart Robot} (2009), un projet de David McGoran. Source photo:https://journals.openedition.org/gradhiva/2335}
\label{fig:abderheart-robot}
\end{figure}
Pour programmer des robots qui dansent trouvons d'abord des analogies entre les symboles abstraits des programmateurs et les signaux physiques des corps en mouvement. Selon le roboticien Jean-Pierre Laumont, ``un mouvement est perçu par les autres dès son achèvement dans lespace physique”\cite{laumond2016dance}. Pour lui, toute analyse du mouvement humain qui peut être transmise aux robots se concentre sur la relation entre lespace physique et lespace corporel. Les roboticiens sont confrontés à ces questions quand ils modélisent un espace physique comme l'\textit{espace opérationnel} dans lequel les actions du robot sont exprimées, alors que \textit{lespace du corps} est, pour eux, lespace de contrôle ou lespace de configuration du système robotique considéré. Leur travail se concentre sur la prise en compte des informations cinématiques dun mouvement tout comme sur les informations dynamiques - par exemple les forces de contact avec lenvironnement lors dun mouvement. La dynamique permet entre autres de contrôler la stabilité du robot pour générer des mouvements fluides et sûrs. Comparativement à la biomécanique, qui permet daffiner linteraction du corps humain avec son environnement, la dynamique est un critère important pour observer la qualité dun mouvement et mesurer sa performance. Ainsi les humains, comme les animaux, utilisent des forces de contact pour générer du mouvement et se tenir debout face à la gravité. Pour cela, ils effectuent des tâches complexes où ils adaptent leur corps à lenvironnement de façon spontanée. La communauté scientifique à formalisé ces propriétés innées dans la théorie des primitives de mouvement dynamique\cite{saveriano2023dynamic}, ou en
anglais \gls{Dynamic Movement Primitives} (DMP)\cite{dermy2018prediction}. Pour programmer des mouvements similaires dans un robot qui danse il faut décomposer sa séquence dans une série de mouvements élémentaires, basée à son tour sur des primitives de mouvements dynamiques. Lorsquil sagit de modéliser les processus psycho-somatiques ou les émotions qui déterminent une danse, les choses deviennent en général plus compliquées. Des avancées en neurosciences sintéressent à ce type de défis et j'ai pu découvrir quelques travaux robotiques dans ce sens\cite{damiano2020emotions, stock2022ijsr}.
De façon pratique, chaque mouvement peut être modélisé sous la forme dune équation mathématique qui respecte les lois physiques. Cette équation est à son tour traduite en langage de programmation. Des modèles mathématiques sus-jacents à lanalyse de la dynamique du mouvement humain correspondent à des modèles descriptifs basés sur une multitude de variables mécaniques. Dans ce sens, les équations de mouvement ont une terminologie spécifique, selon leur domaine dutilisation. De façon générale, elles décrivent le mouvement dun objet physique selon les lois de la mécanique newtonienne. Ce mouvement peut être représenté sous la forme de coordonnées sphériques, cylindriques ou cartésiennes. Il comprend laccélération de lobjet en fonction de sa position, de sa vitesse, de sa masse et des variables connexes. \smallskip
Toujours selon Laumond, une équation de mouvement en robotique est définie comme un moyen de comprendre la relation qui varie entre le temps pour un mouvement spécifique, le moment des forces appliquées sur lenvironnement et les forces générées par les muscles et transmises par couples articulaires. Pour les humains, la capacité de combiner et dadapter des unités de mouvement de base en tâches complexes se produit par la coordination entre des muscles et des articulations. Puisque le corps humain dispose dapproximativement 700 muscles, 360 articulations et 206 os\cite{tozeren1999human}, le même mouvement peut être réalisé en activant différentes parties du corps. Définir le mouvement à partir des multiples stratégies possibles devient encore plus compliqué lorsque nous prenons en compte la spécificité de chaque individu. Cette spécificité est souvent observée lors des séances d\gls{éducation somatique} comme le Feldenkrais où lintuition et le ressenti du praticien comptent plus que les statistiques et les équations mathématiques des scientifiques. Néanmoins une fois une hypothèse émise, elle doit être vérifiée scientifiquement pour pouvoir être validée et acceptée par la communauté scientifique. Cest en cela quun travail intuitif et instinctif en danse contemporaine est à ce jour difficilement transposé en robotique.
