\part{Faire danser les robots- une approche pluridisciplinaire} \begin{quote} ´´Il y a les mouvements, les imprévus, les découvertes, les astuces et les pièges qui représentent chaque danse. Ces actions se déroulent dans un domaine expérientiel. Ensuite, il y a une sous-structure, un exercice proche d'une méditation, appliqué sans interruption tout au long de la danse. Cette sous-structure est un ensemble de conditions qui existent dans l'imaginaire de chaque danseur. Le plus elle est pratiquée, le plus elle unifie la séquence et l’interprétation du matériel de danse. Sans cette sous-structure, il n'y a pas de danse\footnote{en original:´´There are the movements, occurrences, tasks, tricks, and traps that constitute each dance. These actions take place in the experiential realm. Then there is a substructure, an exercise not unlike a meditation, that is applied uninterruptedly throughout a dance. The substructure is a set of conditions that exists in the imaginative realm. It unifies, through practice, the sequence and performance of the dance material. Without the substructure there is no dance.”}.” \cite{hay2000my} \end{quote} \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_blind_robot} \caption{Captation de la performance Blind Robot de Louis Philippe Demers. Source photo: AI \& SOCIETY journal, no.2, 2021.} \label{fig:abderblindrobot} \end{figure} \chapter*{Introduction} \addcontentsline{toc}{chapter}{Introduction} Cette première partie explique les concepts théoriques des trois disciplines dont je me suis appuyée pour tester le potentiel scénique des robots: la danse - avec les pratiques somatiques, la robotique et les sciences cognitives. Le premier chapitre intitulé \textit{Pratiques somatiques et quête de l’intelligence sensorielle} est une introduction aux pratiques somatiques que j’ai pu expérimenter depuis 2013, dont \textit{le shaking} intégré comme outil de recherche-création dans ma pratique de danse. Il présente aussi des chorégraphes qui m’inspirent et des systèmes de notation, pour revendiquer une identité plurielle dans mon approche de la danse. Le deuxième chapitre intitulé \textit{Conscience du corps dans la robotique} liste le contexte historique et les dernières tendances dans l’étude de la conscience, avec un focus sur l’approche cognitiviste. Il met en parallèle des principes de robotique et de cognition incarnée. Le troisième chapitre \textit{Robots sur scène} présente différentes manières d’appréhender le corps sur scène, ainsi que des défis dans les approches chorégraphiques contemporaines. Cela est confronté avec un état d’art d’œuvres d’interaction robotique afin d'identifier des potentiels défis concernant la danse avec les robots. \chapter{Pratiques somatiques et quête de l’intelligence sensorielle} Je commence ce chapitre par une contextualisation des pratiques somatiques, en retraçant de loin leur histoire en lien avec la danse. Mon analyse commence au début du 20é siècle, avec des précurseurs de ce que nous connaissons aujourd'hui comme de l'\gls{éducation somatique} et de l'\gls{intelligence sensorielle}. La plupart des termes que j'emploie sont définis dans le glossaire à la fin du manuscrit. Cependant je précise dés le début de notre enquête, le contexte par lequel je désigne l'intelligence sensorielle et les pratiques somatiques comme notions clés de ce travail en recherche-création. D'abord l'intelligence sensorielle représente notre capacité d'agir au travers non sens. Elle est notre faculté de sentir, de comprendre et d’organiser les informations sensorielles provenant de notre corps et de notre environnement. Ensuite les pratiques somatique regroupent plusieurs approches corporelles dont l'objectif est la réappropriation de son corps en mouvement afin de mieux comprendre son propre mode de fonctionnement et créer de nouvelles possibilités d’expression. Ces approches sont d'abord expérientielles, basées sur une expérience subjective de chacun, en contrepoids des connaissances empiriques observées chez les autres. Dans son livre \textit{The Thinking Body}(1937) l'américaine Mabel Todd (1907-1977) met les bases d’une pédagogie corporelle qui intègre des principes de la physique, de la mécanique et de l’anatomie humaine. En prenant appui sur les travaux scientifiques de son époque, Todd souligne l'importance de l'équilibre des forces du mouvement pour privilégier une économie de l'effort. Elle note également le fonctionnement autonome du corps humain, en faisant référence à la proprioception et au équilibre postural, aux émotions et à une forme de ``conscience kinesthesique” (qu'elle décrit en relation avec les muscles que la rétine engage pour approximer des distances). En réfléchissant à la structure anatomique humaine, à la disposition des os, des nerfs et des muscles, elle cherche à déterminer un lien entre la forme et la fonction comme ´´loi d'un développement organique”. Son approche est révolutionnaire pour son époque, puisqu'elle relie des principes mécaniques et biologiques avec les lois de la physique. Intuitivement elle désigne la forme comme résultat de la fonction, par exemple en expliquant la structure du squelette en lien avec les forces de la gravité. Sa méthodologie est fondée sur des procédures de visualisation des images mentales, en amont de toute exécution du mouvement. Son objectif est d’intervenir sur les mécanismes inconscients qui régissent la motricité, en travaillant sur la représentation la plus précise du mouvement pendant que celui-ci soit accompli: \begin{quote} ``L’imagination libère de la puissance. Lorsqu’on apprend consciemment à se servir d’images motivantes pour conditionner les réactions motrices adéquates, il faut connaître précisément trois choses : où cela se passe, dans quelle direction et selon quel désir. Quand les conditions sont réunies, le mouvement peut avoir lieu. ``Ça bouge”, alors, exactement comme ``il neige”, ``il pleut” ou ``il grêle”. Les muscles obéissant instantanément à la pensée, l’action adaptée survient.” \cite{todd2012corps} \end{quote} Je précise déjà que cette notion de représentation va accompagner aussi des observations en lien avec les sciences cognitives dans le deuxieme chapitre de ce manuscrit, et plus tard en lien avec les contextes artistiques comme les spectacles avec des robots. Toujours sur les muscles, en lien avec ses observations sur la forme, elle identifie le mouvement comme sensation globale analogue à la fonction des muscles. Pour expliquer la compréhension qu’elle a de cette partie du corps, elle note l'inexistence d'une expérience phénoménale de nos muscles.En général, nous sommes conscients d'une sensation globale de mouvement, sans comprendre individuellement comment chaque muscle active une partie de notre squelette. Le sens de la perception, que je vais traiter dans les prochaines pages, viendra compléter cette appréhension que nous avons de notre propre corps et sa motricité. Cependant son fonctionnement est autonome, indépendamment de notre concentration et attention sur une partie du corps. A l’époque où Todd écrivait son livre, les médecins pensaient que les muscles étaient commandés instantanément par la pensée. Les dernières découvertes en neurosciences\cite{art} confirment que la plupart des opérations impliquées dans le contrôle des mouvements corporelles, comme la plupart des stimuli qui initient un mouvement réflexe en particulier, sont de nature inconsciente. D’où vient alors cette pensée et comment des sens comme la proprioception sont en charge, autant des sensations de nos organes, que des fonctions régulatrices en lien avec les muscles. Par exemple, lorsque nous nous penchons en avant, nous faisons presque instantanément un mouvement en arrière afin de préserver notre équilibre. Comment comprendre cette vitesse avec laquelle opère notre corps pendant qu’il utilise des mouvements anticipateurs? Tout cela sans que notre pensée le détermine. Que dire alors des processus d’apprentissage comme celui de la conduite auto ou d’un nouveau type de danse? Je rejoins Todd pour qui une nouvelle capacité motrice devient automatique une fois apprise et exécutée un nombre suffisamment des fois. C'est intéressant de réfléchir à pourquoi cela n'est pas (encore) le cas pour des robots. Si la plupart d’entre nous, ne sommes pas capables d’identifier l’instance de notre cerveau qui s’occupe de ce type d’apprentissage et auto-réglage, celui-ci a lieu dans notre corps, étant un processus organique constitutif de notre identité. Presque un siècle après les observations de Todd, le neurophysiologiste Alain Bertoz décrit la perception comme une action simulée, bien plus qu'une interprétation des messages sensoriels: \begin{quote} ``elle est contrainte par l’action, elle est simulation interne de l’action, elle est jugement et prise de décision, elle est anticipation des conséquences de l’action.”\cite{berthoz1997sens} \end{quote} Toujours pour Bertoz, les modèles internes de la réalité physique ne sont pas seulement d'opérateurs mathématiques abstraits mais des vrais neurones avec des propriétés en lien avec le monde physique. Analyser le mouvement du point de vue neurologique, nous permet de mieux comprendre notre spécificité et les processus physiologiques ayant lieu à l’intérieur de nous: \begin{quote} ``L’analyse du mouvement permet donc de découvrir les solutions trouvées au cours de l’évolution pour anticiper les conséquences de l’action et simplifier le contrôle des gestes.”\cite{berthoz1997sens} \end{quote} Plus cette connaissance du corps humain s’élargit grâce à des disciplines comme les neurosciences, plus c’est compliqué d’adapter ces principes à des nouvelles technologies. Par exemple en robotique le problème de degrés de liberté (ie le nombre d’articulations dont un corps organique dispose) reste un défi pour les ingénieurs en mécatronique. Pour Berthoz, les centaines de degrés de liberté qui caractérisent l’organisation anatomique et dynamique du squelette de la plupart des animaux et de l’homme, rend possible le contrôle du mouvement grâce aux mécaniques d’organisation géométriques du squelette. Ces mécanismes se sont développés au cours de l’évolution, adaptant constamment le nombre de degrés de liberté que le cerveau doit contrôler. Comme le chercheur le souligne, les roboticiens rencontrent des vrais défis mécaniques lors qu'ils tentent de réaliser des machines de la complexité d'un moindre insecte. Bien qu'il y a eu des progrès dans les algorithmes utilisés ces derniers années\cite{bouyarmane2018quadratic}, la capacité de calcul des ordinateurs est vite saturée\cite{berthoz1997sens}, une fois que le nombre de dégrées de liberté augmente. Bertoz va plus loin quant à la complexité des systèmes vivants et à l’intégration de ces principes dans des systèmes technologiques, en faisant référence au terme de \textit{synérgie}, du grec ``syn (ensemble)” et ``ergos” (travail) pour définir la manière dont le système nerveux s'organise pour exécuter des \gls{mouvements naturels}: \begin{quote} ``le système nerveux ne peuvent contrôler toutes les degrés de liberté, l’évolution a sélectionné un répertoire de mouvements simples ou complexes, que nous pouvons appeler ``mouvements naturels”, et qui impliquent des groupes de muscles et de membres travaillant (ergos) ensemble (syn). Nous avons d’ailleurs mentionné plus haut les contraintes qu’exerce le squelette sur le nombre de mouvements possibles à chaque articulation. Ce répertoire n’est d’ailleurs pas très large. Il suffit de contempler une danseuse pour constater l’extraordinaire pauvreté du répertoire moteur dont elle dispose.” \end{quote} Pour le chercheur français, la richesse d'une danse réside dans les quelques éléments du répertoire et les permutations entre le temps, l'espace et les différents partenaires face à ces éléments. Il me semble pertinent d’appliquer ce processus de synergie à des exercices de recherche-création, dans ma façon de travailler une chorographie. En limitant les mouvements naturels par exemple, je peux mieux me concentrer sur les variations qu'il peut avoir entre ceux-ci est les autres éléments scéniques. D'ailleurs ces mouvements naturels ont leur propre définition, dans notre contexte. Par mouvements naturels j’entends des mouvements qui procurent une sensation d’accomplissement artistique, des gestes à caractère esthétisant- donnés s voir. En contrepoids, j'utilise le terme \gls{mouvements spontanés} pour définir des gestes réflexes ou des mouvements à caractère spontanée qui surgissent lors des improvisations et des exercices somatiques. Cela m'aide à mieux comprendre les défis de langage et des pratiques entre les différentes disciplines que j'adresse. Les critiques et philosophes spécialistes en danse ont longuement analysé l’émergence du geste dansé, selon le contexte socio-culturel et l’époque dont il se réclame. Pour ce qu’il y a de la danse contemporaine, la pratique de l’improvisation, vue comme geste libre et libérée du dogmatisme de la technique du danseur, a suscité une révolution longuement attendue. Comme le remarque Anne Boissiére dans son livre ``Approche philosophique du geste dansé”\cite{boissiere2020approche}, ce geste semble s’inventer par lui-même dans l'intention de se produire sans objectif immédiat ou point de départ. Un geste qui n’a pas besoin des explications pour s'auto-suffire: \begin{quote} La question de l’improvisation apparaît centrale pour penser le geste dansé, dans la mesure où celui-ci, dans sa liberté, semble ne plus devoir emprunter à un quelconque modèle mais procéder de soi, dans une impulsion et un dynamisme internes affranchis de tout point d’appui, de toute extériorité. L’improvisation n’est plus une variation sur des schémas préexistants, elle a une valeur constituante. Elle tisse une forme en acte à laquelle rien ne préexiste, une forme s’inventant à partir d’elle-même, dans une sorte de point zéro ou de commencement absolu qui lui donne son évidence et sa pureté. \end{quote} Cette question d'improvisation, proche d'une démarche expérimentale du mouvement est aussi ce qui a permis l'émergence d'une sous-discipline au croisement entre esthétique, perception, physiologie et mécanique corporelle. Selon Jeremy Damian\cite{Damian}, les pratiques somatiques sont nées en 1976, lorsque Thomas Hanna (1928 – 1990) fonde la revue \textit{Somatics Magazine -Journal of the Bodily Arts and Sciences} dont le thématique s’oriente autour des études sur le corps expérientiel et ses expériences personnels -(ie. the study of the body through the personnel experiential perspective). Pour lui, les recherches sur le corps sont souvent limités à un débat entre une interprétation d’inspiration phénoménologique et une interprétation tirée de la sémiotique ou dans les autres mots \textit{le corps comme expérience versus le corps comme signe}. Pour mieux appuyer cela, l'anthropologue Thomas J. Csordas établit une synthèse de ces deux approches. Il focalise son attention sur ce qu’il nomme les``modes somatiques d’attention” (\textit{somatic modes of attention}), définis comme des``manières culturellement élaborées d’être présent à et avec son corps (\textit{ways of attending to and with one’s body)}. Csordas souligne également l'importance des environnements qui incluent la présence``incorporée” des autres. L'originalité de son approche provient de l'attention qu'il porte à des retours sensoriels impliquant à la fois une personne, un corps et son environnement. Cela produit un ``milieu intersubjectif”, médiée par une perspective somatique qui ouvre une autre ``image et idée du corps que celle que renvoie le miroir.” Nous remarquons toujours cette idée d'image de corps, cette fois dans un contexte social et anthropologique. A son tour, la chercheuse en danse Violetta Salvatierra évoque dans sa thèse\cite{salvatierra2020atelier}, le contexte d’apparition de l’éducation somatique en France: \begin{quote} ``(...) appréhendé dans sa dimension holistique et systémique, et attaché au corps vécu à la première personne, le terme``soma”, dans la définition de Thomas Hanna, fait référence au ``corps perçu de l'intérieur” et ``la somatique” est définie comme ``l'art et la science des processus d'intéraction synergétique entre la conscience, le fonctionnement biologique et l'environnement”. Par la suite, d'autres théoricien·nes ont proposé d'autres termes et notions pour désigner le champ d'expériences mobilisé par ces pratiques, tels que la ``soma-esthétique”,proposé par le philosophe Richard Shusterman, dont les travaux dans le domaine se révèlent fort normatifs”. \end{quote} Dans une autre optique, une préoccupation actuelle rapproche les pratiques somatiques d'une certaine forme d'écologie. Ce point de vue est défendu par la chercheuse Laurence Jay, selon qui cela renvoie au chaque contexte spécifique d’une personne, pour encourager une forte affirmation de sa subjectivité. S’adressent au corps-sujet dans une approche psycho-phénoménologique, le corps est identifié par des caractéristiques communes avec le domaine du vivant. Pour paraphraser Jay il est en homéostasie, pour assurer une survie permanente: \begin{quote} ``Il est pensé comme un tout. Il ne s’agit pas d’un amas de parties disjointes, mais d’un système organisé de façon dynamique et en équilibre complexe, interdépendant dans chaque mouvement, chaque fonction, chaque échange d’énergie et d’information. Il ne s’agit pas d’une vision mécaniste qui sépare le haut et le bas, la matière et le processus, le soi et les autres, le soi et l’environnement, la pensée et les émotions. C’est une pensée systémique, un point de vue corps-sujet-monde. Ce point de vue rejoint les théories écologiques et systémiques et permet d’imaginer une écologie corporelle, en actes.” \end{quote} Des artistes visionnaires, puis des chercheurs en neurosciences, nous aident à mieux comprendre notre rapport au corps. En danse, l'improvisation interroge le mouvement dans sa potentialité artistique pour générer des nouvelles formes d'expressivité. A mon tour, je me concentre sur les mouvements spontanées pour comprendre leur impacte sur une danse avec des robots. Ces mouvements sont issus d'un laboratoire d’expérimentations en lien avec des pratiques somatiques, bien que la définition exacte de cette somatique est sujet à des débats selon la discipline où elle opère. \section{Cultiver l'intelligence sensorielle plus un plateau: les multiples facettes des pratiques somatiques} Pour mieux expliquer la dynamique qui opère entre la danse et les pratiques somatiques\cite{eddy2017mindful}, je m'interroge sur la façon dont ces techniques structurent la corporéité ainsi que l'expérience phénoménologique du cors et ses sensations. Lorsqu’elles sont employés comme exercices d'échauffement et d'entraînement régulier, elles facilitent une nouvelle appréhension du corps et de son mouvement. Lorsqu’un danseur apprend une technique de danse, son corps est capable de reproduire les mouvements et de se mouvoir presque de façon automatique, selon les caractéristiques de cette technique. Lorsqu'il s’approprie une pratique somatique, le danseur n’a de preuve à son appui autre que les traces que laissent cette expérience à l’intérieur de son propre corps. Ainsi l’intériorité et l'expérience sensible du danseur sont cultivés grâce à l'\gls{expérience kinesthésique}: \begin{quote} ``Si toute technique de danse est affaire d’un programme systématique d’instructions, venant façonner le corps perçu à l’image d’un corps idéal, via la médiation d’un corps démonstratif (Foster, 1992) ; si les injonctions à faire et à sentir, et corrélativement, les actions et les perceptions produites (Cazemajou, 2013), relatent implicitement un modèle déterminé de corporéité ; peut-on dire la même chose pour les somatiques?” \end{quote} Depuis 2013, lors des stages et des ateliers de danse partout en Europe, j’ai eu l'occasion de me former et d'acquérir des compétences orientées autour de ma propre intériorité. Bien que chaque expérience du corps et son vécu est difficilement traduisible et quantifiable, je tente d'évoquer ce que chacun de ces pratiques a retenu mon attention. Pour mieux témoigner de cette démarche, je m'appuie sur les écrits du philosophe Bruno Latour(1947-2022) qui explicite dans son essai ``How to talk about the body” ce qu’il entend par le fait d'avoir un corps: \begin{quote} `` Avoir un corps, signifie apprendre à être affecté, c’est-à-dire ‘effectué’, déplacé, mis en mouvement par d’autres entités, humaines ou non-humaines. Si vous ne vous engagez pas dans cet apprentissage, vous risquez de devenir insensible, stupide, vous tombez mort. Doté d’une telle définition ‘pathologique’du corps, personne n’est obligé de définir une essence, une substance (ce qu’est le corps par nature), mais plutôt, à mon sens, de le considérer comme une interface qui devient de plus en plus descriptible, lorsqu'elle apprend à être affecté par de plus en plus d'éléments(...)En se concentrant sur le corps, on est immédiatement – ou plutôt médiatement – dirigé vers ce dont le corps a pris conscience \footnote{en version originale: ``To have a body is to learn to be affected, meaning ‘effectuated’, moved, put into motion by other entities, humans or non-humans. If you are not engaged in this learning you become insensitive, dumb, you drop dead. Equipped with such a ‘patho-logical’ definition of the body, one is not obliged to define an essence, a substance (what the body is by nature), but rather, I will argue, an interface that becomes more and more describable as it learns to be affected by more and more elements(...)By focusing on the body, one is immediately – or rather, mediately – directed to what the body has become aware of.}.”\cite{latour2004talk} \end{quote} Ainsi pour Latour il n'existe pas de hiérarchie entre corps et esprit. Plutôt chaque corps opère une trajectoire dynamique par laquelle il apprend à connaitre et à interagir avec les autres éléments ou la matière dont est faite le monde. Plus précisément, pour le philosophe français, cela n’a aucun sens de définir le corps directement, mais plutôt de le rendre sensible aux autres éléments qui constituent le monde. Pour revenir au terme de somatique et faire la distinction entre ses différentes approches, je fais également appel aux observations d’Isabelle Ginot. Dans l'ouvrage collectif ``Penser les somatiques avec Feldenkrais” elle montre comment sont réunis sous le terme générique de \textit{somatiques}, une panoplie de pratiques dont les principes sont communs. Elle définit \textit{le sujet} par un ensemble de pensées, affects et émotions en lien avec le corps en lien avec ``un instrumentarium savant de techniques gestuelles, manuelles et tactiles”\cite{ginot2014penser}, dont l'attention se porte sur la proprioception. Ginot note comment ces techniques puisent à leur tour dans des croyances et des savoirs divers selon leur époque, pour inventer ``des imaginaires du corps et des gestes bien différents les uns des autres”\cite{ginot2014penser}. Plus loin dans ce livre, la chercheuse propose une classification selon les critères de l’analyste du mouvement Hubert Godard. Ses observations font la distinction entre les expériences collectives et les expériences individuelles. Lors d'une expérience collective le praticien propose des explorations sans illustrer le mouvement, afin que chacun puisse explorer sa propre sensibilité esthétique et contraintes physiologiques. Lors des séances individuelles, le praticien propose une exploration à partir du toucher, parfois guidant par la parole une prise de conscience du sujet. Celui-ci observe les effets du relâchement des blocages musculaires sur ses gestes, les variations de son propre poids selon les changements de posture. Il découvre grâce à des représentations internes, des parties auparavant méconnues de lui-même, appelés par Godard ``des zones organiques profondes”: \begin{quote} ``Certaines travaillent à partir d’une cartographie des tissus et de leurs caractéristiques biologiques — fascias, muscles, peau, os, viscères — et pensent le changement du geste et de la posture primordialement à partir des changements conduits dans ces tissus ; d’autres, telle la méthode Feldenkrais qui nous intéressera ici, s’appuient avant tout sur la construction des coordinations, soit la façon dont chacun de nous a appris (et peut réapprendre) à composer ses gestes dans l’espace et le temps jusqu’à ce que ce répertoire de nouvelles habitudes gestuelles compose la texture même de sa vie, et garde la plasticité nécessaire pour des changements ultérieurs. D’autres encore privilégient le travail sur la perception… Elles se pratiquent en séances collectives ou individuelles, passent très souvent par un travail sur le toucher (un des nombreux tabous concernant le corps en Occident), se définissent soit comme ``éducatives” soit comme ``thérapeutiques”, ou encore les deux à la fois.” \cite{ginot2014penser} \end{quote} Lorsque j’ai les pratiques somatiques en 2013, cette idée de vocabulaire et définitions est restée une question ouverte. Lesquelles des écoles revendiquer, laquelle des techniques approfondir? Je m'appuie sur les observations concernant l'\gls{intelligence du mouvement} de Jay, proche de ce que je comprends par \gls{intelligence sensorielle}: \begin{quote} ``L’intelligence du mouvement habite le corps tout entier, pas seulement le cerveau. Le cerveau est informé et informe et l’intelligence du mouvement dialogue avec la pensée. Nous avons appris à considérer notre corps comme une machine, à faire en sorte de le contrôler le plus efficacement possible, à le gérer comme un lieu d’entrée sortie, à l’espérer plus silencieux qu’expressif, pour finalement somatiser lorsque notre corps exprime l’inexprimé.”