En fonction des mesures disponibles et de la partie du corps qui initie le mouvement humain, différentes approches peuvent être envisagées. Certains chercheurs se concentrent seulement sur le mouvement des extrémités ou du torse, ce qui correspond au \gls{task-space} ou lespace des tâches en robotique\cite{kajita2014springer}, \cite{bouyarmane2018quadratic}.
En effet, la plus grande partie du corps humain est le torse; représentant en moyenne 43\% du poids corporel total alors que les cuisses, le bas des jambes et
les pieds constituent les 37\% restants du poids total - suivis par les membres supérieurs (13\%) et la tête et le cou (7\%)\cite{tozeren1999human}.
Pour les mouvements courants, ces primitives ont l'origine dans notre inconscient et sont pour la plupart des gestes automatiques ou des mouvements réflexes.
Hubert Godard fait appel au concept de pré-mouvement comme langage non conscient de la posture, pour expliquer ce type de mouvement:
\begin{quote}
``Tout un système de muscles dit gravitaires, dont laction échappe pour une grande part à la conscience vigile et à la volonté, est chargé dassurer notre posture; ce sont eux qui maintiennent notre équilibre et qui nous permettent de nous tenir debout sans avoir à y penser. Il se trouve que ces muscles sont aussi ceux qui enregistrent nos changements détat affectif et émotionnel. Ainsi, toute modification de notre posture aura une incidence sur notre état émotionnel, et réciproquement tout changement affectif entraînera une modification, même imperceptible, de notre posture.”\cite{ginot1998danse}
\end{quote}
À partir de ces postulats théoriques (task space, équations de mouvement, pré-mouvement), j'ai voulu commencer mes propres explorations. Les bras sont la partie de mon corps que je connais le mieux, alors une chorégraphie inspirée par cette partie de mon corps, a peu à peu fait son chemin dans mon imaginaire. Toutefois les ressentis acquis à travers des pratiques somatiques sont difficilement traduisibles en robotique. Trouver les notions équivalentes entre neurosciences et pratiques somatiques représente une clé pour transposer ces concepts dans la robotique.
Pour illustrer, je mentionne lexpérience du neurologue américain Benjamin Libet (1916-2007) citée par Chalmers dans le chapitre précédent sur la conscience. Liebt a étudié les phénomènes qui opèrent dans le cerveau au moment où une action intentionnelle a lieu\cite{libet1993brain}. Plus spécifiquement, il a organisé une expérience où il demande aux participants de bouger leur doigt spontanément, quand ils veulent. En parallèle,
ils doivent regarder une horloge avec un point de lumière tournant, afin dindiquer lendroit où est le point sur lhorloge lorsquils prennent leur décision consciente de vouloir exécuter leur mouvement de doigt.
Pendant ces instructions, Liebt et son équipe analysent lactivité cérébrale avec des capteurs délectroencéphalographie (EEG) et mesurent le mouvement réel des doigts avec des capteurs électromyographiques (EMG). Leurs résultats prouvent que le début de lactivité cérébrale commence plus dune demi-seconde avant le mouvement réel des doigts et plus de 300 ms avant que les sujets ne prennent conscience quils veulent bouger leur doigt. Ils définissent alors le facteur de \gls{readiness potential} ou potentiel de préparation - pour illustrer le fait que la volonté consciente de bouger le doigt se produit dans un intervalle significatif après le début de lactivité cérébrale correspondant au mouvement. Cette expérience démontre que le concept de libre arbitre est plus complexe à définir que ce que nous entendons. Les travaux de Liebt sont au cœur des débats actuels concernant lintelligence artificielle. Si 40 ans après cette expérience, il nous est toujours difficile de modéliser ce potentiel de préparation, modéliser ce qu'est la conscience reste encore un projet en cours.