\cite{jay2014pratiques} \end{quote} Concernant mes propres expériences kinesthésiques et le travail de ``prise de conscience” de mon corps, j'ai remarqué que cela est plus facilement traduisible en mots, lors des moments de lâcher prise en improvisation. Les outils que j’ai retenus lors des sessions d'apprentissage que je vais détailler plus bas, servent principalement à affiner ma concentration et la facilité de mouvement. La plupart des méthodes que j’ai pu expérimenter, visent l'utilisation d’une quantité d'effort appropriée pour une activité particulière, libérant les tensions du corps pour avoir plus d'énergie à utiliser ailleurs. Bien que la communauté des pratiquants puisse parler des effets thérapeutiques de ces pratiques, j'aimerais clarifier cet aspect. Pour moi et probablement pour des autres danseurs, il ne s'agit pas des traitements proprement parler, mais plutôt d'une volonté de rééducation du corps en libérant des tensions, des blocages émotionnelles et la pensée. \subsection{B.M.C}\label{sec:elements-basiques} En me rapprochant des ces pratiques, j'ai découvert entre outre la méthode Body Mind Centering ou BMC lors de sessions d'entraînement physique au théâtre du Soleil. En 2014, j'ai été en stage à la Cartoucherie de Vincennes en tant qu’assistante décor pour le spectacle MacBeth. Avec d'autres stagiaires, nous nous réunissons le matin pour pratiquer des exercices d’éveil corporel. Parmi les participants, quelqu'un a mentionné cette pratique, puis a proposé un exercice et cela m'a bien intrigué. Mon cheminement a été ensuite plutôt autodidacte, en m'appuyant sur des matériaux et témoignages. Lors des cours de danse à Micadanses puis à la Ménagerie de Verre à Paris, j'ai souvent rencontré des danseurs plus ou moins familiers avec cette technique. Leur qualité de mouvement était souvent impressionnante. Plus tard j'ai eu l'occasion d'approfondir et mieux me renseigner sur ces observations intuitives. Le Body-Mind Centering a été créée à la fin des années 70 par Bonnie Bainbridge Cohen, danseuse, ergothérapeute et ancienne choréologue en \gls{notation Laban}. Son approche se focalise sur la perception individuelle, lors des études expérientielles de l'anatomie et de la physiologie du corps. Elle utilise des systèmes pour définir plusieurs niveaux d'exploration sensorielle. Cela donne suite à un mélange d'expérience cognitive de compréhension et expérience phénoménologique d'intégration des sensations du corps. Selon Bainbridge Cohen, un des objectifs de cette pratique est d'agrandir les dynamiques psycho-physiques de la perception. Plus important, BMC est une étude expérientielle basée sur des techniques d'incarnation (ie. emboddiment). Cela soulève des questions sur le développement en tant que processus de travail mais aussi comme devenir du corps: \begin{quote} ``Le devenir du corps (ie. développement) n’est pas un processus linéaire, mais se produit par vagues qui se chevauchent, chaque étape contenant des éléments de toutes les autres. Parce que chaque étape précédente sous-tend et soutient chaque étape successive, toute interruption ou échec à terminer une étape de développement peut entraîner des problèmes d'alignement/de mouvement, des déséquilibres au sein des systèmes corporels et des problèmes de perception, de séquençage, d'organisation, de mémoire, de créativité et communication\footnote{en version originale: ``Development is not a linear process but occurs in overlapping waves with each stage containing elements of all the others. Because each previous stage underlies and supports each successive stage, any skipping, interrupting, or failing to complete a stage of development can lead to alignment/ movement problems, imbalances within the body systems, and problems in perception, sequencing, organization, memory, creativity and communication.”}.” \cite{bainbridge1993sensing} \end{quote} Ainsi le développement du mouvement est étudié à l'échelle de son développement ontogenetique (de l'embryon à l'adulte) et comme évolution progressive des espèces dans le règne animal(Un exemple expliqué par cette pratique est la marche des amphibies- évoluée en marche bipède des mammifères). BMC est aussi une pédagogie du corps orientée vers la recherche d’un équilibre entre le système nerveux sympathique( responsable du contrôle d'un grand nombre d'activités automatiques de l'organisme, tel le rythme cardiaque ou la contraction des muscles lisse) et le système nerveux parasympathique(régule les fonctions corporelles qui ne sont pas sous le contrôle volontaire de l'individu). Ces deux systèmes ont un fonctionnement complémentaire, avec le système nerveux sympathique qui active le corps lors des situations de stress et le système nerveux parasympathique qui le ralentit pour créer des situations de détente. Ainsi cette pratique corporelle est utilisée non seulement dans la danse mais aussi dans de nombreux types de travail corporel en lien avec la gestion du stress comme la psycho-thérapie, le yoga ou la musicothérapie. A travers le mouvement et le toucher, les praticiens explorent des principes anatomiques et physiologiques multiples. Cela favorise une prise de conscience des divers systèmes du corps(cellules, tissus, organes, squelette, le système neuro-endocrinien) pour orienter une action basée sur la perception. Parmi ces systèmes, sont mentionnés: \begin{itemize} \item Le système squelettique- structure de soutien qui répartit notre poids sur la terre, en lien avec la gravité. \item Le système des organes est pour la communauté BMC plutôt connecté à nos émotions et à notre façon de les exprimer. \item Le système endocrinien est vu comme métaphore de notre intuition et s'exprime dans nos moments forts tandis que le système de muscles exprime notre vitalité et notre puissance. \item Le système nerveux à son tour est un support de la mémoire de nos expériences et perceptions. Lorsque le mental incorpore cette structure, il facilite l'apprentissage de nouvelles expériences basées sur l’intuition et la créativité. \end{itemize} Pour les praticiens BMC, lorsqu'un système est sur-stimulé ou déséquilibré, il peut devenir source de blessures, de maladies ou de détresse émotionnelle et psychologique. Pour équilibrer cela, l'imaginaire biologique du BMC stimule la prise en conscience du fonctionnement du corps, au travers des sessions guidées. Cependant, comme le décrit l’anthropologue Jeremy Damien dans sa thèse, lors de son expérience BMC en danse amateur avec le collectif \textit{Les Zélées}, les danseurs ont du mal à se représenter et entrer en relation avec certains systèmes. Pour illustrer, le système lymphatique est décrit en lien avec des attributs comme ``la clarté” et ``la finesse”. Cela induit parfois en erreur les danseurs, au point où Damien se demande si cela relève d’une réalité physiologique du corps ou plutôt d’une métaphore à intégrer de façon subjective. C'est important de noter encore une fois les possibles ambiguïtés apparus en lien avec des concepts pluridisciplinaires. La signification du mot ``lymphe” dans le domaine de la médecine n’est pas la même lors d’un atelier de danse. En tant qu’anthropologue, Damien rapproche la pré-supposée dimension thérapeutique de certaines pratiques, semblables à des rituels et formes d’auto-suggestion collectives. Pour ma part, je suis sensible aux observations de Damien. Ces pratiques m'intéressent en tant que outils de recherche-création par leurs effets sur l’imagination des danseurs et leur capacité de produire des mouvements ``nouveaux”. En guise d'explication, Bainbridge Cohen clarifie sa démarche: \begin{quote} ``Lorsque nous parlons de sang, de lymphe ou de toute autre substance physique, nous ne parlons pas seulement de substances, mais aussi d’états de conscience et de processus qui leur sont inhérents. Nous associons nos expériences à ces cartes, mais les cartes ne sont pas l'expérience\footnote{en version originale: When we are talking about blood or lymph or any physical substances, we are not only talking about substances but about states of consciousness and processes inherent within them. We are relating our experiences to these maps, but the maps are not the experience.”}.” \end{quote} La chercheuse en danse Carla Bottiglieri porte cette réflexion plus loin, en citant à son tour la philosophe et chorégraphe allemande Petra Sabisch\footnote{http://www.ausland.berlin/artist/petra-sabisch}. Pour celle-ci, le mouvement est une expression de l’indétermination issue de la relation entre sensation et imagination: \begin{quote} ``Sans cette inspiration spéculative dans le jeu co-immanent entre le fond kinesthésique et les procédures imaginatives de production de l’image, il n’y aurait pas de spécifications par rapport aux qualités du mouvement. La relation indéterminée entre sensation et imagination devient un rapport singulier : elle produit une différence dans la qualité du mouvement, sans pour autant épuiser la virtualité de leur relation.”\cite{bottiglieri2012soigner} \end{quote} Dans un article\cite{bainbridge1993sensing} qui a donné suite à son livre ``Sensing, feeling and acting” (2012), Bainbridge Cohen explique son intention de faciliter l'accès à ``une connaissance nouvelle en provenance de soi” afin de résoudre la dichotomie corps-esprit. Cela est structuré autour de trois concepts-clé qu’elle appelle l'\gls{alphabet de mouvement}: \begin{itemize} \item les réflexes primitifs en lien avec les mouvements spontanés et leur relation avec les mouvements intégrés \item les réactions de redressement par rapport à la gravité \item les réponses d'équilibration pour garder notre centre de masse en équilibre et rester début. \end{itemize} Plus tard, un quatrième concept intitulé \gls{Basic Neuro Cellular Patterns} (2018) synthétise ces derniers, en organisant une classification de modèles en lien avec le développement ontogénétique (du stade d'embryon jusqu'à l'age adulte de la même espèce) du mouvement. Il faut également préciser qu’en BMC le terme ``somatique” est pensé en contrepoids de celui de ``psychique”, avec un fort intérêt pour les mouvements réflexes et la façon dont le système nerveux périphérique s'organise lorsque nous apprenons un mouvement. Pour ma part cette définition trouve écho dans celle que j'ai du mouvement spontanée, décrit auparavant. Dans une série d’échanges intitulée \textit{Dialogue\# 1 Reflexes and Expression}, la praticienne réponds à des questions après une exploration en lien avec les mouvements réflexifs: \begin{quote} ``Nancy: Lorsqu’un mouvement devient réflexif, diriez-vous que l’expérience passe du perçu au ressenti ? Bonnie: Oui, ça passe dans le sang. Je sens que les réflexes ont beaucoup à voir avec le sang, avec les expressions émotionnelles\footnote{en version originale: ``Nancy: When a movement becomes reflexive, would you say that the experience goes from sensing to feeling? Bonnie: Yes, it gets into the blood. I feel the reflexes have a lot to do with the blood, with emotional expressions.”} .” \cite{bainbridge1993sensing} \end{quote} Selon BMC, la manière de bouger de chaque individu est influencée par la façon dont le mental se manifeste dans le corps lorsqu’il bouge. Lorsqu'il y a un ajustement perpétuel entre action et cognition, il y a également un alignement harmonieux entre différents systèmes. Comme précisé plus haut, les supports d'exploration sont constitués de nos sens mais aussi de notre imagination. Entrer dans cette dimension imaginaire implique la sollicitation du sens de la proprioception. En BMC cela part de l'hypothèse que chaque tissu de notre corps a sa propre vibration et résonance. La qualité du toucher est résultat de la compréhension expérientielle de ces données. Les praticiens peuvent prendre conscience d'une partie du corps en étudiant des images, des textes ou des livres d'anatomie pour mieux les visualiser. Une des formes d’exploration le plus directes repose sur un mélange entre le toucher et la visualisation des parties du corps pour arriver à un état de somatisation. Cet état corresponds à une prise de conscience directe des sensations et perceptions qui se dégagent de la partie du corps sur laquelle nous nous focalisons. Il est suggéré que, lors de cette étape de somatisation en BMC, un échange d'informations bi-directionnel a lieu entre les cellules du corps et le cerveau. Si le toucher et le mouvement sont parmi les premiers sens que nous expérimentons lors de notre naissance, cela renvoie à des processus de re-mémorisation des sensations plus anciennes de notre corps. Un autre concept employé dans cette méthode est le centrage, décrit par Bottiglieri de la façon suivante: \begin{quote} ``l’opération de centrage renvoie métaphoriquement aux gestes manuels du potier, qui tourne l’argile autour du vide, pour donner forme à un vase. (...) J’ajouterai que ce mouvement est le processus continu d’une relation où les termes s’échangent, ou se permutent : body et mind ne relèvent pas de deux ontologies distinctes, bien plutôt, ils instancient deux bordures, ou deux faces d’une limite topologique où formes et forces s’affectent mutuellement, se répètent et se différent, adviennent les unes aux autres, deviennent.” \cite{bottiglieri2012soigner} \end{quote} La relation entre le toucher du potier et le réglage fin du centre de sa forme est une belle métaphore de ce qui représente une exploration BMC. La personne qui pratique est en constant renouvellement et amélioration de ses sensations internes. Ce vocabulaire, proche d'une expérience onthologique, peut-prêter à des confusions. Cependant, pour citer la chorégraphe Deborah Hay, l'endroit où la conscience et l’incorporation se rencontrent, représente un état d'alignement interne pour que chaque cellule du corps dévient réceptive et capable d'un changement: \begin{quote} ``S'accorder à notre conscience cellulaire nous amène à un état de base d'où découlent les manifestations complexes de notre être physique, physiologique et spirituel.\footnote{ en version originale: ``Attuning ourselves to our cellular consciousness brings us to a state in which we can find the ground from which flows the intricate manifestations of our physical, physiological and spiritual being.”}.” \cite{hay2000my} \end{quote} Dans sa pratique, Hay emploie ces concepts pour évoquer un état méditatif qui facilite des états de présence. Je vais aborder la façon dont je m'approprie ces concepts dans ma recherche, dans la partie pratique de cette thèse. Mes observations m'ont aidé rétrospectivement à comprendre comment faire l'expérience de ma propre anatomie et de son fonctionnement psychologique, ont affiné mes intentions en tant que danseuse. A ce jour, je pense avoir utilisé le BMC comme point de départ pour développer une meilleure compréhension des sensations de mon corps et de l'action exprimée par le mouvement et le toucher. Cela m'a permis d'activer une forme de conscience ou d'état de présence spécifique pour chaque partie de mon corps et ainsi faire émerger une danse spontanée, propre à ce vécu. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{bmc.png} \caption{Exemple des improvisations inspirées par la technique BMC, april 2021 lors de ma residence de recherche à la Halle Tropismes à Montpellier. Source photo: compte instagram de la cie desiderate} \label{fig:bmc} \end{figure} \subsection{Feldenkrais} Cette méthode développé par Moshé Feldenkrais (1904-1984) revisite le mouvement des articulations, laissant à chacun la possibilité d’être plus autonome et confiant lorsqu’il bouge. Ses cours sont connus sous le nom des \textit{cours de prise de conscience par le mouvement}. Pareil aux autres pratiques somatiques, ils permettent de se focaliser sur les sensations internes, pour voir comment exécuter des mouvements plus souples. La méthode développée à partir des années 50, vise à restaurer la capacité de bouger lors des accidents et à reprendre des habitudes de mouvement naturelles, en comprenant la quantité d'efforts nécessaires pour exécuter un mouvement de façon efficace. De cette façon, chaque participant a la possibilité d'être plus autonome et en confiance lors de ses déplacements dans l’espace. Proche de pratiques corporelles comme le Tai Chi, Feldenkrais utilise des mouvements lents pour faciliter la concentration du pratiquant sur la maîtrise de sa force ou de sa flexibilité. J’ai découvert la méthode Feldenkrais lors des cours hebdomadaires à l’université Sorbonne Nouvelle. En 2013, je venais de commencer mes études théâtrales à Paris et c'était une de mes premiers expérimentations en lien avec la danse. Ce qui m'a interpelée dans cette approche est le lien fait par Feldenkrais être la conscience et la perception: \begin{quote} ``la conscience est la perception, conjuguée à la compréhension de son fonctionnement ou de ce qui se passe en nous pendant que nous sommes en état de perception.” \cite{ginot2014penser} \end{quote} Découvrir sa perspective, confirmait mes intuitions quant à l’expérience du plateau et ce qu'elle révélait de l'introspection d'un artiste. La chercheuse Sylvie Fortin mentionne comment cette pratique valorise les explorations subjectives concentrés sur \textit{le corps-sujet} plutôt que \textit{le corps-objet}. Cela peut se faire par exemple, en invitant une personne ``à déterminer la position optimale pour exécuter un mouvement en s’appuyant sur son ressenti plutôt que sur des standards esthétiques arbitraires”\cite{husquinet2018corps}. Différents exercices basés sur la perception du corps en mouvement ou sur la conscience de la respiration, permettent aux participants de appréhender leurs propres habitudes corporelles. Ainsi en Feldenkrais, ``l’apprentissage consiste à éveiller les zones d’anesthésie sensorielle et à élargir les types de sensation possible”\cite{husquinet2018corps}. Plus généralement, cette méthode aide à coordonner différentes parties du corps, encourageant l'expression des ressentis et des émotions pour une intégration holistique du corps et de l'esprit. Dans l’approche défendue par cette pratique, souvent conscience du mouvement et conscience de la respiration vont ensemble. L’éducateur somatique regarde comment un fonctionnement sensori-motrice déficitaire affecte l’ensemble de la personne. Son rôle est d'aider améliorer ce fonctionnement, de plus la respiration est un des moyens le plus accessibles à le faire. Il y a un fort lien entre ces pratiques et des concepts émergents en sciences cognitives tels que l``image du corps” et le ``schéma corporel” que nous détaillerons dans le prochain chapitre. C'est important de noter que leur appréhension dans les pratiques somatiques est probablement différente des études en neurosciences par exemple. Si ici elles renvoient à un engagement envers soi, à une exploration intime, les sciences cognitives traitent de ce sujet pour mieux cartographier le fonctionnement du cerveau et de nos fonctions motrices. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/conscience_bottiglieri_ginot} \caption{Lien entre l'image du corps et le schema corporel. Source: le livre \textit{Penser les somatiques avec Feldenkrais}, page 153.} \label{fig:consciencebottiglieriginot} \end{figure} Contrairement à BMC, les exercices collectifs structurés autour d’un thème ont comme objectif de prendre en conscience son propre mouvement, sans référence visuelle. En dehors des instructions sur la façon de bouger, le praticien donne des indications perceptives (sur quoi concentrer son attention) et conceptuelles (pourquoi cette méthode ne s’illustre pas, pourquoi elle cherche le moindre effort). Des postures comme \textit{la pose au sol}, visent à comprendre l’effet de la gravité sur le corps. Le plus un corps est proche du sol, allongé, le moins il rasent de la gravité. Sa hanche peut s'ouvrir pour soulager les tensions des articulations. À la fin d’une séance d'exploration, l'élève a parcouru son propre chemin, sans se servir d'un modèle visuel pour réaliser les mouvements. Ces exercices peuvent être liés aux travaux du neuroscientifique Francesco Varela sur l'autopoïèse\footnote{dictionnaire}, que nous allons détailler dans le prochain chapitre. L’expérience la plus courante est celle d’un changement très sensible dans la perception de la posture debout- comprendre quels appuis, observer son alignement, son hauteur et l’espace autour. En guise de conclusion de la séance, la marche et divers mouvements quotidiens sont proposés à l’exploration. Chaque changement peut être ressenti plus ou moins durablement et surtout différemment. Chaque perception est spécifique et les élèves ressentent différemment la répartition de poids. Parmi les retours d'expérience, les participants éprouvent soit de la confusion, soit de l'excitation par la découverte de nouvelles postures et relations entre leurs parties du corps. Quand un changement persiste d'une séance à l'autre, il deviendra habituel ou, selon l’expression de Feldenkrais - ``intégré”. Ce qui signifie que le poids du corps est mieux réparti qu’auparavant, sans que l'élève ne le remarque. Si j'ai mentionné plus haut cette manière d'intégrer un mouvement ou une posture de manière automatique, par la répétition, c'est pour mieux témoigner de cet état d'intelligence sensorielle. Elle est propre à la danse, comme aux expérimentations somatiques, car elle relève d'une pratique inhérente du corps, de son vécu expérientiel. \subsection{Viewpoints} Une méthode que j’ai intégrée dans mon approche expérimentale d'entraînement du corps sur scène, est la technique ViewPoints. Cette technique relève plutôt d'un travail sur l'intelligence sensorielle en tant qu'outil pour mieux structurer les processus de composition et de mise en scène. Issue d’une méthode inventée par l’artiste de théâtre Mary Overlie dans les années 70, elle stimule la créativité en s'inspirant des points de vue ou des (\textit{viewpoints}). Ces points de vue permettent de focaliser la concentration et d'ordonner la façon de travailler. Ultérieurement adaptée par les metteuses en scène Anne Bogart et Tina Landau, cette méthode déconstruit les hiérarchies de travail sur le plateau. Cet apprentissage, ou plutôt désapprentissage par rapport aux connaissances acquises en école de mise en scène, s’est fait pour moi à travers une session d'expérimentation pratique entre mise en scène et photographie, avec le collectif de metteurs en scène \textit{Open Source}\footnote{https://collectifopensource.fr/} en mai 2016. En tant qu’outil de travail, le ViewPoints revisite la hiérarchie traditionnelle entre metteur en scène ou chorégraphe et les performeurs. Les performeurs sont considérés comme des participants actifs dans la création globale du spectacle. Ils apparentent à focaliser leur attention sur différents éléments du jeu scénique: rythme, durée, geste, relation spatiale. L’article \cite{Dennis} rend compte des expériences des étudiants en danse qui utilisent cette méthode. L'auteur interroge l'impact de cette méthode sur les multiples postures du sujet qui est à la fois observateur, participant, créateur, témoin et acteur du processus de recherche. Cela part de la supposition que si les acteurs sont ouverts à leur environnement, ils peuvent créer un mouvement et une composition scénique dynamique. Dans un entretien lors d’une conférence sur cette technique, Anne Bogart affirme que rien n'a été inventée par eux pour cette pratique, mais que tout est venu comme une réponse concrète à des besoins de plateau. Cherchant à convoquer l'instinct et l'intuition lors des laboratoires de recherche-création, ce qui m'intéresse dans cette technique est son rapport à la danse, définie au sens large comme mouvement: \begin{quote} ``What is dance? they asked. If an elephant swings its trunk, is it dance? If a person walks across the stage, is that dance?” \end{quote} Entre philosophie pratique du travail, méthode d'entraînement et technique d’improvisation, Viewpoints aide à mieux structurer le corps dans l'espace pendant le temps de la représentation. Ses éléments tangibles sont des points de vue selon lesquels les participants concentrent leur attention. Ces points de vue représentent un ensemble d'outils pour libérer l'imagination. Plus tard, l'approche systématique de cette méthode aide les praticiens à remettre en question leur perception. Cela leur permet de s'investir dans une pratique créative pour réorganiser leurs intentions. Appliquer ces principes à la danse vient presque naturellement. Par exemple, le geste est analysé en Viewpoints selon deux critères: \begin{itemize} \item gestes comportementaux: ceux que nous employons dans notre vie quotidienne, qui font écho à des situations de vie \item gestes expressifs: ceux qui expriment une émotion et répondent à des besoins d’abstractisation \end{itemize} Parmi les principes employés, un qui m'intéresse en particulier est la\gls{réponse kinesthésique}. Ce type de mouvement observe comment un geste spontané surgit en réponse à l’environnement extérieur. Des exemples de réponses kinesthésiques apparaissent lorsque nous nous levons instantanément quand quelqu’un ouvre une porte ou nous grattons la tête si quelqu’un nous pose une question difficile. Ce type de mouvement est similaire avec ce que nous avons mentionné auparavant comme mouvement réflexif en BMC et mouvement spontanée. Ce qui nous intéresse pour nos expérimentations pratiques est de savoir si ce type de mouvementes peuvent être modélisés pour les robots ou pas. \subsection{Jinen Butō} Une autre type d’exploration sensorielle que j’ai eu l’occasion de découvrir est la danse Jinen Butō, lors de mes stages avec Atsushi Takenouchi entre 2013 et 2015. Cette pratique, issue du mouvement de danse Butō a émergé en 1986 comme lien entre la nature, la terre et l'humain. Créé par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno probablement en réaction aux événements de la Seconde Guerre mondiale, le Butō a longuement exploré des thèmes tabous de la société japonaise. Dés de son début, cette danse a cherché convoquer des postures grotesques via des mouvements corporels parfois lents, parfois compulsifs, pour devenir ensuite un mode de vie. Butō diffère à la fois de la danse traditionnelle japonaise et de la danse occidentale moderne. Plus tard des disciples de Hijikata, comme Takenouchi ont a leur tour continué cette pratique selon leur contexte et expérience de vie. Ainsi Takenouki s'est concentré sur le rapport à la nature et aux possibilités de connexion avec celle-ci. Entendre parler, puis voir les images du corps nu de Takenouki enveloppé par des paysages naturels, dans un état mi-éveillé, mi-transe est quelque chose qui à l'époque a beaucoup suscité mon émoi et mon imagination. C’était une première expérience d'immersion dans une entité non-humaine, composer avec et se laisser inspirée par la découverte des nouvelles sensations que cela puisse engendrer. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/jinen} \caption{Solo de Takenouchi dans la nature. Source: http://www.jinen-butoh.com} \label{fig:jinen} \end{figure} Sur son site, Takenouchi décrit l'essence de Jinen comme une volonté de réconcilier l'homme avec la Nature: \begin{quote} ``L'homme perçoit de belles formes de la nature, comme les plantes ou les animaux. Cependant, de nombreuses forces de la nature, comme les énormes tremblements de terre que j'ai moi-même vécus, détruisent les personnes, les organismes et la nature. C'est le souffle de cette planète. C'est aussi le tourbillon du fleuve de l'Univers qui embrasse la vie et la mort, la lumière et l'obscurité... Cela est Jinen. Il n’y a rien que l’Homme puisse faire. Tout ce que j'ai pu faire après le tremblement de terre, c'est vivre avec les gens qui avaient rencontré la vie et la mort, prier et danser avec eux. À l’intérieur de Jinen, la force vitale impuissante embrasse la vie et la mort, au point où cette vie et cette mort sont liées à toutes choses; cela devient une danse et une prière. Cette vision de la nature existait déjà dans les formes d’art créées par les peuples anciens. Chaque forme de vie exécute la danse de la vie et de la mort. Chacune de ces formes danse avec le Jinen. \footnote{en traduction anglaise depuis le japonais: ``Man generally receives beautiful forms from Nature, such as the plants or animals. However, many forces of nature, such as huge earthquakes that I have experienced myself, destroy people, organisms and nature. This is the breath of this planet. This is also the swirl of the River of the Universe that embraces all life and death, light and dark... This is Jinen. There is nothing Man can do. All that I was able to do after the earthquake was to live with the people who had encountered live and death, and to pray and dance with them. Inside Jinen, the helpless life force embrace life and death, feel that even such life and death are connected to all things, and dance a prayer. This view of nature has already existed in the art forms created by ancient people. Every life form performs the dance of life and death by being alive. All things are dancing with Jinen.”}.” \cite{Takenouchi} \end{quote} Un de ses poèmes ``HA-NE NO KI ou L'arbre Ailé” découvert lors de ces rencontres, évoque la condition de l'homme: \textit{ L’âme – ailée – s’ébat librement dans le Ciel. Le corps, lui, ne le peut car ses racines le retiennent à la Terre. Privé de vol, épris d’espace, le corps frappe le sol et se fait Danse. O arbre ailé ! Tant qu’il y aura la vie, accorde-moi, accorde-nous d’être l’ardente danse Qui est sève des corps et âmes !} A l'époque, l'expérience sensible de Jinen Butō a été un catalyseur pour mon envie de danser, d'explorer au travers mon corps le monde afin d'y trouver un sens autre que celui donné par les paroles. Lorsque plus tard, j'ai découvert que Bonnie Bainbridge Cohen a pratique une grande partie de sa vie le \gls{Katsugen Undō}\cite{eddy2002somatic}(mouvement spontané naturel, régénérateur du corps en relation avec certaines pratiques shinto au Japon), j'ai compris à quel point les traditions orientales nous aident à nous réapproprier le corps au travers des interactions avec des partenaires non-humains, dont les robots sont un exemple. \subsection{Gaga} Mes pérégrinations ont continué et début 2020 je suis arrivée en Israël pour expérimenter le Gaga Movement, dont la pédagogie encourage le lâcher prise et le plaisir de la danse. Mouvement de danse non-conventionnelle, cette pratique a été développée par le directeur artistique de la Batsheva Dance Company, Ohad Naharin. Lors d’un accident au dos dans les années 90, Naharin s'est lancé dans un processus de recherche corporelle avec des personnes sans expérience en danse. Ces expérimentations ont donné place au laboratoire Gaga/people, étant ensuite demandés comme training régulier par les danseurs de sa compagnie, sous la forme de cycles Gaga/dancers. Selon le contexte, cette technique a plusieurs déclinaisons: training pour renforcer le corps et le préparer physiquement en termes de souplesse et d'endurance, échauffement avant les répétitions et outil d’exploration pour cultiver la créativité. Dans son article- ``The Phenomenology of the Body Schema and Contemporary Dance Practice: The Example of \textit{Gaga}”, la chercheuse en danse Anna Foultier décrit les modalités de travail des danseurs du 21e siècle, devenus entrepreneurs de leur propre corps et de leur technicité: \begin{quote} ``En raison des tendances chorégraphiques et artistiques récents, ainsi que de la difficulté croissante d'obtenir des contrats plus longs, les danseurs sont devenus des \textit{entrepreneurs} censées réinventer leur formation, s'adapter à divers styles et pratiques chorégraphiques pour souvent composer du matériel chorégraphique pour les projets pour lesquelles ils travaillent. Que cela soit perçu comme promouvant leur agence et leur autorité ou comme une adaptation à un contexte sociétal marqué par le néolibéralisme, le danseur contemporain doit faire preuve d'une approche éclectique où son entraînement peut varier du ballet, moderne, jazz, capoeira, pilates ou yoga à la natation ou à la course. Dans le monde de la danse post-postmoderne, l'accent n'est plus donné par le moulage du corps à une certaine norme, comme dans le ballet classique, ou sur le démantèlement des habitudes afin de découvrir des modèles de mouvement naturels, comme dans la danse moderne, mais plutôt sur la déconstruction et le remodelage continus des corps\footnote{ne version originale: ``Due to choreo-graphic and artistic trends as well as the increasing difficulty for dancers to obtain longer contracts, the dancer has become an “entrepreneur” supposed to fashion her training, adapt to various choreographic styles and practices, and often provide movement material to the pieces she works with. Whether this is seen as liberating the dancer’s agency and authority over her work or as an accommodation to a societal context marked by neo- liberalism where marketability is an imperative, the contemporary dancer has an eclectic approach where training can vary from ballet, modern, jazz, capoeira, pilates or yoga classes to swimming or running. In the post-postmodern dance world, emphasis is no longer on moulding the body into a certain form, as in classical ballet, or to dismantle habits in order to uncover natural movement patterns, as in early modern dance, but rather on continu-ously deconstructing and repatterning the body .”}.” \cite{foultier2021phenomenology} \end{quote} Dans les cours de Gaga que j’ai pris, l'enseignant et les participants sont en constant mouvement. Les participants reçoivent plusieurs types d’instructions: lever ses bras comme s'ils ont un poids lourd sur le dos, les soulever et les laisser tomber en étant recouvert par du miel, sentir ses bras légers comme une plume, tomber au sol avec la même vitesse que les bras qui tombent, etc. L'objectif de Gaga est d'ouvrir de nouvelles possibilités d'exploration dans le corps et ainsi confronter les anciennes habitudes et facilités musculaires afin de développer une conscience du corps et une écoute intérieure. L'approche ludique de Naharin, son engagement envers la danse professionnelle et la beauté de ses spectacles m'ont bien nourri. Bien que ce temps de transmission fut court, cela a été une belle découverte pour la chercheuse en pratiques corporelles que je suis. Je me rappelle l'ambiance type sanctuaire dans le bâtiment de Batscheva, sorte de forteresse de la paix du Tel Aviv. Des danseurs, des élevés, des curieux se promenait à l'intérieur d'une cour millénaire, la mer pas loin. Sur les couloirs des danseurs se préparait, dans les studios un méli-mélo des corps, une ambiance type ruche. \section{Le Shaking comme outil de travail} Lors de ouvrages que j'ai pu consulter au fur et au mesure de ma recherche en pratiques somatiques, j'ai décidé d'intégrer une méthode qui est pour le moins surprenante. Elle est déjà évoquée dans des pratiques comme le Katsugen Undo developpé par Haruchika Noguchi au Japon\cite{le corps accordé}. Noguchi part du postulat que le corps humain concentre des énergies excessives qui inhibent notre système d'autorégulation, altérant ainsi nos fonctions physiques, mentales et émotionnelles. Sa pratique laisse libre cours aux mouvements involontaires du système nerveux autonome, en améliorant l'endurance et la flexibilité de l'organisme: \begin{quote} ``C'est une sorte d’éducation physique utilisant le mouvement involontaire. Ainsi, vous devriez le considérer comme un moyen pour restaurer la résilience du corps. Ce n’est sûrement pas une forme de \textit{mystique orientale}. Il n’y a vraiment rien d’extraordinaire à propos du Katsugen Undō. C’est simplement la manifestation d’un travail interne que les êtres humains possèdent à l’origine.” \end{quote} Bien que je l'ai jamais pratiqué, elle semble une déclinaison de ce que j'ai déjà pu constater auparavant comme effet de rélachemment après des mouvements compulsif proche du shaking que je vais détailler plus bas. \textit{Le Shaking} vu ici comme tremblement volontaire, est une pratique somatique observée chez les animaux lorsqu’ils secouent leur corps après un événement dangereux qui a sollicité leur instinct de survie. Dans la littérature\cite{levin}, les éthologues ont identifié trois mécanismes de défense comme formes de réaction immédiate chez les animaux: s’en fuir, se battre ou se figer - le célebre \textit{fight, flee or freez mood}. Parmi les trois, la réponse ``se figer” (en anglais \textit{freeze}) est un mécanisme de survie qui protège l’animal en danger en inhibant et immobilisant son corps face à la douleur ou à un potentiel danger. C’est le cas d'un bison entouré par des lions qui dévient tout d’un coup mou et arrête de se débattre dans la bouche du crocodile, pour s’enfouir deux secondes après que les lions commencent à leur tour attaquer le crocodile pour disputer leur proie.\textbf{mettre lien} Une fois inhibés, les mécanismes de défense produisent des hormones (ie l'adrénaline) qui restent stockés à l’intérieur du corps en état d'inhibition. Lorsque le danger est passé, les animaux vont secouer leur corps pour le libérer. Inspirés par cela, divers praticiens ont mis en place des exercices de libération des hormones en lien avec le stress accumulé dans le corps. Leur rôle est d'accéder à des schémas musculaires en tension, par un mécanisme réflexe naturel de tremblement et de vibration. Une fois la tension musculaire libérée, le système nerveux est à son tour calmé. Lorsque ce mécanisme de secousses musculaires est activé de façon volontaire, le corps est encouragé à retrouver un état d'équilibre. J’ai décidé d’utiliser et ensuite adapter cette technique lors de mes échauffements de danse car cette méthode n’a pas spécifiquement pour but de se concentrer sur soi et de ralentir le fil des pensées, mais plutôt de ``libérer” le corps de ses tensions et privilégier un sentiment de lâcher-prise. Cette technique peut fonctionner particulièrement bien pour tous ceux et celles qui ont beaucoup de mal à rester sans bouger et à mettre leurs pensées en pause. \subsection{Contexte} Actuellement des thérapeutes utilisent des techniques de shaking pour réduire les effets du stress traumatique (PTSD). Parmi eux David Berceli, est psychologue et activiste humanitaire qui travaille dans les domaines de la réduction du stress suite à des evenements traumatiques. Dés la fin des années 1990, Berceli a travaillé en Extrême-Orient et en Afrique dans des zones en guerre. Suite à ses expériences de terrain, il a remarqué à quel point les secousses étaient une réponse universelle au traumatisme. Ces expériences l’ont mené à la création d'un ensemble d'exercices de libération de tension et de traumatisme appelés \textit{Tension and Trauma Releasing Exercises(TRE)}. L’objectif de sa pratique est de trouver les moyens pour calmer le système nerveux avec l’aide de ce qu'il définit comme \textit{Self Induced Therapeutic Tremors (SUTT)}. Sa méthode est basée sur une approche neurophysiologique intégrative qui vise un état de détente et repos parasympathique profond. En d'autre mots, Berceli s'appuie sur des principes d'homéostasie(phenomene d'autorégulation des systèmes biologiques pour maintenir leur stabilité, tout en s'adaptant aux conditions optimales pour la survie) pour décharger de façon mécanique la tension physique du corps. Une première étude pilote qui mesure le stress chez 21 professionnels de la santé en Afrique du Sud, avant et après une utilisation de la méthode TRE pendant 8 semaines, montre les effets de cette méthode . Selon son auteur, pratiquer le ``shaking” en tant que protocole de mouvement, entre 5 et 15 minutes à la fois, permettrait d’activer le système nerveux parasympathique. Cette communication directe entre nos muscles, nos membres et notre système nerveux central permet de relâcher certaines tensions, tout en activant un sens de présence dans le corps. Un autre outil que Berceli emploie dans sa technique est la méditation de la pleine conscience. Cela aide à réguler les émotions en augmentant le lien avec le corps et sa sensorialité. Dans son contexte, la pleine conscience encourage l'acceptation plutôt que l'évitement des expériences traumatiques et diminue la rumination autour des événements passés ou futurs- source d'épuisement de l'énergie. \subsection{Exemple d’exploration sensorielle avec du shaking inspiré par la technique TRE} Pour donner un exemple pratique d'application de ces principes TRE dans la danse, je décris plus bas un exemple d'exercice d’échauffement avant un séance d'improvisation. Tout d'abord, je me familiarise avec la pièce où je suis et la surface sur laquelle mon corps s’appuie, afin que je me sens détendue et habituée à mon environnemt. Je ferme les yeux et écoute les bruits autour de moi, du plus lointain au plus proche. Je touche les surfaces autour de moi, en insistant sur les textures. Une fois cet exercice sensoriel fini, je commence par faire quelques exercices préparatoires tels que des étirements de yoga pour mettre en marche mes muscles. L’objectif est de privilégier un état de disponibilité, pour l'étape suivante. Ensuite je m'allonge sur le dos, la plante des pieds sur le sol, les genoux pliés sur le côté. Je tire mes pieds vers la poitrine comme pour un saut puis je les relâche pour avoir une distance optimale entre les pieds et le bassin. Les pieds sont parallèles et touchent le sol, les genoux sont fléchés, orientés vers l'extérieur. Avec des respirations lentes, je compte jusqu'au 200 pendant que je ramène mes genoux l'un vers l'autre avec une certaine résistance. Je maintiens chaque position le plus longtemps possible. Je répète cette étape jusq'au quand mes genoux se touchent. Petit à petit, je sens les muscles de ma cuisse se fatiguer. Pour Berceli, cette phase provoque les shakes ou les tremblements. Au fur et à mesure que mes genoux s’approchent, les tremblements deviennent plus évidents et je peux les sentir remonter le long de mes jambes. Après vingt minutes, alors que mes genoux sont maintenant presque collés l'un à l’autre, je commence à saccader le bas de mon corps presque d'une façon comique. Pour prolonger l'expérience, je m'allonge sur le dos et prends quelques minutes pour expirer bruyamment. Lorsque je me sens prête, je m’assois sur mes talons. Je prends quelques respirations, puis je réfléchis à mon ressenti et à comment mon corps a réagi. Puis je remémore cette sensation pour la laisser m'accompagner dans mon improvisation. Si dans BMC, le \gls{Basic Neuro Cellular Patterns} s'appuie aussi sur des analogies avec les vibrations des organismes non-vertébrées, je ne peux pas omettre la question du rythme et la place que cela a pour les mouvements spontanés. Nous allons détailler ce type d’expériences dans la partie pratique de ce travail. Les pratiques somatiques ont apporté un nouveau souffle dans la compréhension du corps et de la subjectivité de chacun. J'ai pu expérimenter certaines de ces formes afin d’élargir ma vision de la danse, compris dans ce travail comme forme d'expression de soi en lien avec les autres. Comme nous avons vu plus haut, cet \textit{autre} dépends du contexte socio-culturel de chaque pratique. En général j'ai observé comment l’éducation somatique replace le focus sur le corps, en interrogeant la place du danseur et de son identité dans les formes contemporaines de la danse. Les pages qui suivent constituent une synthèses des chorégraphes qui ont marque l'histoire de la danse. Je me suis arrêté sur des chorégraphes dont le travail m'inspire, afin d'annoncer une certaine revendication d'une identité artistique en cours de définition. \section{Renouvellement des approches chorégraphiques dans l’histoire de la danse} Dans son livre \textit{Histoire de la danse}(1933) Curt Sachs décrit la danse comme véhicule des expressions humaines, depuis les temps préhistoriques, bien avant le langage articulé: \begin{quote} ``Chaque danse est et donne de l'extase. L'adulte qui met son bras autour de son compagnon dans la salle de bal, et l'enfant dans la rue, sautant lors d'une ronde, ils s'oublient, ils dissolvent le poids du contact terrestre et la rigidité de l'existence quotidienne. Encore plus intense est la réaction de l'homme préhistorique, dont l'esprit vierge offre si peu de résistance à tout stimulus et dont le corps, non rabougri et indiscipliné, répond à ce stimulus sans retenue, d'une manière qui nous est étrangère. (...) Ce moment peut être si intense que pendant la guerre des Boers, les Bushmen du Kalahari Dersert se laissaient souvent encercler dans la brume du clair de lune et sont abattus en hordes\footnote{en version originale: ``Every dance is and gives extasy. The adult who puts his arm around his companion in the ballroom, and the child in the roadway, skipping in a round dance- they forget themselves, they dissolve the weight of earthly contact and the rigidity of daily existane. How much more intense the reaction of primitive man, whose unburdened mind offers so little resitance to very stimulus and whose body, unstunted and undsiciplinedm responds to this stimulus without restraint to an extent that is foreign to us.(...) The passion of the transport can be so intense that during the Boer War the Bushmen of the Kalahari Dersert often let themselves be surrounded in the mist of the moonlight and shot down in hordes.”