Évidemment cela nempêche pas la communauté scientifique dimaginer dautres pistes dexploration et hypothèses de recherche. Comme nous l'avons montré dans les chapitres précédents, une de ces pistes réside dans limportance de linteraction avec lenvironnement. Si un agent ou un système a un corps physique (en anglais \textit{is embedded}), il est soumis aux lois de la physique qui impliquent de shabituer à la gravité et aux forces de friction, ainsi quà lapprovisionnement en énergie pour survivre. Tout cela engage de multiples scénarios de négociation entre les processus et calculs internes et les actions directes:
\begin{quote}
``la véritable clé pour comprendre l'incorporation réside dans l'interaction entre les
processus physiques et ce que nous pourrions appeler des processus informationnels ou dinformation.
Pour les agents biologiques, cela représente le lien entre les actions physiques et les processus neuronaux - ou, d'une façon plus informelle, entre le corps et le cerveau. L' équivalent dans un robot serait la relation entre les actions du robot et ses programmes de contrôle\footnote{en version originale: ``the real importance of embodiment comes from the interaction between physical processes and what we might want to call information processes. In biological agents, this concerns the relation between physical actions and neural processing - or, to put it somewhat casually, between the body and the brain. The equivalent in a robot would be the relation between the robots actions and its control program.”}.”
\cite{pfeifer2006mit}
\end{quote}
Pour illustrer cela, \cite{pfeifer2006mit} donne l'exemple de laction dattraper un verre par un humain et par un robot. Si pour lhumain, le tissu de ses bouts des doigts sadapte à la forme du verre, le calcul de forces à appliquer se fait en conséquence. Cependant pour une main de robot le tissu est rigide, il ny a pas cette possibilité dadaptation et plus souvent le verre se casse car la force appliquée nest pas la bonne. Cela avance lhypothèse que lintelligence humaine est distribuée dans tout le corps, et pas seulement dans le cerveau.
Dans notre contexte, une approche moins compliquée est celle où les robots humanoïdes imitent des mouvements de danse capturés lors des démonstrations humaines. La simulation numérique du système musculo-squelettique humain permet de travailler avec un grand nombre de données expérimentales. La capacité de traiter ces données de façon itérative en temps réel dépend de la fréquence denregistrement des données. Les roboticiens utilisent des techniques de \gls{motion capture} ou MoCap, combinées à des technologies comme le \textit{Learning from observation paradigme} qui propose des modèles pour faciliter la danse - tels la cinématique inversée ou les modèles de contrôle prédictif\cite{nakaoka2007learning} - ainsi que de la dynamique inversée de lespace opérationnel\cite{ramos2015dancing} ou OSID. Lobjectif de ces technologies est denregistrer et générer des mouvements avec un coût de calcul optimal.
Une grande majorité des projets artistiques actuels font appel à des robots préprogrammés par des humains pour répondre à des signaux spécifiques et se comporter dune certaine manière. Sur scène, le fardeau des mouvements synchrones qui garantissent linteraction repose sur la réactivité et ladaptabilité de lartiste. En danse par exemple, le performeur doit garder le tempo, ce qui lui limite les possibilités dimprovisation. De plus, il na pas le droit à des erreurs, car le robot continuerait alors à exécuter son programme quels que soient les événements imprévus qui se déroulent en parallèle. Cette situation est généralement évitée grâce à un opérateur humain disponible pour prendre le contrôle du robot à distance. En utilisant les technologies de suivi existantes comme des capteurs XSENS que nous allons présenter dans la partie pratique de notre recherche-création, lartiste peut se connecter directement au robot, pendant que ses mouvements sont analysés en temps réel. Alternativement, ses mouvements peuvent être utilisés pour contrôler le mouvement du robot ou déclencher des changements de rôle. Dautres techniques basées sur la reconnaissance thermique, ou la vision et le suivi haptique du mouvement humain, font lobjet des études en cours qui pourront éventuellement inspirer la communauté artistique.\smallskip
En 2012, lors dun spectacle de danse de 10 minutes avec un robot HRP-2 et un danseur de hip-hop, lhumain rencontre lhumanoïde sur scène. Les mouvements ont été calculés grâce au modèle OSID développé par le Laboratoire de recherche spécialisé dans lanalyse et larchitecture des systèmes (LAAS) à Toulouse. Le geste du danseur - ouvrant ses bras devant lhumanoïde - peut être interprété rétrospectivement comme une réaction empathique dabandon devant la machine, une invitation pour devenir amis, ou bien lacte de reconnaître un ami de longue date.