}.” \cite{sachs1938histoire} \end{quote} Sa thèse s'appuie sur l’hypothèse que les origines de la danse tribale résident dans le chamanisme. Pour illustrer cela, Sachs décrit les danses à contre coups et les danses extatiques des certaines tribus. Un siècle après ces observations, cette dimension thérapeutique des danses reste toujours d’actualité. Les méthodes d’éducation somatique souhaitent mieux développer l’intelligence du corps\cite{jay2014pratiques, eddy2017mindful}. Pour notre étude, il est important de souligner que ce qui nous intéresse est la façon dont ces méthodes ont pu accompagner les danseurs et praticiens en danse, dans leur l’intention de renouveler les formes d’expression de cet art. Ainsi l’histoire de la danse moderne et son renouvellement de formes à partir du début du 20e siècle, commence avec l'américaine Loïe Fuller et sa \textit{Danse Serpentine}, faite de spirales et de volutes de voiles. Égérie de l'avant-garde artistique de la Belle Epoque, elle libère le corps et met en place les bases de l’abstraction en danse. Complémentaire à son approche est la démarche mise en place par François Delsarte (1811-1871) professeur de chant qui développe entre 1840 et 1870 une théorie de l’expression fondée sur des correspondances entre geste et émotion. Par le biais du dramaturge américain Steele Mackaye, inscrit à ses cours à Paris, les danseurs des Etats Unis vont prendre connaissance du système mis en place par Delsarte, donnant place à un mouvement appelé \textit{delsartisme} d'après le nom de son inventeur. Plus tard l'influence de Delsartre va marquer tout une génération de danseurs modernes en Amérique, tels Ruth Saint Denis (1879-1968) et Ted Shawn (1891-1972). Quelques années après Fuller, c’est le tour de l’allemande Mary Wigmann de promouvoir la danse libre et de présenter sa \textit{Danse de la Sorcière} ou \textit{Hexentanz} en 1914. Selon Hubert Godard, il y avait dans sa démarche deux concepts-clé: \begin{quote} ``une travaillant l’imaginaire, l’autre le contraignant par une idéologie (le nazi), infléchissant l’organisation tonico-gravitaire qui anticipe et accompagne tout geste, toute attitude corporelle.” \end{quote} Cette façon d'envisager le mouvement, pratiquée entre autres par Isadora Duncan (1877-1927), influença par la suite de nombreux chorégraphes et marqua les débuts de la danse moderne. Le solo de Wigman rompt avec la tradition classique par des gestes brusques, une posture au sol et des bras tendus. Sur un accompagnement de percussions, son apparence convoque une expression sensorielle autour de l'intimité et de la connexion à soi. A la même époque a Paris, l‘Ukrainien Vaslav Nijinski va plus loin dans le rapport a la sensorialité en simulant une masturbation lors de sa performance de \textit{L'après-midi d’un faune}. Quelque décennies plus tard en suivant les mêmes principes, Martha Graham développe une pédagogie basée sur l'opposition entre contraction et libération des cycles de respiration. Considérée comme fondatrice de la danse contemporaine, son travail a inspiré la danse du XXéme siècle. Contemporains avec elle, Merce Cunningham et John Cage ont développé un concept expérimental pour séparer la musique et la danse au sein d'une même performance. Ainsi les mouvements des danseurs ne sont plus liés aux rythmes, à l'humeur et à la structure de la musique. Chaque forme d'art existe de façon autonome dans un espace et un temps partagés. Dans une autre partie du monde, cette fois le Japon, Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ōno (1906-2010) développent la danse de butō, nourris par l'expressionnisme allemand et le surréalisme français. Née dans les années 1960, cette danse marque à son tour une rupture avec les arts vivants traditionnels du nô et du kabuki, en s’inspirant de bouddhisme et de croyances shintô. Les remous socio-politiques qui secouèrent le Japon à cette époque, notamment les événements tragiques d'Hiroshima et de Nagasaki de 1945, donnent forme à cette expression sensorielle basée sur l’introspection de ses protagonistes. Une autre figure incontournable dans l'historie de la danse est Pina Bausch (1940-2009) danseuse et chorégraphe allemande. Fondatrice de la compagnie \textit{Tanztheater Wuppertal}, elle rompt définitivement avec les formes de danse conventionnelles, en introduisant le concept de danse-théâtre ou Tanztheater sur la scène allemande et internationale. Au début, des spectacles tel \textit{Le Sacre du printemps} (1975) ont suscité de nombreuses critiques, avant de devenir une référence dans l'histoire de la danse postmoderne. Sur un sol recouvert de terre, danseurs et danseuses s’opposent, en se livrant à une lutte sauvage et poétique couverts de boue et de la sueur. Cette lutte marque le sacrifice de l’élue, comme dans le rituel païen du chef-d’œuvre de Stravinsky. En allant jusqu'à l'épuisement, la danse se libère ainsi de son rapport à la représentation en développant de nouvelles normes esthétiques. Presque à la même époque, Carolyn Carlson, née le 7 mars 1943 à Oakland en Californie, danse pieds nus à l'Opéra Garnier à Paris et ouvre un laboratoire de recherche sur le mouvement en invitant des danseurs amateurs à rejoindre sa recherche. Tandis qu’Anne Teresa De Keersmaeker crée \textit{Rosas danst Rosas} en 1983- pièce pour quatre danseuses et quatre mouvements, dont le titre donne le nom de sa compagnie artistique de danse. L’utilisation presque radicale de la musique de Steve Reich et Thierry De Mey, comme support premier de sa composition chorégraphique, ainsi que le recours aux motifs géométriques (cercles, courtes spirales, diagonales impeccables) comme base pour les mouvements, distinguent le travail de Keersmaeker des autres chorégraphes de sa génération. Le travail sur une chaise, la répétition et l'épuisement du corps sont les éléments clés de sa démarche. Sa technique de composition est inspirée par le \textit{phasing} en musique où des motifs se répètent avec un décalage. Quelques années plus tard, au contrepoids entre l'Amérique et l’Israël, Ohad Naharin renouvelle avec les traditions et les chants traditionnels juifs. Dans \textit{Echad Mi Yodea} (1990), des danseurs assis sur des chaises, en train de trembler de façon répétitive évoquent des moments de dévotion dans une synagogue. Des piles de vêtements jetés par terre peuvent renvoyer à des photographies de l'Holocauste. Des danseurs qui se déchaînent à travers la chorégraphie. Leur lutte pourrait être interprétée comme une résistance et un impasse suite à la construction d'Israël, mais aussi comme un dépassement de soi de l'artiste-créateur. Cette métaphore a aussi été reprise dans l'installation \textit{Personnes} (2010) de l'artiste français Christian Boltanski. Là des tonnes de vêtements étalés font office des pierres tombales, parmi lesquelles des visiteurs se promènent. Le début du 21ème siècle continue cette tradition de la danse libérée de ses formes, de croisement de disciplines et des pratiques que cela soit chant, art martiaux, arts plastiques ou nouvelles technologies. Des spectacles avec plusieurs danseurs sur le plateau, transgressent les limites de la physicalité, tout en rendant hommage à l’histoire de la danse et à ses traditions. Dans son chef d'œuvre \textit{In Spite of Wishing and Wanting} (1999), Wim Vandekeybus imagine une performance sur le désir primordial et la tension entre le familier et l'étrange. Sur scène que des hommes, dont le mouvement frôle la férocité, la sauvagerie et la naïveté. La peur et le désir de se transformer en quelque chose d’autre, représentent un thème central dans le travail de Vandekeybus. Des séquences de danse envoûtantes sur une bande son de David Byrne, donnent l’impression que les danseurs sont possédés par quelque chose ou par quelqu'un. \smallskip Un autre projet qui traite du rapport que nous avons à la composition de la danse et la façon de la représenter est \textit{Synchronous Objects for One Flat Thing} (2010). La collaboration entre William Forsythe et l'Ohio State University donne suite à un traitement des informations numériques, spatiales et temporelles à partir de vidéos de l'œuvre de danse \textit{One Flat Thing} de Forsythe où des performeurs dansent sur et avec des tables. Leurs mouvements se synchronisent selon une série d’indices internes. Une fois la danse enregistrée sous différentes perspectives, les données ont servi pour créer d'autres médias, événements et objets. Par exemple, un objet synchrone développé par Ola Ahlqvist dans le département de géographie de l'Université d'Ohio, montre la densité du mouvement des danseurs. Cella prend la forme d’un paysage topographique avec des montagnes colorées représentant les endroits ou chacun passait la plupart de son temps lors de la performance. Dans la même lignée, le spectacle \textit{The Great Tammer} (2017) du chorégraphe grec Dimitris Papaioannou traite du rapport que les danseurs ont au corps, en s’inspirant de la sculpture et la peinture classique. Son travail a une forte composante plastique et repose sur une dilatation du temps. L'expérience qu’il propose aux spectateurs est sensorielle- des corps qui se démembrent pour se reconstituer en nouvelles images sur le plateau. Ce questionnement du corps est partagé, mais traité dans une approche différente par la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues. Ses créations transgressent plusieurs formes dont celle du rituel performée. Ses spectacles \textit{Furia} (2018) et \textit{Encantado} (2022) mettent en scène des moments extatiques en danse et des corps démembrés. Similaire au travail de Vandekeybus, nous pouvons croire les danseurs possédés. Leur présence convoque de l'émotion brute et transmet au spectateur une envie de partager la danse qui s'opère devant ses yeux. Cette synthèse de la danse a traversé un siècle de changements et renouvellement de formes. A l’avènement des nouvelles technologies les directions sont encore incertaines. La danse avec des robots apporte un changement de paradigme quant à la place du danseur et nous allons comprendre dans les prochaines pages, comment sa créativité et sa sensibilité deviennent les incentives d'une nouvelle forme d'expressivité artistique. \subsection{Anna Halprin et son \textit{taking part process}} Je présente ensuite sur deux danseuses et chorégraphes qui ont opère dans le champ de la recherche des pratiques somatique. Leur travail est aujourd'hui vu comme expérimental, œuvrant à la lisière d'un laboratoire du corps et de sa pensée. Anna Halprin (1920- 2021) est une danseuse et chorégraphe américaine, pionnière de la \gls{danse postmoderne}. Dans sa pratique elle intègre des principes somatiques, en se focalisant sur des impulsions internes et un état de \gls{grounding} (encrage dans le sol, pour se connecter au moment présent). Pour expliquer ce dernier concept, souvent les chorégraphes font une analogie avec les plantes et leurs racines: une plante tire son énergie du sol, ses racines se développent au même moment que la fleur grandit. Halprin a toujours insisté sur la différence entre la danse thérapie et sa pratique définie comme une expérience artistique dont l'objectif est de réinventer des formes en dance\cite{halprin2015moving} Dans un de ses entretiens en 1996, elle évoque sa première professeure de danse et l'impacte que cela a eu sur sa carrière: \begin{quote} ``Margareth H'Doubler est mon vrai mentor et elle m'a fourni la meilleure éducation en danse que j'aurais pu avoir. Elle était biologiste de formation, ce qui lui a donné les bases nécessaires pour aborder la danse sous un angle différent de ce qui était enseigné par des chorégraphes. Elle m’a appris à considérer la danse d’un point de vue scientifique mais aussi philosophique et esthétique. Elle disait : «Enseignez les principes objectifs de la danse, cela permettra aux élèves de rendre subjective leur expérience.» Je peux dire qu'elle m'a fait un grand cadeau. Elle m'a appris à cultiver ma propre expression créative, plutôt que d'imiter le style de quelqu'un d'autre\footnote{en version originale: ``Margareth H'Doubler was my true mentor, and she provided the best dance education I possibly could have had. She was a biologist by training, which gave her the foundation to approach dance from a different perspective than what was being taught by others as dance. She taught me to view dance from a scientific as well as philosophical and aesthetic point of view. She used to say,\textit{Teach the objective principles of dance and this will enable your students to subjectify their experience}. What she gave me was a great gift. She taught me to cultivate my own creative expression rather than imitate someone else's style.”}.” \cite{serlin1996interview} \end{quote} Contemporaine avec Cunningham, Halprin partage avec celui-ci l’intérêt pour le renouvellement des formes dans la danse de leur époque. Contrairement à l’utilisation de le hasard comme catalyseur des mouvements, Halprin s'appuie sur l’improvisation pour interroger le sens du rituel et celui de la communauté\cite{halprin2015moving}. Un élément clé dans l'approche de la danse de Halprin est son usage particulier du rituel, défini comme une dance nourrie par des émotions individuelles. La chorégraphe cherche à provoquer dans ses danseurs un mouvement naturel, intrinsèque au vécu quotidien et à la manière de bouger de chaque corps. Ce type de mouvement est a son tour employé en lien avec le concept de \textit{Taking Part} ou le fait de participer activement à l’expérience de danse. Cela se produit en deux étapes: \begin{itemize} \item La première permet d'apprendre un langage commun à partir du corps, par l’usage des mouvements naturels. Pour Halprin, le corps humain a des multiples dimensions: énergétique, physique, émotionnelle, mentale et spirituelle. Les archétypes du corps reflètent et influencent les archétypes de la vie de chaque personne. \item La deuxième étape est un outil pour libérer la créativité collectivement; grâce à la méthode de Cycles RSVP, développée par son mari Lawrence Halprin dans les années 70, afin que chaque participant amène son vécu et histoire de vie dans le projet. Les Cycles RSVP se basent sur quatre principes: R parle de ressources (matériaux à disposition), S en anglais \textit{scores}représente les partitions comme celles de musique, V parle de la valeur des actions (plus spécifiquement l'appréciation, le feedback et la valeur qui accompagne le processus de création), alors que P vient du terme \textit{performance} ou implémentation des partitions. \end{itemize} En 1981 elle intègre les principes de cette pédagogie lors des ateliers de danse à grande échelle, avec beaucoup de participants intitulées \textit{Circle the Earth}. Son travail influencé par sa propre expérience de la maladie, l’a amenée à créer avec des victimes de préjugés raciales, des personnes atteintes de maladies incurables comme le Sida et le cancer. Les dernières années de sa vie, elle cultive un lien entre la danse et la spiritualité, ou le fait d'être incorporé- \textit{embodied}. Une des danses qu’elle avait mis en place c’est le \textit{Cycle de Danses Planétaires}, où plusieurs milliers de personnes dansent ensemble sur plusieurs continents. Ces danses sont accessibles de point de vue technique et encouragent les participants à devenir plus conscients, en suivant un cheminement individuel: \begin{quote} ``Cette façon de travailler est appelée de nos jours approche des arts expressifs, même si à l’époque elle ne s’appelait pas art expressif. J’ai pu imaginer une sorte de danse qui avait un but, un besoin de réparation, un besoin sociétal, un besoin environnemental. Je ne me suis jamais considéré comme un thérapeute, même si on pourrait me qualifier de thérapeute. Je me considère simplement comme une danseuse. J'ai commencé à considérer ces danses que je faisais comme des rituels. J'ai découvert que le mot rituel me permettait d'évoluer plus consciemment vers le domaine de la danse pour le peuple, de la danse pour le changement \footnote{``This way of working is now called the expressive arts approach, although it wasn’t called expressive art in those days. I was able to envision a kind of dance that had a purpose, a healing purpose, a societal purpose, an environmental purpose. I never considered myself a therapist, although I might be referred to as a therapist. I consider myself simply a dancer. I began to think of these dances I was making as rituals. I found that the word ritual enabled me to move more consciously into the realm of dancing for the people, dancing for change.”}.” \cite{halprin} \end{quote} Cette danse a été d’abord performé un dimanche de Pâques, en pleine nature, sur une montagne où elle avait déjà l’habitude de danser. Halprin relate comment avec son groupe de participants, ils sont descendus du sommet de la montagne, après avoir accueilli le lever du soleil. Ils ont ensuite formé un cercle en dansant juste en dessous du sommet, pour pouvoir regarder dans les quatre directions. Chaque direction avait sa propre symbolique: le Sud est l'endroit d'où vient la vie, le Nord est l'endroit d'où vient la mort, l'Ouest est l'endroit où va la lumière et l'Est est l'endroit d'où vient la lumière. Après la session les danseurs partagent leur expérience, par petits groupes. En remémorant une de ses expériences de \textit{Danse Planétaire}, Halprin évoque le souvenir d’un participant qu’elle connaissait, qui était en larmes, profondément ému par l'expérience. En écoutant son récit, elle a compris qu'il a eu une prise de conscience des aspects spirituels de sa vie. Souvent parmi les participants, la recherche de la spiritualité peut donner l’impression de quelque chose de spécial, d'inatteignable. Cependant la personne en cause a trouvé un moment d’illumination en lien avec son travail. Il a mieux compris la relation qu’il avait avec ses employés au restaurant, de la façon dont il traitait ses collègues, de la façon dont ils avaient l'habitude d’interagir et de coopérer. Pour lui, cette expérience d’appartenir à un groupe, relevait de la spiritualité. Anna Halprin a révolutionnée la danse, en la décloisonnant, en la rendant plus accessible. Les participants à ses stages ont appris à écouter leurs corps, ont forme une communauté temporaire, égaux dans leurs différences. Cette inclusion pourra être faite aux non-humains une fois que nous avons appris à danser avec nos individualités? \subsection{Deborah Hay is \textit{playing awake}} Deborah Hay (n. 1941) est danseuse, chorégraphe, écrivaine et enseignante. Son travail se concentre sur des projets de danse postmodernes impliquant des danseurs peu formés, sur un accompagnement musical fragmenté. Son style de danse est défini par des mouvements ordinaires, sous la forme des partitions. Hay est l'une des fondatrices du Judson Dance Theater- collectif de danseurs, compositeurs et artistes visuels qui se sont produits entre 1962 et 1964, à la Judson Memorial Church à Greenwich Village en Manhattan. Les artistes impliqués dans ce collectif sont reconnus pour avoir déconstruit la pratique et la théorie de la danse moderne. Sur son site, Hay mentionne également l’influence de ses débuts dans la compagnie de Merce Cunningham. Lors d’une tournée au Japon en 1964, elle rencontre le théâtre Noh et incorpore dans sa pratique l'extrême lenteur, le minimalisme et la suspension des mouvements dans sa chorégraphie post-Cunningham. En 1966, Hay et d'autres artistes travaillent avec les experts en informatique des Bell Labs, dans des performances collaboratives intitulées \textit{9 Evenings: Theatre and Engineering}. Lors de cette collaboration, elle participe à la performance : \textit{Studies in Perception 1} de Ken Knowlton et Leon Harmon. Une photo de Hay, nue allongée avec l’un de premiers ordinateurs de Bell, est alors imprimée dans le New York Times puis exposée lors de l'une des premières expositions d'art informatique - ``The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age” au Museum of Modern Art de New York à la fin de l’année 1968. Son propre projet chorégraphique pour E.A.T. est la performance \textit{Solo} présentée du 13 au 23 octobre 1966 à au 69th Regiment Armory. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/hay_solo_eat} \caption{Deborah Hay, \textit{Solo}. Source: archives vidéo de la Fondation Daniel Langlois pour l'art, la science et la technologie.} \label{fig:haysoloeat} \end{figure} Dans \textit{Solo}, la chorégraphe américaine considère une distribution égale en temps et visibilité pour chaque élément de la performance. Les danseurs, les dispositifs technologiques, l'éclairage et la trame sonore ont le même rôle. Hay choisit le corps en marche comme motif de base, à partir duquel elle organise des séquences chorégraphiques simples appelés \textit{moments}. Sur le plateau des danseurs et des plateformes mobiles, téléguidées par des interprètes assis à vue (sur le coté gauche du plateau). Chaque élément peut prendre une place passive ou active à l'intérieur de la performance. Ainsi les 16 danseurs déambulent à pied ou sont transportés sur les 8 plateformes téléguidées, qui à leur tour représentent des objets indépendants en mouvement ou des machines qui facilitent le déplacement des humains. Une série de consignes données aux interprètes (qu'il s'agit des danseurs ou des pilotes des plateformes) structurent la durée et la nature d'un moment dans la séquence chorégraphique globale. Après ces projets collectives et son expérience avec les dispositifs technologiques, elle quitte New York pour s’installer dans une commune de Vermont, en 1970. Éloignée du monde de l'avant-garde artistique new-yorkaise, elle crée\textit{Ten Circle Dances} (1971)- une pièce jouée dix soirs consécutifs sans public. Ses observations lors de cette période d'introspection l'aménagent à produire beaucoup de solos qui deviennent avec le temps, son mode de création privilégiée. Cette écriture prend une place fondamentale à l'intérieur de son processus de création et donne suite à des réflexions écrites sur la danse: \begin{quote} ``Ce que mon corps peut faire est limité. Ce n’est pas une mauvaise chose car la manière dont je chorégraphie me libère de ces contraintes. L’écriture est alors ma façon de recadrer et de comprendre le corps à travers ma chorégraphie\footnote{en version originale: ``What my body can do is limited. This is not a bad thing because how I choreograph frees me from those limitations. Writing is then how I reframe and understand the body through my choreography.”}.” \cite{hay2000my} \end{quote} Son premier livre, \textit{Moving Through the Universe in Bare Feet}(1975), contient ses observations tirées de cette expérience. Puis en 1976, Hay déménage du Vermont à Austin, au Texas, où elle commence à développer un ensemble de pratiques chorégraphiques intitulées \textit{playing awake} ou \textit{jeu éveillé} qui engageaient l'interprète à plusieurs niveaux de perception à la fois. Cette méthode chorégraphique a été d’abord enseignée lors des ateliers d'interprètes et danseurs non formés et amateurs, donnant suite à des performances publiques ultérieurement. Son deuxième livre, \textit{Lamb at the Altar: The Story of a Dance}(1994), documente le processus créatif utilisé lors de cette période. Dans les années 1990, Hay se concentre presque exclusivement sur des danses solo, développées avec des principes de \textit{playing awake}- sa méthode chorégraphique expérimentale. Ces œuvres comprennent \textit{The Man Who Grew Common in Wisdom} (1989), \textit{Voilà} (1995), \textit{The Other Side of O}(1998), transmises ensuite à des interprètes renommés aux États-Unis, en Europe et en Australie. Son troisième livre \textit{My Body, The Buddhist}, est publié par la suite à Wesleyan University Press en 2000. Ce livre contient ses réflexions sur le bouddhisme et les leçons qu'elle a apprises en portant une attention particulière à son corps pendant qu'elle dansait. Le concept de \gls{mémoire cellulaire} est également décrit dans cette livre. Bien que difficile de définir, ce concept élargit l’expérience de la perception au niveau cellulaire. Ainsi pour Hay, l’expérience de chaque cellule peut être ressentie individuellement. Dans sa thèse \textit{Dance in the light of neuroscience : sharing the experience of Deborah Hay's performance : her work and reflections}, la chercheuse Gabriela Karolczak part du postulat que la danse est une expérience partagée entre un danseur et un spectateur, enracinée dans le mécanisme neurologique des \gls{neurones miroirs}\cite{karolczak2011dance}. Pour elle, les point d'interrogation en danse, dont les neurosciences peuvent apporter des éléments de réponse, visent la validité écologique des expériences vécues. Le travail de Hay et la façon dont elle témoigne de ses observations empiriques à travers des décennies de pratique, transforment ses spectateurs en participants actifs à ses questionnements. D’ailleurs le credo artistique de Hay est défini de façon suivante: \begin{quote} ``Sans que ce soit mon intention, la danse est devenue un moyen d’étude et d’application du détachement. En fait, je préfère le terme de détachement car il implique un rôle plus actif dans le lâcher prise. L’équilibre entre la fidélité et le désattachement de cette fidélité, d'une façon sensulle et chorégraphique, est la manière dont la pratique de la danse reste vivante pour moi \footnote{``Without it being my intention, dance has become a medium for the study and application of detachment. Actually, I prefer the term dis-attachment because it implies a more active role in letting go. The balance between loyalty and dis-attachment to that loyalty, sensually and choreographically, is how the practice of dance remains alive for me.”- December 2010}.” \end{quote} Plus que des repères, ces œuvres et chorégraphes que j'ai mentionné ont apporté leur contribution à l'histoire de la danse tout au long du XXéme siècle. Par leur existence, elles ont ouvert le chemin de l’expérimentation en transformant la danse en moyen d’écriture corporelle. Reste à voir comment l'usage des nouvelles technologies va influencer les formes d'expression de cet art. À travers une approche sensorielle du mouvement et de la performance, la chorégraphe Deborah Hay partage les ressorts intimes de sa création artistique avec les danseurs avec lesquelles elle travaille. Son livre \textit{My body, the Buddhist} constitue un journal intime de ses expérimentations et hésitations concernant cette voie du corps et son vécu. \section{Notations de danse} Outre les pratiques somatiques et l'improvisation dansée, un troisième champ de ressources pour mieux redéfinir et comprendre la danse, est celui de l'analyse du geste. Dans sa thèse, Salvatierra explique les liens entre les pratiques d'analyse du geste et les notations en danse: \begin{quote} ``Elle (ndlr. l'analyse du geste) regroupe également des savoirs en biomécanique et en anatomie du mouvement humain, en relation avec des savoirs pédagogiques. Elle est historiquement reliée à la constitution de la discipline de l’analyse fonctionnelle du mouvement du corps dansé (dérivée de celle antérieurement connue sous l’appellation de``kinésiologie de la danse”), et travaille, comme les méthodes somatiques, avec lesquelles elle partage de nombreux enjeux, sur la plasticité sensorimotrice et sur la capacité de moduler les différents paramètres qui colorent la qualité expressive du geste.” \end{quote} Une raison pratique pour la quelle cette pratique s'est développée, est le fait de garder une trace des chorégraphies. Avant l’apparition du numérique, archiver la danse par écrit a été une manière de garder intacte le patrimoine culturel de chaque époque. Si le mouvement humain partage avec la musique les caractéristiques propres à cette dernière - hauteur, force, durée, rythme- l’expression corporelle comporte en plus un aspect tridimensionnel particulièrement difficile à rendre en deux dimensions. Bien que la danse s’écrit et se lit sur des partitions depuis le Moyen Age, le XXe siècle a apporté de l’innovation dans ce domaine. Pour décrire la fluidité du mouvement, déterminer sa durée et sa dynamique dans l'espace, ainsi que les singularités de l'interprète, les chorégraphes et chercheurs ont recours à des systèmes de notation plus complexes. Ainsi les plus connus outils d'analyse et de transcription de la danse traduisent les mouvements de manière spécifique en utilisant des notations musicales et des silhouettes, des symboles abstraits, des lettres ou des abréviations. Leur objectif est d’améliorer et répertorier les performances dansées dans la culture occidentale, mais aussi d'avoir une vision d'ensemble de ses caractéristiques. \subsection{La notation Laban} Le système de notation Laban, appelé aussi la cinétographie Laban, est un système d’écriture et d’analyse du mouvement du corps humain publié en 1928 par le chorégraphe et pédagogue hongrois Rudolf Laban. Selon Goddard, ``l’impuissance à saisir par notre organisation linguistique le sens profond du mouvement” a amenée Laban vers la mise au point de son système de notation. Sous le nom de Laban Movement Analysis, il développera ultérieurement \textit{la choreutique} ou harmonie du corps dans l'espace et \textit{l'eukinétique} ou étude de la dynamique du mouvement. Ces principes opposent pour Goddard ``pensée motrice et pensée en mots”. Les principaux symboles de ce système sont les signes de direction avec leur durée et orientation, classifiés en formes et motifs pour déterminer la partie du corps concernée par le mouvement. Le placement des signes sur la portée donne une simultanéité des mouvements (lecture horizontale) et une succession (lecture verticale). Les distances, les relations avec des partenaires ou avec des objets, les micro-mouvements ou encore le dessin des déplacements au sol sont indiqués par des signes spécifiques. Laban définit également \textit{la kinésphère} comme un espace imaginaire personnel placé autour d'une personne et accessible directement via ses membres tendus dans toutes les directions, jusqu'au bout des doigts et des pieds. Dans une kinésphère, les changements de forme peuvent être statiques- comme les changements de posture ou dynamiques- comme la manière dont le corps évolue activement d'un point à un autre dans l'espace. Ce concept clé dans l'analyse du mouvement est étroitement lié à la qualité du mouvement, définie en lien avec la notion de qualité de la forme dans une chorégraphie. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/laban} \caption{Exemple de notation Laban. Source: https://www.britannica.com/art/labanotation} \label{fig:laban} \end{figure} \subsection{La notation Benesh} Apparu à Londres en 1955 sous le nom de Notation de Mouvement Benesh, ce système de notation a été créé par Rudolf Benesh, musicien et mathématicien. L’objectif de la notation Benesh est de codifier de façon concise par l'écriture, tous les mouvements possibles du corps humain - à la manière d'une partition de musique. Autre que l’analyse de mouvement chorégraphique, cette notation sera utilisée conjointement dans le domaine de l’ergonomie, de la médecine et de l’anthropologie de la danse. Entre autres, la notation Banesh fait partie d'un projet pilote réalisé avec le Centro di Educazione Motoria de Florence en 1967. Cela permet d’analyser les déficiences musculaires et contribue au traitement des enfants souffrant de paralysie cérébrale. Des physiothérapeutes basés en Suède et au Japon étudieront également le potentiel de la notation comme outil d’observation clinique et d’analyse pourent des créations chorégraphiques. La maîtrise de la grammaire pour l’an le suivi des patients. Cependant la notation Benesh est principalement utilisée aujourd'hui comme outil d'enregistrement et d'analyse du mouvement est claire et simple: lu de haut en bas, les cinq lignes du cadre de notation coïncident avec les positions de la tête, des épaules, de la taille, des genoux et des pieds. Des points ou des lignes délimitent la position et le mouvement de chaque articulation. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/benesh} \caption{Exemple d'une notation Benesh.Source: https://larevue.conservatoiredeparis.fr/index.php?id=298} \label{fig:benesh} \end{figure} \subsection{La notation Eshkol-Wachman} La notation de mouvement Eshkol-Wachman est un système d'enregistrement de mouvement développé en Israël par la chorégraphe Noa Eshkol et l'architecte Abraham Wachman. Moshe Feldenkrais pratiquait ce type de notation, comme expliqué dans sa collection d'exercices\cite{feldenkrais1987lessons}. Apparu en 1958, ce système a été créé pour la danse, afin de permettre aux chorégraphes et aux danseurs de reconstituer tout type de mouvement de danse contemporaine dans son intégralité. En comparaison avec la plupart des systèmes de notation et analyse de mouvement, Eshkol-Wachman est destinée à noter n'importe quel type de mouvement au travers des chiffres. Cela peut se reproduire facilement sur l'ordinateur, comme dans l'exemple de la librairie software \textit{MOVement-oriented animation Engine} (MovEngine) développée à Salzburg University entre 2008 et 2013. \cite{drewes2016movengine} montre comment la notation Laban et la notation Eshkol-Wachman ont inspiré la conception de cette librairie. Ainsi, dans la notation Eshkol-Wachman le corps est divisé en articulations où chaque paire d'articulations définit un segment de ligne. Chaque système articulé des axes tient compte des relations spatiales et des changements des relations entre différentes parties du corps. Le résultat est un processus analytique, entre le corps, l’espace et le temps dans un référentiel sphérique où les directions et les trajectoires de chaque partie du corps sont répertoriées. Quand une extrémité d'un segment de ligne est maintenue dans une position fixe, ce point est le centre de la sphère dont le rayon est la longueur du segment de ligne. Les positions de l'extrémité libre sont définies comme deux valeurs de coordonnées sur la surface de cette sphère, analogues à la latitude et à la longitude d’un globe mais écrites sous la forme des fractions avec le nombre vertical écrit au-dessus du nombre horizontal. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/eshkol} \caption{Exemple de notation Eshkol-Wachman immplementé dans une interface numérique. Source: photo du livre Dance Notations and Robot Motions de J.P. Laumond (2016)} \label{fig:eshkol} \end{figure} Ces systèmes de notation ont permis la transmission de la danse dans des domaines scientifiques, comme la robotique. Jean-Pierre Laumond parle de cette association entre notation en danse et robotique, afin de mieux comprendre les fondements informatiques d'une action anthropomorphique\cite{laumond2016dance}: \begin{itemize} \item ``Comment une action anthropomorphique se décompose en une séquence de mouvements ? \item Comment un état émotionnel se reflète dans un mouvement ? \item Comment décrire une danse en termes d'une séquence de mouvements élémentaires ?” \end{itemize} Les descriptions de mouvement sont libérés de l’analyse sémiotique des gestes, des qualificatifs et jugements qui donnent une valeur subjective à l'acte artistique. Elles retranscrivent les déplacements et les mouvements corporels dans l'espace et le temps avec la précision d'une partition musicale. C'est pour cela qu'il me semble important de les mentionner ici, comme préambule pour les retranscriptions de mes propres mouvements que je vais présenter au dernier chapitre de cette thèse. Ces retranscriptions font partie de mon cahier de bords dans une forme hybride mélangeant à la fois des notions de Benesh, avec des dessins et des gribouillages. \section*{Conclusion} Ce premier chapitre explique les concepts en lien avec la danse et l'approche que j'utilise, notamment l'intelligence sensorielle et . Il commence par une contextualisation des pratiques somatiques et outils de travail sur le plateau, que j'ai pu expérimenter depuis 2013: BMC, Feldenkrais,Viewpoints, Jien Butō et Gaga parmi autres. Un sous-chapitre dédié au Shaking, avec une exemple d'exploration sensorielle en pratique d’échauffement corporel synthétise mes observations et applications empruntés à ce différents techniques. Il se continue avec une présentation des chorégraphes qui ont œuvré pour un renouvellement des formes dont je mentionne ceux dont le travail m'a le plus marqué et dont je me sens inspirée comme Anne Teresa de Keersmaeker, Dimitri Papaioannu, Wim Vandekeybus ou Lia Rodriguez. Vient ensuite une section dédiée à Anna Halprin et Deborah Hay comme chorégraphes et chercheuse qui ont pensé différemment le corps, en ouvrant la voie vers la danse postmoderne. En fin de chapitre, la partie dédiée aux systèmes de notation en danse Laban, Eshkol-Wachman et la notation Benesh que j'ai pu expérimenter lors d'un atelier d'initiation donné par Logan Sandrige en 2022, anticipe une manière plus concrète d'apercevoir le mouvement. \clearpage % \acrshort{ca} \chapter{\textit{Conscience} du corps dans la robotique} \textit{Affective schemas remain unconscious when not matched with accommodation.} J. Piaget Notre recherche-création est pensée comme un exercice d'imagination et de spéculation. L’interprétation que je donne au concept de \gls{conscience artificielle} (CA) est pensée en lien avec des réflexions éthiques sur l'avènement de la technologie et son impact sur notre société. Puisque des disciplines tels la psychologie, la neurologie et les neurosciences ou la philosophie, n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce que le terme \gls{conscience} humaine désigne, d'imaginer son équivalent artificiel reste ici une simple projection artistique. Cependant des artefacts comme les robots (dont elle pourrait un jour être issue), leur spécificité et capacités sont des paramètres que j'ai pu étudier de prêt, en observant leur rapport à l'\gls{intelligence} et l’\gls{adaptation}. Je suis consciente que des termes tels la conscience, l'intelligence ou l'adaptation ont des significations spécifiques, selon le domaine où elles opèrent. Une grande partie de ces mots-clé et leurs notions connexes, sont définis dans le glossaire en fin de manuscrit. Des autres comme les pratiques somatiques par exemple, émergent en lien avec une discipline (la danse) et je cherche leur équivalent dans d'autres domaines. Pour parler pratiques somatiques dans la robotique, je tente d'abord revendiquer des sous-domaines dans la robotique qui pourraient être intéressés par cela. Bien qu'ils sont au cœur des investissements économiques actuelles, les robots ne sont pas encore accessibles à grande échelle. Pour ouvrir le débat, prenons le cas de l’ordinateur comme exemple d'artefact électrique auquel nous interagissons le plus. Il a été construit grâce à des modélisation mathématiques d'opérations logiques de calcul. Comme bien l'explique l'artiste et chercheur Simon Penny la puissance de calcul d'un ordinateur est impressionnante, mais il n'est pas doté d'une intelligence propre: \begin{quote} ``L'ordinateur est une machine à manipuler des symboles. Le monde n’est pas constitué de symboles ; nous transformons le monde en symboles pour l'ordinateur. Les humains deviennent une interface analogique-numérique entre le monde et Internet. Le monde reste en dehors de l’ordinateur et du symbolique, mais bizarrement, l’amalgame des produits informatiques avec le monde, passe inaperçu sous l’hégémonie du numérique \footnote{en version originale: ``The computer is a machine for manipulating symbols. The world is not symbols; we turn the world into symbols for the computer. Humans are the analog to digital interface between the world and the internet. The world remains outside the computer and outside the symbolic, but under the hegemony of the digital, the conflation of the products of computing with the world, bizarrely, goes unremarked.”}.” \cite{penny2019mit} \end{quote} Néanmoins, sa grande capacité d’analyse de données et son potentiel d'interconnexion le rendent indispensable. En contrepoids, l’accumulation continuelle des données, identifiée sous le nom de \gls{big data}, pose de plus en plus des problèmes d’analyse. Rajouter à cela le fait qu'aucune machine n’est capable d’interpréter des données sans l’aide d'un humain qui configure en amont les critères de l’analyse. Même pour un informaticien spécialiste en \gls{deep learning}, la phase où l’algorithme apprend puis s’entraîne pour s’améliorer, reste opaque. Nous assistons à des comportements et phénomènes cryptiques de la machine et leur effet sur la compréhension de l’humain. Nous composons avec cette réalité partielle. Selon le degré de maîtrise ou les compétences, nous sommes capables d'expliquer plus ou moins un effet ou un comportement en lien avec ces dispositifs technologiques. Par cette thèse, mon but est d'interroger la façon dont les robots influencent des nouvelles formes d’expressivité corporelle dans une performance de danse. J'accorde une grande importance aux accidents qui surgissent dans ce type d’interaction, en les utilisant comme catalyseurs pour mon inspiration artistique. Pour mieux comprendre les processus cognitives qui ont lieu lors des interactions artistiques avec les robots, une mise à point concernant les recherches en sciences cognitives m'a été nécessaire. Ce domaine, né dans les années 1950 aux États-Unis, regroupe plusieurs disciplines scientifiques (parmi lesquelles les neurosciences et l'intelligence artificielle) qui cherchent à expliquer la cognition artificielle et la cognition naturelle. \section{L'approche cognitiviste} Dans les années 1990, Varela, Thompson et Rosch écrivent \textit{The Embodied Mind- Cognitive Science and Human Experience}\cite{varela2017mit} afin de faire un état de lieu des sciences cognitives. Plus précisément, ils analysent la façon dont le cerveau, le corps et l’environnement sont intégrés dans la cognition. Ils lient l’avènement des sciences cognitives à la cybernétique. Parmi les principes qui ont le plus impacté l'évolution des sciences cognitives, ils listent: \begin{itemize} \item l’utilisation de la logique mathématique pour modéliser le système nerveux en neurosciences \item l’utilisation des algorithmes de calcul et statistique pour définir une IA en informatique \end{itemize} Plus tard, cela a également contribué à la mise en pratique de la théorie des systèmes en ingénierie, tout comme à la théorie du contrôle en robotique et aux premiers exemples de systèmes artificielles auto-organisés. Lors des dernières décennies, les sciences cognitives ont suscité beaucoup de débats entre les prises de position fonctionnelles des neurobiologistes qui ignorent le rôle de l’expérience subjective et les phénoménologues qui analysent le vécu expérientiel, sans s’intéresser aux processus physiologiques du corps. Les applications en lien avec la cognition vont révolutionner plusieurs domaines d'activité dont la robotique, une fois ces deux perspectives complémentaires sont acceptés par les différentes communautés scientifiques. Selon l'école qui la revendique, la cognition et ses propriétés sont sujet à des multiples points de vue et d'oppositions. Pour témoigner de la difficulté d'employer les termes qui concernent ce chapitre, et les appartenances que chaque champ revendique, nous nous appuyons sur les observations de l’artiste Simon Penny. Dans son anthologie \textit{Making sense: cognition, computing, art and embodiment}, Penny énumère les quelques termes que j'emploie lors de cet état d'art, avec la polémique qui les entoure: \begin{quote} ``la perspective autopoïétique de la cognition est incompatible avec la perspective cognitiviste (qui dérive de la philosophie analytique anglo-américaine, même si les philosophes analytiques ont accusé les cognitivistes d'être un peu négligents). Les philosophes continentaux (phénoménologues) établissent des distinctions différemment. Lorsque Lakoff et Johnson parlent de l’inconscient cognitif, leurs conceptions du conscient et de l’inconscient s’écartent des idées freudiennes. L’une des raisons de cette confusion terminologique résident dans le changement de paradigme lui-même. Néologismes (certains d'entre eux maladroits) et des emprunts à d'autres langues abondent parce que le langage existant est construit autour de concepts dualistes. Un nouveau langage est nécessaire. Maturana et Varela inventent l' \gls{autopoiesis}. Gibson propose l' \gls{affordance}. De même, \gls{umwelt} et \gls{enactivism} et d'autres termes font désormais partie d'un nouveau vocabulaire \footnote{en version originale: ``the autopoietic conception of cognition is incompatible with the cognitivist conception (which is derived from Anglo-American analytic philosophy, though ana­lytic philosophers have accused cognitivists of being a bit sloppy). Continen­tal philosophers (phenomenologists) draw distinctions differently. When Lakoff and Johnson talk about the cognitive unconscious, their conceptions of the conscious and unconscious diverge from Freudian ideas. One reason for this confusion of terminology is precisely the condition of the paradigm shift itself. Neologisms (some of them clunky) and borrowings from other languages abound because existing language is built around dualist concepts. New language is needed. Maturana and Varela coine \gls{autopoiesis}. Gibson invented \gls{affordance}. Likewise \gls{umwelt} and \gls{enactivism} and other terms are now part of a new vocabulary.”.”} \cite{penny2019mit} \end{quote} \subsection{Le cognitivisme} Les préoccupations actuelles de scientifiques s'orientent vers un renouvellement de la vision traditionnelle du cognitivisme. Ce courant a été fondé dans les années 1950, autour de représentations et de calculs mentaux. Ses principes ont été promus entre outre par les recherches de l'épistémologiste suisse Jean Piaget (1896-1980) sur la biologie du développement des enfants. Les découvertes de Piaget ont ensuite influencée le \gls{constructivisme} qui place l'expérience au cœur de l'acquisition des savoirs. Des modèles théoriques inspirés par le cognitivisme, emploient les mécanismes de construction active des savoirs au centre des expérimentations pratiques. Un des objectifs du cognitivisme est de démontrer comment les états intentionnels définis par des propriétés causales (ie. désirs, intentions), sont physiquement possibles et capables d'induire un comportement. Pour illustrer cela, Valera utilise la notion de \textit{calcul symbolique} où les calculs sont définis comme opérations sur des symboles qui respectent ou sont contraints par des valeurs sémantiques. Cependant il souligne combien c'est important de se rappeler qu’un ordinateur fonctionne seulement sur la forme physique des symboles qu’il calcule, puisqu’il n’a pas accès à leur valeur sémantique. Avec le temps, l’idée que la logique ne suffit pas pour simuler et comprendre le fonctionnement du cerveau a fait émerger de points de vue contradictoires parmi les chercheurs. Pour Varela l'intelligence réside dans la capacité de calcul des symboles: \begin{quote} ``L’intuition centrale derrière le cognitivisme est que l’intelligence – y compris l’intelligence humaine – ressemble tellement au calcul dans ses caractéristiques essentielles, que la cognition peut en réalité être définie comme le calcul de représentations symboliques. Il est clair que cette observation n’aurait pas pu exister, sans les résultats obtenus au cours de la décennie précédente. La principale différence est qu'aujourd'hui l’une des nombreuses idées originales et provisoires, est désormais promue au rang d’hypothèse à part entière. Cela avec un fort désir de démarquer ses limites de ses racines exploratoires et interdisciplinaires, où les sciences sociales et biologiques occupent une place consacrée dans leur multiple complexité \footnote{en version originale: ``The central intuition behind cognitivism is that intelligence—human intelligence included—so resembles computation in its essential characteristics that cognition can actually be defined as computations of symbolic representations. Clearly this orientation could not have emerged without the basis laid during the previous decade. The main difference was that one of the many original, tentative ideas was now promoted to a full-blown hypothesis, with a strong desire to set its boundaries apart from its broader, exploratory, and interdisciplinary roots, where the social and biological sciences figured preeminently with all their multifarious complexity.”