\begin{figure}
\centering
\includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_laas}
\caption{Captation de la performance au LAAS. Source photo: https://www.dailymotion.com/video/xvl4lo}
\label{fig:abderlaas}
\end{figure}
Une fois interpellé, le robot a attendu quelques secondes - probablement dues au délai de traitement de linformation - avant douvrir ses bras pour faire un câlin à lhumain. Chaque spectateur projette sa propre interprétation concernant le message du spectacle et finalement les deux interprètes ont des motivations indépendantes lun de
lautre. Si dans le cas de lhumain cest clair que son action a été déterminée et consciente, dans le cas du robot, nous nous imaginons quil a été programmé pour répondre à un comportement spécifique.
Dans\cite{nakaoka2011synthesiology} les auteurs avancent lidée quune version améliorée des robots HRP peut générer une technologie de contenu innovante à partir des technologies MoCap à lorigine des animations de personnages vidéo. Pour rendre cela possible, les développements technologiques ont été influencés par le feedback des utilisateurs en phase test, afin de mieux comprendre leurs attentes. Lors de cette expérimentation, le robot HRP-4C (léquivalent féminin de HRP-4) a chanté et présenté une danse lors dune performance au DC-EXPO 2010, en utilisant linterface \gls{Choreonoid} pour programmer les mouvements. Tout en mettant en œuvre des mouvements de danse dun chorégraphe apprécié par le public japonais, léquipe a travaillé sur de nouvelles possibilités d'expression corporelle propres aux robots. En adaptant le sens artistique des idées aux contraintes techniques du robot et linverse ils ont proposé un projet innovant avec un robot réaliste qui sest confondu parmi des danseuses humaines habillées et maquillées de façon identique. Ceci est un exemple de robot qui imite à la perfection un humain. Tout ceci est évidemment loin des projections concernant la spécificité des robots comme espèces à part entière, mais les prochaines pages nous aideront à étudier de plus près ce phénomène.
Dans \textit{Les corps multiples dune machine performative}\cite{demers2016multiple} Louis Philippe Demers utilise le terme de ``machine performative” pour illustrer une qualité des corps mécaniques dotés dune ``saveur de vivacité”. Pour lui, les expérimentations artistiques up-close\cite{demers2019up} avec les robots relèvent les défis concernant lembodiment\cite{demers2015playmouth}. Dernièrement, grâce à des concepts comme le ``body- schema”\cite{johnson2008makes, de2021body, iscen2014body}, il est possible d'implémenter toute une série d'interactions close-contact. Ces concepts empruntés aux sciences cognitives ouvrent de nouvelles possibilités dexpression pour les artistes et les formes dart hybride.\smallskip
Le domaine de Human-Robot-Interaction ou HRI a beaucoup évolué au cours des dernières années. Actuellement il se décline dans des sous-domaines comme Natural HRI mettant en
œuvre des émotions artificielles dans les robots, grâce aux modèles de classification hybrides multimodaux et de lapprentissage robotique interactif\cite{yu2021robot}. Il est probable quau fur et à mesure que la compréhension de nous-mêmes sélargisse, ces machines deviendront plus complexes également. Par lutilisation de telles technologies, lartiste nest plus astreint à un choix binaire de suivre ou pas les cues des robots pré-programmés. Au lieu dexécuter des mouvements préprogrammés, les robots peuvent être contrôlés en ligne par les mouvements de lartiste et même par les émotions de celui-ci, en temps réel. Des nouveaux espaces centralisés de contrôle multi-robot et multi-objet\cite{bouyarmane2018quadratic} pourraient également offrir la possibilité de manipuler plusieurs robots à la fois par un seul artiste ou combiner le contrôle de plusieurs robots par plusieurs artistes. Grâce aux techniques récentes de ML, les robots pourraient apprendre directement des mouvements artistiques en observant lhumain, puis proposer des améliorations en temps réel sur scène. Dautres modèles qui utilisent des techniques de \gls{reinforcement learning} sont actuellement en cours de développement, apprenant aux robots à créer leur propre carte de réseaux sociaux et comportements afférents, tout en interagissant avec les humains.