}.” \cite{varela2017mit} \end{quote} Lorsqu’un système non-vivant est capable des calculs performants, il devient intelligent. Cependant les sciences sociales apportent des nouvelles variables difficilement modélisables dans cette équation. Pas loin du début du XXe siècle, entre un vision matérialiste du monde et son contrepoids marqué par le dualisme corps-esprit, des philosophes tels Raymond Ruyer\cite{van1940raymond} ou Henri Bergson\cite{bergson1896matiere} traitent aussi de ces questions. Les deux expliquent l’activité cognitive par la réalité physiologique du cerveau et son lien avec le corps. Si Ruyer affirme que ``c’est du cerveau réel, de sa subjectivité, que naissent les sensations”, pour Bergson le cerveau est un instrument en relation avec le corps\cite{Andrieu} dont le mouvement est compris grâce à sa mécanique. En contrepoids, Ruyer souligne le fait que le cerveau, comme siège de la conscience, a d'abord un fonctionnement sensoriel: \begin{quote} ``le cerveau est le lieu de l’organisme par où passent les circuits externes, la fabrication des outils et des machines, la création des œuvres d’art, des institutions sociales, l’organisation et l’entretien de tous les produits de la culture. Le cerveau est en nous comme une partie embryonnaire conservée. (...) Le \textit{je} psychologique et cortical est le résultat d’un devenir mais second car il côtoie l’organique de sa mémoire corporelle. Cette coexistence est une intégration plutôt qu’un emboîtement, car l’activité de la conscience ne peut être séparée de son tissu vivant, se définissant ainsi comme une conscience sensorielle.” \cite{Andrieu} \end{quote} Ces observations théoriques vont être confirmées par des chercheurs en neuroscience quelques décennies plus tard, puisque cette \textit{intégration} de Ruyer s’approche comme définition de l'\gls{enactivism} chez Varela et les autres. Dans le contexte spécifique de cette thèse pluridisciplinaire, les deux termes renvoient à l’intelligence du corps définie dans le chapitre précédent, notamment en lien avec le travail de Halprin sur le \gls{grounding}. Quant a une possible \textit{conscience du corps} et son vécu immanent, elles contiennent un savoir non-réfléchi et involontaire relevée par des pratiques somatiques et d’éveil corporel. En attribuant au mouvement une place primordiale dans la constitution de la sensibilité corporelle, nous souhaitons étudier son potentiel artistique. \subsection{La théorie 4E de la cognition} %https://www.researchgate.net/publication/280447321_Introduction_to_the_Special_Issue_on_4E_Cognition J'ai choisi de présenter le concept de cognition sous l’angle de la Théorie 4E de la Cognition ou \gls{The 4E Cognition Theory}, dont les recherches se concentrent sur le lien entre la cognition, la perception et l’action. Cette théorie défend l’hypothèse que la cognition est plus qu’un modèle cartésien d’opération dans le cerveau. L’idée que le cerveau est similaire à un ordinateur, met en avant des phénomènes cognitifs entièrement déterminés par leur rôle fonctionnel. Cependant ici les phénomènes cognitifs sont étudiés en lien avec leur environnement. Des processus comme les détails biologiques et physiologiques du corps d’un agent, définies comme des processus extra-crâniens, sont analysés en lien avec son environnement naturel actif. Les caractéristiques principales de cette théorie se déclinent en quatre types de cognition: \begin{itemize} \item la cognition incarnée ou incorporée (ie. \gls{embodied cognition}) \item la cognition ancrée (ie. \gls{embedded cognition}) \item la cognition énactée (ie. \gls{enacted cognition}) \item et la cognition étendue (ie. \gls{extended cognition}) \end{itemize} Une des prémisses qui nous intéressent désigne l’activité perceptive-motrice comme constitutive pour la cognition\cite{motion_and_cognition}. Cela ramène dans la discussion le rôle des sens sur la coordination motrice et donne suite à deux hypothèses d’analyse: \begin{itemize} \item l'hypothèse forte, selon laquelle les processus cognitifs sont essentiellement produites lors des processus extra-crâniens, ou à l’extérieur de la boite crânienne; \item l’hypothèse faible, pour laquelle ces processus sont seulement à moitié résultats de l'activité extra-crânienne. \end{itemize} Dans le contexte de cette thèse, ces processus extra-crâniens correspondent à ce que nous avons défini dans le précédent chapitre comme \gls{intelligence du corps}. Puisque nous avons vu que la perception résulte de l'interaction entre le corps et environnement, une autre classification fait la différence entre les deux de la manière suivante: \begin{itemize} \item processus corporels (résultat de la dichotomie cerveau-corps) \item processus extracorporels (impliquant un couplage cerveau-corps-environnement). \end{itemize} Si l’approche traditionnelle de la cognition se concentre sur la compréhension des processus neuronaux, la théorie de la cognition 4E vise l'observation puis la compréhension instinctive d'une action incarnée dans le corps. Cela implique une nouvelle démarche où les phénomènes cognitifs sont étudiés sous un angle physiologique, suivant les observations empiriques de plusieurs domaines connexes. Par exemple, la propriété de la cognition d’être incorporée signifie être causalement dépendante de processus extracorporels en lien avec l’environnement. Tandis que l’enaction\cite{rousseau2019mouvement} est définie par Varela en lien avec le couplage structural (en anglais \textit{structural coupling})- une double forme de cognition issue d'une interaction dynamique entre l’organisme et l'environnement. Cela représente une continuelle transformation des processus sensori-moteurs du corps et de l’environnement-même. L'approche de Varela s'appuie sur deux étapes: d'abord la perception est décrite comme une action guidée, ensuite les modèles sensori-motrices récurrents qui la facilitent, donnent suite à une forme de cognition en lien avec les sens: \begin{quote} ``le point de départ de l'approche énactive est l'étude de la manière dont le sujet qui perçoit peut guider ses actions dans sa situation locale. Puisque ces situations locales changent constamment en fonction de l'activité du sujet, le point de référence pour comprendre la perception n'est plus un monde prédéterminé et indépendant de lui, mais plutôt la structure sensori-motrice du sujet (la manière dont le système nerveux relie les sens sensoriels et surfaces du moteur) \footnote{en version originale: ``the point of departure for the enactive approach is the study of how the perciever can guide his actions in his local situation. Since these local situations constantly change as a result of the perciever's activity, the reference point for understanding perception is no longer a pregiven, perceiver-independant world but rather the sensori-motor structure of the perceiver (the way in which the nervous system links sensory and motor surfaces).”}.” \cite{varela2017mit} \end{quote} Dans son introduction au livre dédié à la théorie 4E\cite{menary2010springer}, le philosophe Richard Menary cherche à intégrer les éventuelles contradictions quant aux propretés de la cognition. Pour lui, les systèmes cognitifs sont multiples- résultat des fonctions biologiques en lien avec les représentation mentales. Cet caractère hétérogène de la cognition, valorise les multiples perspectives de connaissance de soi, l’expérience individuelle n’étant pas en contradiction avec les observations empiriques collectives. A son tour, l'artiste et chercheur Simon Penny relie l'expérience du corps à celle de la cognition étendue: \begin{quote} ``La cognition ne se produit pas de manière exclusive dans la tête, ni dans un espace immatériel de manipulation logique de jetons symboliques. Ces approches proposent, de différentes manières, que la cognition soit incarnée ; intégré aux tissus corporels non neuronaux ; ou étendu à des artefacts, à un environnement désigné, aux systèmes sociaux et aux réseaux culturels\footnote{en version originale: ``Cognition is held not to occur (exclusively) in the head or necessarily in some immaterial space of logical manipulation of symbolic tokens. These approaches propose, in different ways, that cognition is embodied; integrated with non-neural bodily tissues; or extended into artifacts, the designed environment, social systems, and cultural networks.”}.” \cite{penny2019mit} \end{quote} En appliquant ses principes à l'art, Penny ne vise pas seulement une des caractéristique de cette théorie élargie, pour lui le mot \textit{cognition} inclut au sens général chacune des composantes de la théorie 4E. En neurosciences cependant, les désaccords entre les comportementalistes et les cognitivistes quant aux implications de cette théorie dans des autres domaines, la situent au cœur des expérimentations actuelles. En ce que nous concerne, nous souhaitons clarifier le lien entre la cognition définie selon la théorie 4E, la danse et la robotique, pour mieux comprendre ce concept émergeant de CA. Nous allons voir dans les prochaines pages comment la robotique s'inspire de cette théorie pour développer des robots ancrés dans leur environnent, capables d'interactions multimodales complexes. Reste à voir dans quelle mesure la danse, ou l'art en général, peut contribuer à une meilleure implémentation de ces principes. \subsection{La boucle perception-action-cognition} Un autre concept qui contribue à cette théorie est la \gls{boucle perception-action-cognition}. Selon cette hypothèse théorique, la cognition est le résultat du couplage entre la perception et l'action d'un sujet sur son environnement. Les chercheurs Chris D. Frith et Thomas Metzinger\cite{frith2016stab} avancent l’idée que la conscience, en tant qu’expérience subjective et auto-reflexive, détermine les comportements. Ils remarquent que du point de vue de la théorie de l’évolution, la présence de la conscience, détectée chez certains animaux et humains, facilite une meilleure intégration et maîtrise de son environnement. De cette manière, la relation perception-action-cognition représente le cadre d’exploration idéal pour mieux comprendre les expériences subjectives: \begin{quote} ``l'expérience consciente pourrait alors être un modèle unique et génératif de réalité comprenant un sujet agissant, percevant et pensant simultanément\footnote{en version originale: ``conscious experience could then be a single, generative model of reality including a mode of the self as currently acting, perceiving, and thinking.”}.”\cite{friston2016mit} \end{quote} Dans le livre \textit{4E Cognition: Historical Roots, Key Concepts, and Central Issues}/cite{newen20184e} (2018), Albert Newen, Shaun Gallagher, and Leon De Bruin intérrogent la place des \textit{répresentations} dans l'incorporation ou comment le couplage entre cerveau, corps et environnement est interprété par la cognition. Le chapitre \textit{Couplage cerveau-corps-environnement et experience sensorielle de base}\footnote{en version originale: Brain–Body–Environment Coupling and Basic Sensory} explore le concept \textit{d’intentionnalité} comme caractéristique de la conscience. Ainsi, selon l'hypothèse pour laquelle la perception est orientée vers l’action, l’intentionnalité motrice dévient un des facteurs clé : \begin{quote} ``L’idée selon laquelle la perception est orientée vers l’action conduit à une intentionnalité motrice de base – un concept qui dérive de la phénoménologie, mais que l’on retrouve également chez des pragmatiques tels que John Dewey. Comme le note Robert Brandom, citant Dewey, \textit{le type d'intentionnalité le plus basique (au sens d'orienté vers les objets) est la manipulation habille des objets exposés par une créature sensible qui maitrise cette interaction}. Cela relève d'une forme d’intentionnalité intégrée à des mouvements corporels en tandem avec des exigences environnementale\footnote{en version origianle: ``The notion that perception is action-oriented leads to a consideration of a very basic motor intentionality —a concept that derives from phenomenology, but that can also be found in pragmatists such as John Dewey. As Robert Brandom notes, citing Dewey, \textit{the most fundamental kind of intentionality (in the sense of directedness toward objects) is the practical involvement with objects exhibited by a sentient creature dealing skillfully with its world}. This captures a form of intentionality that is built into skillful bodily movement in tandem with environmental demands.”}.” \cite{newen20184e} \end{quote} Selon moi, ce genre d’intentionnalité (qui n'est pas le résultat d’un processus mental, mais de l'acquisition d'une forme de maîtrise des actions) est aussi représentatif pour le geste dansé, tout comme pour les robots qui exécutent des taches répétitives avec précision. Nous avons vu dans le sous-chapitre présentant les observations de Varela, comment la notion d’incarnation, telle qu’elle est définie dans la théorie 4E, nécessite un couplage complexe entre cerveau, corps et environnement. D'une façon analogue, ce couplage est aussi la base des systèmes robotiques où les processus de computation internes se font en lien avec l’environnement du robot (son espace opérationnel que nous allons détailler dans le prochain chapitre). La théorie 4E de la cognition, me semble aujourd'hui être la plus récente tentative de structurer les approches et renouveler les avancées théoriques du début de XXe siècle. C’est tout autant intéressant de remarquer comment ces nouveaux paradigmes ont facilité l’apparition des nouvelles disciplines parmi lesquelles: \begin{itemize} \item la philosophie de l’esprit, en anglais \textit{philosophy of mind}, dont la question centrale est la relation entre corps, esprit et leur ancrage dans l’environnement, \item la philosophie des sciences, en anglais \textit{philosophy of mind}, qui étudie la nature même de l’activité scientifique et ses spécificités, \item l’épistémologie, du grec \textit{épistemos} qui signifie science et \textit{logos} qui signifie discours- dont l’objet est l’analyse critique d’une science en particulier, en tenant compte de son évolution, de sa valeur, et de sa portée philosophique. \end{itemize} Dans le même temps, les différentes approches concernant la cognition ont aussi contribué à l'avènement des sous-disciplines connexes, tels les études sur la conscience, qui partagent une partie des questions aujourd'hui sans réponse. Précurseur de cette théorie 4E, Varela rajoute la question de l'action, à ses intuitions quant à la nature de la conscience: \begin{quote} ``Sur la base de son moi cognitif virtuel, mais néanmoins cohérent et autonome, le sujet fait émerger depuis son corps, « énacte » – dit Varela, ses propres significations au fil de l'histoire de son couplage à l'environnement. Avec l'énaction, la cognition est incarnée (embodied cognition). Le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l'organisme bouge, agit, perçoit, se reproduit, rêve, imagine. C'est de cette activité permanente qu'émerge le sens du monde et des choses.”\cite{lestage2021approche} \end{quote} Dans notre contexte l'action est la danse, les significations qui découlent de cette intention à danser sont facile à déterminer. Cependant aucun robot ne saura nous aider à expliquer le siennes. Pourtant participer à cette enquête subjective sous la forme d'une recherche-création avec des robots qui dansent (ou font semblant de danser), nous permet de faire des projections à leur place. \section{Définitions de la conscience} Avant de comprendre ce qu’est la conscience artificielle, nous nous interrogeons sur les caractéristiques de la conscience humaine. Souvent nous disons qu’un organisme vivant est conscient lorsqu’il est éveillé. Quelle sera alors le qualificatif pour les robots ou d’autres types d’organismes artificiels? Des propriétés tels : calcul mental, apprentissage et mémoire arrivent à mieux définir l’intelligence humaine. Néanmoins chacun a son propre ressenti concernant sa conscience, du moins pour les organismes vivants intelligents. L’expérience subjective immédiate ou la \gls{qualia} est ce qui détermine cette expérience de conscience. En parallèle avec l’intelligence, des processus comme la perception et la motricité sensorielle, la capacité de prédire l’environnement ou de témoigner des comportements complexes, structurent notre imaginaire autour de cette expérience. Étant donné l’imprécision des facteurs subjectifs, suivie par la multiplicité des points de vue selon les disciplines qui adressent cette question, il semble peu probable que nous allons identifier une bonne définition de la conscience dans notre étude. Ce qui m'intéresse plutôt, est de comprendre dans quelle mesure le matérialisme et le pragmatisme des sciences, trouvent un écho dans interprétation artistique que nous proposons. Cet exercice prend appui sur plusieurs concepts propres à chaque vision (matérialisme versus dualisme) dans une tentative de les homogénéiser. Puisque les débats sur la conscience, comme ceux sur la cognition se heurtent toujours à des questions de définition, nous tenterons de définir ce terme selon différentes courants de pensée. La plus pertinente, pour notre contexte, est la vision neuroscientifique du terme, puisqu'elle peut clarifier les enjeux en art et en robotique à la fois. Pour cela nous nous appuyons sur la littérature\cite{friston2016mit}. Selon les critères que les chercheurs emploient, il existent différentes propriétés de la conscience. \textbf{La conscience et ses propriétés} Un premier critère est celui du niveau de conscience, propre aux créatures vivantes- ce niveau varie entre plusieurs étapes parmi lesquelles les états végétatifs, les états de sommeil sans rêve et l’état d’éveil conscient vif. Le deuxième se concentre sur le contenu de la conscience ou ce que cela veut dire d'avoir une connaissance \textit{auto-réflexive} de son propre état mental. Pour les créatures vivantes, il existe des sortes de ``stimuli auto-référentiels”\cite{vanhaudenhuyse2007elsevier} - propres au fait de suivre son reflet dans le miroir. Évidement qu'à l'heure actuelle, ce phénomène n’est implémenté que très peu dans les machines et lorsque cela est fait, cela soulève des questions éthiques\cite{chatila2022pourquoi}. Vanhaudenhuyse propose une schéma qui détaille la corrélation entre le niveau d’éveil et la conscience de soi et de l’environnement: \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/vangaudenhuyse} \caption{Schema illustrant les differents niveau de concience et leur lien avec l’environnement dans le papier de Vangaudenhuyse (2007).} \label{fig:vangaudenhuyse} \end{figure} Ainsi nous apprenons qu’il existe des variations entre l’état végétatif (propre aux patients réveillés d’une coma sans état de conscience détectée) caractérisé par des mouvements réflexes, et l’état de minimal de conscience où le patient est capable de comportements incohérents mais reproductibles et soutenus. Dans cet état minimal de conscience, un patient peut manifester des signes clairs de conscience de son environnement et de soi-même. Le même étude fait la distinction entre la conscience et la conscience de soi, en listant les propriétés de la conscience de soi: \begin{quote} ``la conscience qu’il existe d’autres consciences que la nôtre; notre capacité de répondre adéquatement à des stimuli de l’environnement; notre aptitude à reconnaître notre corps comme étant le nôtre; la métaconscience, nous permettent de comprendre nos comportements et ceux des autres en terme de désirs et croyances; la connaissance que nous avons de nous-mêmes comme le narrateur de notre propre vie.”\cite{vanhaudenhuyse2007elsevier} \end{quote} Lorsque identifiés grâce à la neuro-imagerie fonctionnelle, les processus auto-référentiels semblent présents seulement lors des états d’éveil actif. Dans la même mesure, lors des états de conscience altérés dont l’évolution n’est pas linéaire, le rapport à l’environnement est déterminant. Le chercheur Tom Ziemke, professeur en systèmes cognitive travaille depuis 1996 sur la recherche de formes incarnées de conscience. Dans ses papiers il évoque la relation entre l’IA incarnée dans des dispositifs physiques et la biologie synthétique. Selon lui, un programme qui assure une relation entre le robot et son environnement via des capteurs et actionneurs, représente une forme d’IA incarnée. Son travail, inspiré par F.J. Varela, lie l’intelligence à l’état \textit{d’autopoiese} ou \gls{autopoiesis} comme façon d’organiser la vie. Ziemke se demande si la conscience est essentiellement liée au domaine du vivant, ou si tout système autonome auto-référentiel est capable d’une forme de conscience. Quelle analogie pourrons-nous appliquer au présent étude de cas d'une forme de CA pour les robots. Des robots sauvages ou des robots en transe, pourront mieux témoigner d'un état proche de \gls{qualia}? Le papier\cite{friston2016mit} liste également des propriétés de la conscience: avoir un contenu phénoménal spécifique, être en contact direct avec la réalité et pas ses représentations, être instantanée. La conscience dévient alors un aspect direct et privé de la vie mentale de chacun, puisque cela nous est impossible de faire l’expérience d’une autre conscience que la nôtre. Nous pouvons faire néanmoins l’expérience d’une subjectivité, en écoutant le ressenti d’une autre personne, lors d'un spectacle de danse par exemple. A l'inverse, il existe un autre type de classification selon la nature phénoménologique de la conscience et son accessibilité qui date du début des années 2000. Le philosophe Ned Block (n. 1942), différencie la \textit{conscience phénoménologique}- comment une certaine expérience est perçue par le sujet- de celle définie comme \textit{conscience d’accès}-disponible pour des processus cognitif comme le langage. Il décrit les deux de la façon suivante: \begin{quote} ``La conscience phénoménale est une expérience ; l’aspect phénoménalement conscient d’un état est ce que signifie être dans cet état. La spécificité de la conscience d’accès, est en revanche la disponibilité d'utiliser le raisonnement et de guider rationnellement le discours et l’action\footnote{en version originale: ``Phenomenal consciousness is experience; the phenomenally conscious aspect of a state is what it is like to be in that state. The mark of access-consciousness, by contrast, is availability for use in reasoning and rationally guiding speech and action.”}.” \cite{block2002oxford} \end{quote} Ainsi la conscience phénoménale résulte d’expériences sensorielles et de notre perception mélangeant de sensations comme l’ouïe ou l’odorat, des sensations type douleur ou perceptions type proprioception, ainsi que des émotions tel la peur, parmi autres. A l’opposée, la conscience d’accès est disponible pour une utilisation dans le raisonnement et pour le contrôle conscient direct de l’action et de la parole. Des exemples de conscience d’accès sont les pensées, les croyances et les désirs. Pour Block, la \textit{rapportabilité}, qu'il définit comme propriété de la conscience d’accès, a une grande importance pratique. Selon lui, la conscience d’accès doit être capable de \textit{représentations} mentales, car seul un contenu représentatif peut produire du raisonnement. Une conséquence directe de cette classification de Block, est le fait de considérer l’esprit comme résultant de processus fondamentalement logiques et ainsi \textit{modélisable} d’un point de vue algorithmique. Cette vision computationnelle de l’esprit, implique également que la conscience peut être modélisée par un programme informatique. En regardant de plus prés, ce que Block décrit comme conscience phénoménale ne suppose pas une catégorie distincte d’états conscients. Comme mentionné ci-dessus, il estime que la conscience phénoménale et la conscience d’accès interagissent normalement, mais il est possible d’avoir une conscience d’accès sans conscience phénoménale. Cette position rejoint celle du philosophe américain Daniel Dennet\cite{dennett1993consciousness} pour qui \textit{les androïdes ne sont ni pus ni moins que des zombies}. Selon lui les androïdes sont, de point de vue informatique, identiques à une personne- pourrait exister tout en n’ayant aucune conscience phénoménale. Cependant à la différence de Dennett, Block affirme qu’il existe des expériences conscientes difficilement traduisibles par des algorithmes. Pour lui, l’existence de ces expériences relève ``du problème difficile” de la conscience, dont nous allons détailler plus bas les enjeux. \textbf{La théorie de l’identité esprit-cerveau} Parmi les théories des sciences cognitives qui identifient les états psychologiques à des processus neurophysiologiques, \textit{la théorie de l’identité esprit-cerveau} est apparue dans les années 1960. Pour les partisans de cette hypothèse, les états mentaux et les états du cerveau sont numériquement identiques. L’idée que les pensées et notre esprit résident exclusivement dans des processus neurophysiologiques étant une perspective naturaliste, les neurosciences permettent de comprendre en quoi certaines structures et certains processus neurophysiologiques du cerveau, peuvent être prédictibles par des machines. Cependant, nous savons aujourd'hui que les phénomènes mentaux sont multiples. Chaque individu les traduit différemment bien que les émotions qui y sont associés peuvent être similaires\cite{hu2022similar}. Nos perceptions, sensations, désirs et croyances sont influencés par notre contexte socio-culturel. Cela résulte dans des réactions émotionnelles variées. Pour les anticiper et modéliser au travers des prédictions, les scientifiques doivent faire appel à plusieurs méthodes et théories expérimentales. Un courant dérivé de cette théorie de l’identité esprit-cerveau est \textit{l’instrumentalisme}, mis en place par Daniel Dennett (n. 1942) à la fin des années 1980. Cette théorie considère les modèles scientifiques comme des instruments, nous permettant d’analyser et modéliser les phénomènes pour ensuite les devancer par des prédictions. Pour Dennett un système est intentionnel s'il peut être prédictible. En allant plus loin dans cette direction, son point de vue concernant le libre arbitre et la conscience, ont suscité beaucoup de controverses. Dans son livre le plus connu, \textit{Consciousness Explained}\cite{dennett1993consciousness} (1991), il explique comment la conscience est le résultat des processus cognitives et physiologiques dans le cerveau. Il évoque une analogie de la conscience similaire à un article académique coécrit par une poignée de scientifiques\cite{dennett1993consciousness}. Par cela, il explique comment plusieurs processus mentaux peuvent exister simultanément dans le cerveau, sans être identifiés l’un de l’autre. Ce principe correspond à un état où plusieurs brouillons coexistent simultanément et indépendamment de chaque contribution- attestant l’existence du papier principal. En extrapolant ces principes au terme de conscience, il nie cependant l’existence de \textit{qualia}, en tant qu'expérience subjective directe et personnelle. En contrepoids, des philosophes comme John Searle (n. 1932) considèrent qu’il y a quelque chose de fondamental dans l’expérience subjective. Cette dimension ne peut pas être capturée par les programmes informatiques conventionnels\cite{searle1990mystery}. Dans une de leurs correspondances, Searle réponds à Dennett de la façon suivante, en employant une analogie avec des zombies: \begin{quote} ``Pour illustrer les différences entre les événements conscients et, par exemple, les montagnes et les molécules, j'ai dit que la conscience ait un sens à la première personne ou une ontologie subjective. J'entends par là que les états de conscience n'existent que lorsqu'ils sont vécus par un sujet et ils n’existent que du point de vue de ce sujet. De tels événements sont les données qu’une théorie de la conscience est censée expliquer. Dans mon expérience consciente, je commence par les données ; Dennett nie la existence des données. Pour le dire aussi clairement que possible : dans son livre, \textit{La conscience expliquée}, Dennett nie l'existence de la conscience. Il continue d'utiliser le terme, mais il signifie par là quelque chose de différent. Pour lui, il s'agit uniquement de phénomènes à la troisième personne, et non des sentiments conscients à la première personne, que nous partageons tous. Pour Dennett, il n'y a pas de différence entre nous, les humains et des zombies complexes qui manquent des introspections, parce que nous ne sommes tous que des zombies en tout cas\footnote{en version originale: ``To make explicit the differences between conscious events and, for example, mountains and molecules, I said consciousness has a first-person or subjective ontology. By that I mean that conscious states only exist when experienced by a subject and they exist only from the first-person point of view of that subject. Such events are the data which a theory of consciousness is supposed to explain. In my account of consciousness I start with the data; Dennett denies the existence of the data. To put it as clearly as I can: in his book, \textit{Consciousness Explained}, Dennett denies the existence of consciousness. He continues to use the word, but he means something different by it. For him, it refers only to third-person phenomena, not to the first-person conscious feelings and experiences we all have. For Dennett there is no difference between us humans and complex zombies who lack any inner feelings, because we are all just complex zombies.”}.” \end{quote} Un des arguments le plus fameux que Searle avance dans leur débat est celui appelé \gls{the Chinese Room Argument}, où une personne enfermée dans une chambre communique avec l’extérieur via des messages écrites en chinois, sans comprendre les symboles du dictionnaire mis à sa disposition. Ce fonctionnement est similaire aux algorithmes de traduction qui exécutent des équivalences entre des mots, sans saisir leur sens. Rapprocher cette figure du zombie s celle du robot peut paraitre ridicule à ce stade de notre recherche, cependant dans les prochaines chapitres nous allons développer une telle projection. \subsection{Le Problème difficile de la conscience} Dans son article \textit{Facing Up to the Problem of Consciousness} (1995), le philosophe David J. Chalmers (n. 1966) évoque les difficultés rencontrés lorsque nous essayons de définir la conscience. Pour lui le terme de \textit{conscience} est un terme ambigu faisant référence à des phénomènes complexes. Il propose de diviser les arguments en deux catégories- celles qui concernent un problème facile de la conscience et le reste, qui font partie du problème difficile de la conscience\cite{Chalmers1995jcs}. \textit{Le problème facile de la conscience} continent les hypothèses qui pourront trouver des solutions dans l’avenir immédiat, notamment les processus neurophysiologiques dans le cerveau et l’intelligence sensorielle du corps qui donnent accès à des explications des capacités et des fonctions cognitives. Chalmers illustre les phénomènes qui correspondent à cet état. Pour lui un état mental est conscient lorsqu’il est décrit par des mots, ou lorsqu’il est accessible comme ressenti interne. Un système est conscient de certaines informations lorsqu’il traite et intègre cette information, puis modifie son comportement en conséquence. De la même façon, une action est consciente quand elle est délibérée. A l'opposé, \textit{le problème difficile de la conscience} atteste de l’incapacité de modéliser certaines expériences subjectives et leur vécu. Pour citer Chalmers: \begin{quote} ``Il est indéniable que certains organismes éprouvent des formes d'expérience. Mais la question de savoir comment ces systèmes font le sujet d’expériences est compliquée. Pourquoi lorsque nos systèmes cognitifs s'engagent dans le traitement de l'information visuelle et auditive, nous avons une expérience visuelle ou auditive : la qualité du bleu profond, la sensation de la note do au milieu d'un piano? Comment pouvons-nous expliquer pourquoi il y a quelque chose que cela ressemble à une image mentale ou à ressentir une émotion ? Il est largement admis que l’expérience découle d’une action physique, mais nous n’avons aucune explication comment elle survient. Pourquoi le traitement de l'information physique devrait-il donner naissance à une vie intérieure riche ? Il semble objectivement déraisonnable, et pourtant c'est le cas \footnote{en version originale: ``Is undeniable that some organisms are subjects of experience. But the question of how it is that these systems are subjects of experience is perplexing. Why is it that when our cognitive systems engage in visual and auditory information-processing, we have visual or auditory experience: the quality of deep blue, the sensation of middle C? How can we explain why there is something it is like to entertain a mental image, or to experience an emotion? It is widely agreed that experience arises from a physical basis, but we have no good explanation of why and how it arises. Why should physical processing give rise to a rich inner life at all? It seems objectively unreasonable that it should, and yet it does.”}.” \cite{Chalmers1995jcs} \end{quote} Son argumentation va plus loin, en donnant l’exemple de la perception visuelle. Chalmers décrit comment les formes d’ondes électromagnétiques empiétant sur la rétine, sont discriminées et catégorisées par un système visuel pour que cette catégorisation est vécue comme la sensation de vif rouge. Ensuite, il montre comment l’expérience consciente qui survient lorsque ces fonctions sont exécutées, est difficile à expliquer et vérifier. Cela corresponds à ce que la communauté philosophique a défini comme une sorte de ``lacune explicative entre les fonctions et l’expérience”. Son exemple est éloquent lorsque il s'agit des qualia. Plus loin, il propose que les théories sur la conscience traitent l’expérience comme partie intégrante: \begin{quote} ``Je suggère qu'une théorie de la conscience devrait considérer l'expérience comme fondamentale. Nous savons qu’une théorie de la conscience nécessite l’ajout de quelque chose de fondamental à notre ontologie, car tout dans la théorie physique est compatible avec l’absence de conscience. Nous pourrions ajouter une fonctionnalité non physique nouvelle, à partir de laquelle une expérience peut être dérivée, mais il est difficile de voir à quoi ressemblerait une telle fonctionnalité. Plus probablement, nous considérerons l’expérience elle-même comme une caractéristique fondamentale du monde, aux côtés de la masse, de la charge et de l’espace-temps\footnote{en version originale: ``I suggest that a theory of consciousness should take experience as fundamental. We know that a theory of consciousness requires the addition of something fundamental to our ontology, as everything in physical theory is compatible with the absence of consciousness. We might add some entirely new nonphysical feature, from which experience can be derived, but it is hard to see what such a feature would be like. More likely, we will take experience itself as a fundamental feature of the world, alongside mass, charge, and space-time.”}.” \cite{Chalmers1995jcs} \end{quote} En anglais le terme de conscience permet une déclinaison en deux instances, celle de conscience comme vécu expérientiel et celui d’\textit{awareness} ou forme de réceptivité caractérisé par le principe de la cohérence. En s’appuyant sur cela, Chalmers anticipait les avancements en électroencéphalographie\cite{kam2021nas} concernant les ondes cérébrales et leur lien avec la conscience: \begin{quote} ``Diverses hypothèses spécifiques ont été avancées. Par exemple, Crick et Koch (1990) suggèrent que les oscillations de 40 Hz pourraient être le corrélat neuronal de la conscience, tandis que Libet (1993) suggère que l'activité neuronale étendue dans le temps est centrale. Si nous acceptons le principe de cohérence, le corrélat physique le plus direct de la conscience est la conscience : le processus par lequel l'information est directement disponible pour un contrôle global. Les différentes hypothèses spécifiques peuvent être interprétées comme des suggestions empiriques sur la manière dont la prise de conscience pourrait être réalisée. Par exemple, Crick et Koch suggèrent que les oscillations de 40 Hz constituent la passerelle par laquelle les informations sont intégrées dans la mémoire active et ainsi mises à la disposition des processus ultérieurs. De même, il est naturel de supposer que l’activité temporellement étendue que Libet mentionné est pertinente précisément parce que seul ce type d’activité atteint une disponibilité globale\footnote{en version originale: ``Various specific hypotheses have been put forward. For example, Crick and Koch (1990) suggest that 40-Hz oscillations may be the neural correlate of consciousness, whereas Libet (1993) suggests that temporally-extended neural activity is central. If we accept the principle of coherence, the most direct physical correlate of consciousness is awareness: the process whereby information is made directly available for global control. The different specific hypotheses can be interpreted as empirical suggestions about how awareness might be achieved. For example, Crick and Koch suggest that 40-Hz oscillations are the gateway by which information is integrated into working memory and thereby made available to later processes. Similarly, it is natural to suppose that Libet’s temporally extended activity is relevant precisely because only that sort of activity achieves global availability.”}.” \cite{Chalmers1995jcs} \end{quote} Tout comme Chalmers, Block croit que nous pouvons avoir des expériences conscientes qui ne sont pas traduisibles par des algorithmes de calcul. Un exemple de conscience phénoménale qu'il donne est celui d'un bruit fort que nous ne remarquons pas consciemment parce que nous faisons attention à autre chose. \textbf{Dans sa classification, le fait d’entendre le bruit (puisque nous ne pouvons pas couvrir notre oreille, comme nous fermons la paupière) relève de la conscience phénoménale alors que le fait de ne pas s’en rendre compte relève de la conscience d’accès. Cela suggère que ce type de conscience phénoménale décrite par Block, est basée sur une activité cérébrale classifiée comme inconsciente, donc difficilement modélisée par des algorithmes de calcul. L'inconscient est aussi l'endroit de prédilection de la création, dans notre contexte de la danse illustré par des mouvements réflexives et spontanées. Si un jour les robots vont devenir créatifs, probablement ils auront un type de conscience phénoménale, donc difficilement modélisable.} Pour l'instant, peu importe ce que nous identifions comme processus physiques qui génèrent des états de conscience. Tant que nous ne pouvons pas comprendre comment ils se manifestent dans chaque individualité, nous ne comprendrons pas comment les déléguer aux machines. Même une fois cela fait, il reste toujours un problème de vérification, car en construisant des machines qui fonctionnent comme nous, nous n’avons aucun moyen de savoir si le rendu biologique suffit pour une expérience intérieure propre. En d’autre termes, comment pouvons-nous savoir si un robot a une conscience phénoménale alors que notre moyen actuel pour déterminer cela chez nous, les humains passe par le vécu expérientiel individuel? D’autres philosophes tels Thomas Nagel (n. 1937 )affirment qu’il est impossible de déterminer les points communs entre une expérience directe, évoquée à la première personne et les descriptions à la troisième personne des expériences passées qui forment à leur tour des modèles. Dans son article ``What Is It Like to Be a Bat?”(1974) traduit en français par ``Qu’est-ce que cela veut dire d’être un chauve-souri?”, le philosophe décrit la conscience comme un phénomène partagé par beaucoup des organismes vivants (notamment les mammifères dont le chauve-souris). Nagel fait une distinction entre conscience et perception sensorielle\cite{nagel1980like}. Pour lui, ce que tous les organismes partagent, c’est ce qu’il appelle le \textit{caractère subjectif de l’expérience}. Cette nature subjective bloque toute tentative d’expliquer la conscience par des moyens objectifs comme dn neurosciences ou en robotique. Les chauves-souris utilisent l’écholocalisation pour naviguer et percevoir des objets, cette méthode de perception étant similaire à la vision des humains. L’auteur affirme que des humains dotés de sens similaires, ne peuvent pas cependant expérimenter l’état d’esprit d’une chauve-souris, puisque leur cerveau ne s’est pas développé comme celui d’une chauve-souris dès sa naissance. En échange des comportements comme voler, naviguer en sonar ou se suspendre à l’envers comme une chauve-souris, faciliteront des expériences proches de ce qu’une chauve-souris peut vivre. \smallskip Cette hypothèse est évoqué avec d'autres mots par Simon Penny qui met en avant le concept de \gls{umwelt} ou \textit{spécificité des capacités sensorielles}, dans le chapitre ``The biology of cognition” de son livre \textit{Making Sense}(2019). Pour appuyer cela, il cite le travail du biologiste Jacob Von Uexkull (1964-1994), au début du XXe siècle : \begin{quote} ``Pour Von Uexkull le monde expérientiel d'une créature est spécifique à cette espèce, qui lui est conférée en raison de son ensemble particulier de capacités sensorimotrices. Il a appelé cela l’umwelt de la créature, que nous pourrions traduire par monde de vie ou monde expérimentée. En termes simples, dans l’expérience sensorielle, il n’existe pas de monde objectif. Selon cette logique, l’esprit et le monde sont simultanément cocréés. Différentes espèces ne partagent pas d'umwelts, même si elles sont physiquement colocalisées. Les Umwelts peuvent se croiser, comme les diagrammes de Venn, auquel cas différentes espèces peuvent identifier des choses similaires. Les créatures peuvent cohabiter au même endroit et ne pas se connaître car leurs umwelts ne se croisent pas en raison de différences d'échelle, de capacités sensorielles, etc \footnote{en version originale: ``Von Uexkull argued that the experiential world of a creature is specific to that species, given to it by virtue of its particular suite of sensorimotor capabilities. He called this the creature’s umwelt, which we might translate as life-world or experience-world. Put simply, in sensory experience, there is no objective world out there. By this logic, mind and world are simultaneously cocreated. Different species do not share umwelts, even if they happen to be physi­cally colocated. Umwelts may intersect, like Venn diagrams, in which case different species can identify similar things. Creatures may cohabit the same place and be unaware of each other because their umwelts do not inter­sect due to differences of scale, sensory capability, and so on.”}.” \cite{penny2019mit} \end{quote} Pour résumer sa pensée, les environnements sensoriels de la plupart des organises vivants sont spécifiques, sans qu'une espèce puisse faire l'expérience de la spécificité de l'autre. Pour ce qu'il y a de l'espèce humaine, les qualia témoignent de nos expériences uniques à l'échelle individuelle. Suivant la pensée de Nagel, il est important de considérer l’étendue de ces expérience dans la durée. Bien que la plupart du temps nous accédons à notre conscience phénoménale indépendamment de celle d’accès, les deux états peuvent co-exister simultanément. Dans son article, ``Consciousness: The last 50 years.”(2018)\cite{seth2018sage} le neuroscientifique Anil K. Seth (n. 1972) souligne le caractère interdisciplinaire des études sur la conscience et la volonté de tisser des ponts entre les expériences phénoménologiques et le fonctionnement neuronal. Pour lui, l’expérience phénoménologique ne peut pas exister sans l’ancrage du corps dans son environnement - en anglais \textit{an environment embedded embodiment processes}. Seth trace l’histoire des études sur la conscience, en tant que phénomène neurologique et identifie une première étape entre 1960 et 1990. Après les découvertes en études comportementales, les scientifiques mettent les bases d’une nouvelle approche en sciences cognitives. Cette approche, atteste l’existence d’un état mental qui opère une modulation entre réponse et stimulation nerveuse. D'une façon prédictible, cela provoquera beaucoup de débats à l'intérieur de la communauté scientifique. La plupart des chercheurs se heurtent aux limites de leurs hypothèses théoriques lorsqu'ils cherchent à modéliser une unité de la conscience. Seth note la contribution de Michael Gazzaniga (n. 1939) et ses observations en lien avec les hémisphères cérébraux alternant des processus cognitifs entre l’hémisphère droit et gauche\footnote{https://www.nature.com/articles/483260a}. Tout comme celle de Benjamin Libet que Chalmers a mentionné en lien avec le libre arbitre et les mouvements volontaires. La deuxième étape dans l’évolution des études sur la conscience commence dans les années 1990 et continue jusqu’au moment présent. Cette période est marquée par les études de Christoph Koch (n. 1956) dont le papier ``Towards a neurobiological theory of consciousness”\cite{crick1990saunders} offre une nouvelle perspective quant au problème difficile de la conscience, mentionné en début de ce chapitre. Ses recherchent visent une simulation neurobiologique de la conscience, comme processus purement physiologique. Seth mentionne également Karl Friston (n. 1959) dont le principe d’énergie libre, en anglais- \gls{Free Energy Principle} (FEP) renforce l’hypothèse que la perception est guidée par l’action. Selon FEP, le cerveau fait des prédictions basées sur des modèles internes améliorés à l'aide d'entrées sensorielles. Plus concrètement les actions sont guidées par des prédictions. Ces prédictions sont affinées par du feedback sensoriel. Devenu entre-temps principe normatif qui décrit les systèmes adaptatifs capables d’auto-organisation (dont le cerveau), le FEP suscite l'intérêt de la communauté robotique. Pour ce qu'il y a de ce travail, je m'interroge sur la façon dont FEP peut influencer le comportement d'un robot. J’associe à cette hypothèse le concept de \gls{représentation} (déjà mentionné en lien avec la conscience d’accès). Dans notre contexte particulier d'interactions artistiques, cela corresponds à une modification interne propre aux organismes vivants\cite{sims2021springer}, afin de voir comment l’improvisation peut engendrer des mouvements innovants et si les robots en sont capables de cela un jour. En neurosciences ces principes sont proches de la théorie du code prédictif, \gls{predictive coding theory}. Selon cette théorie, la perception est le résultat de l'apprentisage par l'inférence.\footnote{cf. dictionnaire La Rousse: opération par laquelle on passe d'une assertion considérée comme vraie à une autre assertion au moyen d'un système de règles qui rend cette deuxième assertion également vraie.} Les choses se compliquent quand ce type d'inférence est inconscient, en anglais \textit{unconscious inference}. Cette hypothèse a été avancé en 1867 par le physicien et polymathe allemand Hermann von Helmholtz (1821- 1894). Elle décrit un mécanisme réflexe concernant la formation des impressions visuelles. Le cerveau génère et met à jour son propre modèle mental de l’environnement et compose avec les indices sensoriels qui lui manquent. Des techniques de machine learning s'inspirent actuellement de ces principes: \begin{quote} ``La théorie du code prédictif propose que le cerveau déduise les causes externes des sensations en prédisant continuellement son entrée via des signaux descendants et s'adapte pour minimiser les erreurs de prédiction. Cela soutiens l’hypothèse selon laquelle le cerveau utiliserait un modèle adaptatif du monde pour minimiser ses erreurs de prédiction. Le principe de l’énergie libre (FEP) propose également une vision similaire. Il soutient que notre cerveau prend en charge à la fois la perception (inférence perceptuelle) et l'action (inférence active) en utilisant une forme d'inférence bayésienne variationnelle ; en utilisant une énergie libre (variationnelle), il évalue la qualité de la prédiction et sa conformité aux données antérieures\footnote{en version originale: ``Predictive coding proposes that the brain infers the external causes of sensations by continuously predicting its input through top-down signals and adapts to minimize prediction error. This substantiates the idea that the brain might use an adaptive world model to support perception. The free energy principle (FEP) also proposes a similar vision. It argues that our brain supports both perception (perceptual inference) and action (active inference) using a form of variational Bayesian inference; in particular, using (variational) free energy, it assesses the quality of the prediction and its conformity to prior beliefs.”}.” \cite{taniguchi2023tf} \end{quote} Ces idées très influentes des sciences cognitives, inspirent également la robotique afin de développer des comportements réactifs. Comme l'affirme Anil Meera dans sa thèse \textit{Free Energy Principle Based Precision Modulation for Robot Attention: Towards brain inspired robot intelligence} (2023), une théorie unifiée du cerveau basée sur FEP, signifie un progrès révolutionnaires dans des domaine comme l’intelligence artificielle ou la robotique\cite{meera2023free}. \subsection{Relation conscience-action} Le livre \textit{The Pragmatic Turn Toward Action-Oriented Views in Cognitive Science} (2016) est le résultat d’une semaine de débats entre neurologues, psychologues et philosophes concernant les sciences cognitives. Une des questions principales de cet recueil est: \begin{quote} ``Comment l’action structure la conscience et qu’est ce que détermine la cognition de l’action?” \cite{friston2016mit} \end{quote} Dans le chapitre ``What’s the use of consciousness”, Anil Seth décrit une nouvelle approche qui s'intéresse au rôle de l’action dans les processus cognitives et implicitement la conscience. Cette hypothèse est proche de la boucle perception-action-cognition que nous avons décrit en début du chapitre. A l’opposé des représentations internes suite au calcul mental, l’action favorise une vision énactée-\textit{enacted}, ancrée -\textit{embedded} et incorporée-\textit{embodied} de systèmes cognitifs. Cela résume la théorie 4E de la cognition avec laquelle nous avons commencé cet état d'art. Pour Seth, cette distinction, marque \textit{une tournure pragmatique} dans l’évolution de ces sciences et leur vécu expérientiel associé. Avec ses collègues, ils établissent quatre cadres théoriques, pour mieux définir leur approche: \begin{itemize} \item le cerveau Baesyian, ou \textit{Baesyian brain}: définit la perception comme un processus d’inférence des signaux sensorielles et met en avant le rôle des erreurs comme moyen d’affiner cette inférence. \item la contingence sensori-motrice, ou \textit{sensorimotor contingency- SMC} : considère la perception est une capacité d’engagement dans l’environnement qui s’améliore avec le temps. \item le système de contrôle adaptatif-distributif, ou \textit{distributed adaptive control- DAC}: voit le cerveau comme outil incorporé en relation avec l’environnement. \item l’autonomie énactive qui stipule l’importance de l’autonomie et de l’auto-organisation pour la cognition, en lien avec le travail du neurologue Francesco Varela. \end{itemize} Lors de cette première partie théorique, je liste des avancées scientifiques en lien avec mes recherches pour comprendre leurs possibles applications dans la robotique. Ma compréhension et usage de ces théories est limitée, car ce qui m’intéresse d'abord est d'identifier des connivences avec le domaine artistique. Certaines principes se retrouvent dans plusieurs approches\textit{Par exemple le cerveau Baesyian est proche du FEP et de la théorie du code prédictible. Le SMC et le DAC sont des explications plus poussées de la théorie 4E de la cognition mais aussi d'umwelt. Les principes de l'autonomie enactive se retrouvent également dans l'autopiese. Le grounding et la représentation trouvent des définitions dans le domaine artistique et ainsi de suite.