\section*{Conclusion}
Ce chapitre présente plusieurs manières dappréhender le corps sur scène, ainsi que des nouveaux paradigmes dans les approches chorégraphiques contemporaines. Cela est analysé en parallèle avec un état de lart dœuvres artistiques dinteraction robotique en contact étroit. Indépendamment de leur message artistique, ces œuvres aident à comprendre l'impact de la technologie numérique sur les interactions sociales. Ensuite jintroduis des notions en biomécanique comme façon dappréhender le corps qui est proche de robots. Une fois la question de la corporalité posée, j'aborde quelques défis chorégraphiques dans la représentation du corps, dans des spectacles postmodernes. Cela nous aide à mieux comprendre le point de départ d'un spectacle de danse avec des robots, la où la question du corps objectivé et partitionné du performeur est centrale. Je met en parallèle ces enjeux avec les observations du Jean-Paul Laumond concernant l'interdisciplinarité de la robotique comme science et comme technologie qui cherche à faire et à savoir. La dernière section de ce chapitre présente différents formats de représentation, faisant un court historique des automates et de l'\gls{art robotique}. Elle se conclut par un panorama des tendances de ces dernières décennies, pour anticiper la suite des expérimentations pratiques présentées dans la seconde partie de cette thèse.
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\chapter*{Conclusion de la partie I}
\addcontentsline{toc}{chapter}{Conclusion}
Dans ces trois chapitres - \textit{Pratiques somatiques et quête de lintelligence sensorielle}, \textit{Conscience du corps dans la robotique} et \textit{Corps performatifs en robotique} - je pose les bases théoriques des disciplines qui ont inspiré les recherches-créations détaillées par la suite dans la seconde partie. Les notions clé de chaque sous-partie témoignent d'une approche pluridisciplinaire entre danse, robotique et sciences cognitives.
Les pratiques somatiques type B.M.C., Feldenkrais ou Gaga, tout comme les approches chorégraphiques qui les intègrent (voir les exemples des chorégraphes Anna Halprin et Deborah Hay), puis les notations en danse et les laboratoires en recherche du mouvement comme le \gls{contact improvisation}, contribuent aux avancées en neurosciences cognitives et indirectement en robotique. La quête d'une forme d'\gls{intelligence sensorielle}, tout comme lintérêt pour l'\gls{empathie kinesthésique} revisitent des concepts comme \gls{body schema}, \gls{kinesthesie}, \gls{expérience kinesthésique}, pour mieux modéliser les interactions avec les robots.
Plus loin, je pose les définitions de la \gls{conscience} dans la philosophie et les sciences cognitives pour évoquer une idée de conscience du corps dans la robotique. En parallèle, je présente quelques approches contemporaines au cœur de ces recherches, comme la théorie 4E de la cognition, en anglais \gls{The 4E Cognition Theory}, le \gls{Free Energy Principle}, ou la \gls{boucle perception-action-cognition}. Des domaines comme la robotique cognitive développementale s'inspirent fortement de ces concepts pour avancer dans la recherche d'une forme de \gls{conscience artificielle} et permettre un cycle continu d'apprentissage des agents non-humains. Dans ce cycle le corps, donc la réalité physique d'un robot, est un des éléments fondamentaux. Des robots capables d'apprendre et d'acquérir des compétences de manière similaire aux êtres humains, doivent pouvoir réaliser des interactions dynamiques avec leur environement, analyser le feedback reçu et adapter leur comportement en conséquence.
Nos observations appuient une nouvelle manière de considérer les corps performatifs en robotique, sorte d'agents conçus pour des états ontologiques multiples\cite{demers2015playmouth}. Toutefois, à la différence du travail de Louis-Philippe Demers, ces corps interagissent avec des humains en mouvement, pour chercher une danse qui leurs est propre. Cette quête implique des formes d'\gls{intelligence sensorielle} issues des pratiques somatiques, tout comme une déconstruction de lidée du corps en état d'improvisation. Le devenir de ce corps est objectivé, sorte de \gls{corps sans organes} imprégné par des mouvements browniens, qui va rapprocher la figure du robot de celle de l'animal sauvage dans la seconde partie de ce travail. Toujours lors de ces expérimentations pratiques, la question des émotions et de lempathie vont soulever quelques observations critiques concernant la \gls{Singularité} et les dérives transhumanistes. Il est certain quà la fin du 21e siècle, lart et la robotique vont entreprendre des transformations majeures, laissant place à limagination quant à leur possible relation et impact dans nos vies. Nous restons convaincus que grâce à l'art et à la notion de \gls{représentation}, la \gls{robotique culturelle} pourra proposer une nouvelle éthique des robots.
Si les artistes inspirent le développement de la robotique ou linverse, les deux disciplines continueront de surprendre nos attentes lors des prochaines années. Tout au long de cette premier partie, jai souligné comment
les robots pourraient trouver, à travers linterdisciplinarité, une condition indomptée\cite{kaplan2004ws} différente des expectations humaines. Idéalement notre relation avec eux pourrait saméliorer à laide dexpérimentations artistiques centrées sur linteraction de contact proche et du toucher\cite{wong2022thms}.
En revanche, les attentes ou les angoisses\footnote{dans nos écosystèmes sociaux complexes, il nest souvent pas facile de distinguer les raisons qui génèrent lun ou lautre.} envers les robots sont également présentes dans les œuvres d\gls{art robotique}, indépendamment de leur thème, leurs contraintes techniques ou leur design. Quant à lexemple du projet \textit{HitchBot}, après lanalyse des dernières données le concernant, ses développeurs nont pas pu déterminer pourquoi le robot a été démantelé. Ils ont décidé darrêter le projet et ne pas réparer le robot. Peut-être des prochaines études sociologiques ou anthropologiques vont pouvoir mieux déterminer si sa destruction a été causée par un acte inconscient de peur de la part de quelquun qui ne voulait pas comprendre les robots. Dans \cite{dautenhahn1995ras}, les auteurs affirment que lintelligence originaire des primates a d'abord évolué pour résoudre des problèmes sociaux. Seulement plus tard cette intelligence a été étendue à des problèmes extérieurs au
domaine social, comme la technologie. Depuis il est important de se rappeler que
lintelligence des robots est conçue pour se conformer à des lois et droits humains fondamentaux, y compris celle concernant la vie privée\cite{boden2017cs, zuboff2020age}. En réfléchissant à ces questions, les roboticiens, les artistes et les universitaires posent actuellement les bases dune nouvelle éthique\cite{kahn2012hri}, que nous allons traiter dans les conclusions de la seconde partie. Ainsi des ``robots personnifiés et dautres systèmes informatiques incarnés” vont pouvoir représenter cette nouvelle catégorie ontologique dont parlait Demers. Bien que les auteurs du \cite{kahn2011hri} voient les humains, et non les machines, comme principaux agents responsables dans
léquation, il est important de questionner nos privilèges en tant quespèce dominante sur Terre. Personnellement, jattends avec impatience la contribution de la robotique sociale et de lart aux prochaines transformations de notre société.
En attendant, puisque les robots ne sont pas capables dintentions jusquà présent, nous ne pouvons qu'espérer mieux nous comprendre\cite{ishiguro2018gs} nous-mêmes en tant quespèce, en les observant eux, nous imiter.
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