} et seront reprises dans une contexte d’expérimentation artistique, lors de la deuxième partie de ce travail de recherche-création. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/friston} \caption{Schéma qui illustre les quatre cadres théoriques sur les relations entre l'action et la conscience : (a) le cerveau bayésien ou le traitement prédictif, (b) le contrôle adaptatif distribué (DAC); (c) la théorie de la contingence sensorimotrice (SMC) et (d) l'autonomie énactive. Source: le livre The Pragmatic Turn (2015)} \label{fig:friston} \end{figure} \subsection{Quand l'intelligence artificielle exclut la conscience} Le philosophe et psychologue Zoltan Torey, décrit dans son livre \textit{The crucible of consciousness}\cite{torey1999oxford} (2009) la difficulté des scientifiques d’argumenter l’existence de la conscience, au-delà du formalisme mathématico-logique. Pour lui, le formalisme est seulement une spécification d'opérations et transactions neuronales dans le cerveau. Ces opérations deviennent des instances de protocoles pour des machines. Mais, comme le remarque Roger Penrose (n. 1931), que Torey cite: \begin{quote} ``Les algorithmes eux-mêmes ne déterminent jamais les vérités. Il serait aussi facile de faire en sorte qu’un algorithme ne produise que du mensonge, comme il le serait de lui faire produire des vérités. Il faut des discriminants externes pour décider de la validité ou non d'un algorithme\footnote{ ``Algorithms themselves never ascertain truths. It would be as easy to make an algorithm produce nothing but falsehood as it would be to make it produce truths. One needs external insights to decide the validity or otherwise of an algorithm.”}.” \end{quote} Ces ``discriminants externes” sont pour Torey, la preuve même que les systèmes gouvernés par ce formalisme sont incomplets. De plus, il extrapole sa démonstration à tout système formel- mathématique, logique ou philosophie analytique. Il précise qu'un cerveau qui a généré ces formalismes par des opérations mentales, ne peut pas être modélisée en programmes informatiques- puisque cet ordinateur ne génère pas d'autres systèmes à son tour. Cela rejoint, au moins en partie, la visions de Michel Bitbol (n. 1954) pour qui l’expérience phénoménologique de la conscience ne peut pas être vérifié par des critères objectives: \begin{quote} ``Nous n’avons rigoureusement aucun critère nous permettant de savoir, ni même de deviner, qu’un artéfact fabriqué par nous est ou n’est pas doté de conscience phénoménale. Il est vrai que nous pourrions tomber dessus par hasard, et mettre en place les conditions d’une conscience phénoménale sans le faire exprès; mais dans ce cas, nul signe, pas le plus petit indice, ne nous permettrait de savoir que nous avons réussi (ou de savoir le contraire). C’est ce que signale à juste titre le neurobiologiste Jesse Prinz: \textit{À quel degré de proximité avec le cerveau humain un ordinateur doit-il parvenir, avant que nous puissions dire qu’il est probablement conscient? Il n’y a aucune manière de répondre à cette question.}” \cite{bitbol2018cp} \end{quote} Dans le monde des machines, les résultats le plus concluants pour illustrer des simulations des processus mentaux, se font dans le domaine de l’intelligence artificielle. Pour situer la place que l'intelligence a dans notre enquête, l'artiste Simon Penny la décrit comme un processus dynamique : \begin{quote} ``cela se produit comme un engagement relationnel continu dans le temps avec des architectures, des artefacts, des outils, du langage, des relations humaines (avec d'autre espèces inclus) et des systèmes sociaux\footnote{en version originale: ``it occurs as a temporally ongoing relational engagement with architectures, artifacts, tools, language, human (and interspecies) relationships, and social systems.”}.” \cite{penny2019mit} \end{quote} En parallèle, des chercheurs \cite{art_multitudes} s'interrogent sur la façon dont notre société s’est emparé du phénomène de l’intelligence artificielle (notamment sa branche connexionniste avec ses prédictions calculées et des ouvriers à la tâche qui nourrissent des algorithmes de \gls{machine learning} ou ML). Puisque cela se répercute dans toutes les domaines de nos vies, ils prônent une culture critique de l’IA, et les biais statistiques que cela engendre, en prenant conscience du fait que ``nous sommes les sens et la conscience des machines”. D'une façon réaliste, la perspective d’une \textit{weak AI}, où les programmes simulent et modélisent la pensée humaine, prédomine celle de \textit{strong AI}, où les programmes ``pensent” par elles-mêmes\cite{ng2020ws, haikonen2020ws}. Cela me semble pertinent de rapprocher ces considérations avec l'idée que toute activité créative réside dans l'inconscient. Si ces présomptions sont vrais, le jour où les robots vont être créatifs, ils témoigneront également d'une forme de (in)conscience. Je me demande si cela sera plus facile de déduire une forme de conscience à partir d'une intention artistique, ou l'inverse. Cependant, avant d'aller plus loin dans ces projections, la question de l'IA est un premier étude de cas pour lancer le débat, puisque ses avancements ont des effets concrets sur notre vie quotidienne et façon d'interagir. Le neurologue Stanislas Dehaene (n. 1965) considère que les processus inconscients, sont la preuve que la conscience ne peut-pas être modélisée: \begin{quote} ``Nous ne pouvons pas être conscients de ce dont nous ne sommes pas conscients. Ce truisme a de profondes conséquences. Parce que nous sommes aveugles à nos processus inconscients, nous avons tendance à sous-estimer leur rôle dans notre vie mentale (...). Les chiffres, mots, visages ou objets subliminaux peuvent être invariablement reconnus et influencer les niveaux moteurs, sémantiques et décisionnels de notre vie mentale. Les méthodes de neuroimagerie révèlent que la grande majorité des zones cérébrales peuvent être activées inconsciemment\footnote{ ``We cannot be conscious of what we are not conscious of. This truism has deep consequences. Because we are blind to our unconscious processes, we tend to underestimate their role in our mental life(...) Subliminal digits, words, faces, or objects can be invariantly recognized and influence motor, semantic, and decision levels of processing. Neuroimaging methods reveal that the vast majority of brain areas can be activated nonconsciously.”}.”\cite{dehaene2021springer} \end{quote} Pour synthétiser ces observations entre l'intelligence artificielle, la conscience et l'inconscient, je m'appuie sur les notes de la philosophe française Catherine Malabou (n. 1959). Pour elle, aborder la question de l'IA, signifie réfléchir à une relation de coopération entre humain et machine. Malabou a refusé l'idée de compétitivité entre les deux, en précisant que pour elle s'il s'agit d'une fausse problème: \begin{quote} ``Croire qu’il existe une réalité humaine intacte de toute aliénation technologique est une illusion qui s’effondre facilement dès que l’on prend en compte le fait que le cerveau humain – parlons de lui puisque c’est bien de lui qu’il s’agit – s’est développé épigénétiquement dans son interaction avec les artefacts. Leroi-Gourhan l’explique magnifiquement. Du silex à la cybernétique, le mécanisme de l’interaction est le même. Notre cerveau ne peut fonctionner qu’à se mettre au dehors, à prolonger son système par des prothèses (cf. \textit{l’exorganologie} de Bernard Stiegler), au point qu’il est impossible de faire la part, dans l’évolution cérébrale des hommes depuis la préhistoire, entre nature et technique. Un cerveau qui ne serait pas prolongé par des artifices serait un cerveau mort.” \end{quote} La philosophe souligne la distinction entre le concept d’\textit{intellect} et celui d’\textit{intelligence}, dont l’apparition est plutôt liée à Bergson et au développement de la psychologie expérimentale en fin de XIXe siècle. Elle défend un point de vue matérialiste selon lequel les fonctions intellectuelles sont supportées grâce à des bases matérielles et organiques: \begin{quote} ``Ayant beaucoup travaillé sur le cerveau, je suis convaincue qu’il n’existe pas de lieu séparé qui abriterait les opérations mentales et cognitives, elles dérivent toutes de processus neuronaux. Il est donc impossible de ne pas associer intelligence et cerveau.” \end{quote} Cependant réduire l’intelligence humaine à du calcul mathématique et des termes quantitatifs, n’a pas de sens pour elle non plus. En échange, Malabou voit de l’intérêt dedans lorsque ce calcul invente les concepts sur lesquels il résonne. Plus spécifiquement, elle propose comme définition minima de l’intelligence \textit{l’invention de son objet}. Dans un entretien avec Malabou, le journaliste Ariel Kyrou (n. 1962) évoque le livre \textit{Cerveau augmenté, homme diminué} (2016) du philosophe Miguel Benasayag pour qui: \begin{quote} ``la pensée n’est pas déposée dans les réseaux de neurones comme un software figé installé dans le hardware. Elle est distribuée dans le corps et dans le milieu, dans l’échange entre l’un et l’autre, ainsi que dans l’histoire – s’inscrivant ainsi dans une évolution complexe qui n’a aucun rapport avec celle des versions successives de logiciels enrichis de nouvelles lignes de code informatique (2.0,2.1, 2.12, etc.).” \end{quote} Lors de cet échange, ils avancent l'idée que l’aboutissement des préoccupations technologiques courantes, sera probablement une IA capable de définir son sujet de recherche. Les différences entre la pensée de Kyrou et celle de Malabou concernent les conséquences de ces avancées dans la recherche en IA. Leur point de vue s'accorde quand il s'agit de l'impact que les techniques et les outils -``du silex à l’écriture et dorénavant au monde numérique”- ont pour faire évoluer notre cerveau. Ils défendent dans la même mesure l'impossibilité de prédire l'avenir technologique de notre planète. Tout comme ils affirment leur méfiance quant à la possibilité de contrôler l'impact de la technologie dans les années à venir.\smallskip Pour résumer, l'intelligence artificielle connexionniste transpose le modèle des réseaux de neurones et leur façon de traiter l’information basée sur des calculs à des machines, tandis que l’intelligence artificielle symbolique traite cette information par la manipulation de symboles en explorant des données massives sur le comportement humain. La perspective théorique selon laquelle dans un futur plus ou moins lointain, un autre type d’intelligence- plurielle, imprévisible et complémentaire à l’intelligence humaine- verra le jour, complexifie ce scénario. Entre ce qu’il a été défini comme \textit{l’IA symbolique}, \textit{l’IA numérique} et la polarité entre ces deux approches exclusives - le concept d' \gls{Intelligence Extensive} (IE) ou ``Extended Intelligence” en anglais, représente une alternative constructive. Ce type d'intelligence vise l’amélioration des capacités humaines en interaction avec des agents non-humains. Plus concrètement, en lieu d’être en compétition directe avec l’intelligence humaine, l’IE cherche à la sublimer. Cette approche utilise l’erreur comme outil d’apprentissage et intègre des principes de \textit{slow science}\cite{i.stingers} pour permettre à l’humain de mieux intégrer les données de son environnement pour coopérer avec la machine. En cherchant des analogies dans notre contexte particulier qui est le domaine de l’art, il est plus facile de se concentrer sur cet aspect de l’erreur comme outil d’apprentissage et donner place à l’expressivité de la machine. Les enjeux sont moins importants et les aboutissement technologiques pourraient correspondre à une forme de sérendipité. Néanmoins, même dans ce cas- les considération éthiques\cite{ndior2019cairn}, les ressentis\cite{devillers2017robots} et les éventuelles réactions imprévisibles de la part des humains dessinent une forme de conscience difficile à prédire pour chercher son correspondant artificiel. La robotique, tout comme l'IA s'empare de ces théories et notions pour construire de modèles (en anglais \textit{world models}) qui pourraient correspondre à un environnement sensoriel des agents artificiels. Ainsi le modèle d'un chauve-souris est différent de celui d'un robot, qui est à son tour différent de celui d'un humain: \begin{quote} ``Un système cognitif apprend un modèle mondial pour mieux prédire ses futures observations sensorielles et optimiser ses politiques, également appelées contrôleurs. Bien que le terme \textit{modèle mondial} soit généralement utilisé pour désigner la dynamique spatio-temporelle de l’environnement externe, il pourrait également s’appliquer à la dynamique corporelle (y compris les signaux intéroceptifs provenant de l’intérieur du corps) et à l’environnement social\footnote{en version originale: ``A cognitive system learns a world model to predict its future sensory observations better and optimize its policies, also referred to as controllers. Note that although typically the term \textit{world model} is used to denote the spatiotemporal dynamics of the external environment, it could also equally apply to bodily dynamics (including interoceptive signals from inside the body) and the social environment.”}.” \cite{taniguchi2023tf} \end{quote} \section{Robotique et cognition incarnée} Qu’il s’agisse d’un objet mobile avec une source d’énergie, programmé pour \textit{sentir} et \textit{interagir} avec son environnement\cite{mayor2019princeton} ou d’un agent capable de percevoir son environnement par des capteurs et d'agir sur cet environnement par l’intermédiaire d’effecteurs, les robots font l'objet de multiple définitions. La référence dans le domaine de l'intelligence artificielle est le livre de Russell et Norvig\cite{russell2010ai} que nous mettons en parallèle avec\cite{pfeifer2006mit} pour évoquer la façon dont les robots influencent notre sens du réel et notre réalité depuis que nous interagissons avec eux. En plus du fait qu’ils exécutent du travail utile pour les humains (comme imaginé initialement par l’écrivain tcheque qui a donné leur nom\cite{kopek}), leur place dans notre société est désormais acquise. Pour l'instant, nous attendons de ces robots qu’ils exécutent des actions précises, selon les instructions reçues lors de leur configuration. Dans un avenir plus ou moins proche, il est possible qu’ils seront capables de nous surprendre avec des comportements inattendus. Dans le domaine des arts, les travaux d'Ensadlab Paris sur les artefacts à comportement autonome ont déjà avancé quelques hypothèses à ce sujet\cite{levillain2017behavioral}. Des autres exemples sont présentés dans le troisième chapitre de cette thèse. \subsection{La robotique cognitive} Certains mouvements en robotique ont suivi de prêt les avancées en sciences cognitives\cite{liu2024elsevier}. Parmi eux, j’évoque la robotique basée sur le comportement - behavior based robotics- BBR qui s’inspire des systèmes biologiques. Cette branche de la robotique construit des dispositifs qui réagissent à l’environnement. Le focus de la BBR est le monde animal, plus particulièrement le comportement des insectes. Un des caractéristiques les plus importantes de cette discipline est \textit{l’adaptabilité} des systèmes qui en font partie. Ainsi, ces robots sont peu dotés d'une puissance de calcul pour réaliser des actions. En échange, leur comportement émerge des interactions qu’ils ont avec l’environnement. Le type d’intelligence artificielle qui opère dans ces systèmes est inspiré par la branche de l’IA faible ou \gls{weak AI} mentionné quelques pages auparavant. La programmation de ces robots contient un set des comportements spécifiques, selon l’environnement où ils opèrent, avec les problèmes qu’ils doivent résoudre. Quand un comportement n’est pas adapté à un contexte particulier, ils s’appuient sur des erreurs pour améliorer leur modèle interne.\smallskip Le fondateur de cette discipline est Rodney Brooks (n. 1954), qui par ses expérimentations au Massachusetts Institute of Technology (MIT) dans les années 1980, a mis les bases de la robotique basée sur le comportement. Ses premiers robots, avec des roues pour suggérer des pattes, ont été construits suite à ses observations des comportements anthropomorphiques. Parmi leurs instructions: éviter un obstacle, s’approcher d’une source de lumière, chercher à économiser sa batterie lors de longs trajets, etc. Une des influences de Brooks est le travail de neurophysiologiste et pionnier de la robotique W. Gray Walter. Fin des années 1940, Gray Walter a développé un certain nombre de robots simples basés sur des comportements ressemblant à des animaux. Ces prototypes de robots ont aidé Gray Walter à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau des animaux, par des modèles simples de leurs opérations de base. Les plus connus sont Elmer et Elsie (abréviation de ELectro MEchanical Robots, Light Sensitive), recouverts d’une coque en plastique transparent similaire aux tortues. Enfant, Brooks a lu le livre de Walter \textit{The Living Brain} (1963), pour ensuite construire ses propres prototypes. Ingénieur brillant, Walter décrit dans son recueil ses débuts dans les années 1930 à l’époque de l’électronique à tubes sous vide. D'une invention à l'autre, il finit par transformer son laboratoire de Bristol, en Angleterre, en l'un des principaux centres mondiaux de recherche en électroencéphalogramme (EEG). Connu pour sa critique de l’IA symbolique, Brooks voit la logique et le raisonnement comme des processus mentaux propres aux humains. Au lieu de se focaliser sur le traitement des symboles et les représentations internes, il propose de construire des modèles basés sur l’interaction avec le monde réel. Ces modèles ont inspiré les théories sur l’incorporation et la cognition incarnée que nous avons mentionné auparavant. Cependant que ce Brooks mettait en avant était la complexité du raisonnement humain et de l'intelligence acquise par le langage: \begin{quote} ``Ce qui différencie les humains des animaux, c’est la syntaxe et la technologie. De nombreuses espèces d’animaux émettent de nombreux cris d’alerte. Pour les singes, un seul cri signifie qu'il y a un oiseau de proie dans le ciel. Un autre signifie qu'il y a un serpent par terre. Tous les membres de l'espèce s'accordent sur la correspondance entre des sons particuliers et ces significations primitives. Mais aucun singe ne pourra jamais exprimer à un autre : \textit{Hé, tu te souviens de ce serpent que nous avons vu il y a trois jours ?. Il y en a un ici qui lui ressemble.} Cela nécessite une syntaxe. Les singes ne l'ont pas\footnote{en version originale: ``What separates people from animals is syntax and technology. Many species of animals have a host of alert calls. For velvet monkeys one call means there is a bird of prey in the sky. Another means there is a sneak on the ground. All members of the species agree on the mapping between particular soundsand these primitive meanings. But no velvet monkey can ever express to another: \textit{Hey, remember that snake we saw three days ago?. There's one down here that looks just alike.}Thant requires syntax. Velvet monkeys do not have it.”}.” \cite{brooks2003panteon} \end{quote} Paradoxalement, ce sont ces branches là qui se sont plus développés en robotique. En cours des trois dernières décennies, les observations de Brooks ont donné suite à des innovations dans le domaine de l’intelligence artificielle notamment grâce aux avancées des moteurs de recherche et des agents conversationnels virtuels. En parallèle, l’intelligence incarnée fait partie des méthodologies pour construire des robots autonomes. Leur objectif est d’acquérir une forme incarnée de cognition pour résoudre les problèmes fondamentaux et paradoxes de l’IA traditionnelle, tels le \textit{Chinese Room Argument} mentionné plus haut. Une branche de la robotique qui s’inspire des systèmes vivants est la robotique développementale ou Cognitive Developmental Robotics (CDR). L'ingénieur Minoru Asada (n. 1953), professeur au département Adaptive Machine Systems de l'université de Osaka, a mis les bases de cette discipline au début des années 2000: \begin{quote} ``La robotique cognitive développementale vise à comprendre le processus de développement cognitif humain par des approches synthétiques ou constructives. Ses principes fondamentaux sont l'\textit{incarnation physique} et l'\textit{interaction sociale} qui permettent la structuration de l'information suite aux interactions avec l’environnement, y compris avec d’autres agents\footnote{en anglais:``Cognitive Developmental Robotics aims at understanding human cognitive developmental process by synthetic or constructive approaches. Its core ideas are \textit{physical embodiment} and \textit{social interaction} that enable information structuring through interactions with the environment, including other agents.”}.” \cite{asada2009tamd} \end{quote} CDR se base sur des principes de cognition incarnée pour structurer l'information lors des interactions avec l'environnement. Elle propose des modèles de développement inspirés par les fonctions cognitives humaines en lien avec le comportement\cite{asada2009tamd}. Le papier\cite{taniguchi2023tf} présente un état d'art concernant les défis de cette branche influente de la robotique. Ses auteurs se demandent comment mieux développer des robots qui explorent l'espace de manière autonome, comprennent ses réglés et apprennent d'une façon continuelle s'adapter à celles-ci. La réponse se trouve dans les études sur le développement des enfants, similaires aux théories de Piaget que j'ai mentionné au début de ce chapitre. Les enfants apprennent grâce à leurs interactions physiques, avec environnement et leurs tuteurs. L'affectivité et les capacités sociales, en anglais \textit{social skills}, jouent un rôle important dans ce processus. Pour Asada et ses collègues, ce processus d'apprentissage est permanent. Les robots qui développent leur intelligence, doivent être capables d'adapter perpétuellement leur apprentissage de l'environnement, à travers l'expérience sensori-motrice de celui-ci. Une autre direction promut également l'importance des processus réflexifs dans le développement de l'intelligence des robots\cite{takeno2012crc,zhegong2022springer}: \begin{quote} ``Ce processus de reconnaissance de soi est de plus en plus étudié en robotique pour mimer le développement des capacités motrices et d’interaction sociale chez l’enfant. Mais de telles corrélations statistiques entre ce qui est perçu par les caméras du robot et ses ordres moteurs peuvent être calculées sans une quelconque notion de conscience de soi. Ici, la mesure du degré d’information intégrée dans le programme informatique du robot apporterait une réponse quantitative et précise sur le degré de conscience attendu en lien avec un tel processus.” \cite{chatila2022pourquoi} \end{quote} \subsection{Une \textit{cognition} artificielle?} Comme nous avons vu auparavant, le début des années 1990 est marqué par la publication de plusieurs ouvrages comme celles de Brooks, Dennett ou Varela sur une possible conscience des machines. Pour interroger cette possibilité vingt ans plus tard, les roboticiens s'appuient sur des théories en sciences cognitives, informatique et phénoménologie. Une des derniers tendances est le rapprochement avec l’autonomie biologique et la subjectivité comme nouvelle interprétation de la cognition incarnée\cite{Ziemke_AI}. Concernant la capacité de robots d’entreprendre des actions, traduit ici comme \textit{capacité d'agir} de l’anglais \gls{agency}, Ziemke affirme: \begin{quote} ``la perception est un mode habile d'exploration de l'environnement qui s'appuie sur une compréhension implicite des régularités sensorimotrices, c'est-à-dire que la perception est constitué par une sorte de savoir-faire corporel. En général, le récit sensorimoteur met l'accent sur l'importance de l'action dans la perception. La capacité d'action n'est pas seulement nécessaire pour utiliser les compétences sensori-motrices, elle est également une condition nécessaire à l'acquisition de telles compétences puisque \textit{seulement par des mouvement propres, le sujet peut tester et ainsi apprendre des modèles pertinents de dépendance sensorimotrice}(...)En d'autres termes, l'approche sensorimotrice dynamique a besoin d'une notion d'individualité ou capacité d'agir qui est à l'origine de notre action intentionnelle dans le monde\footnote{en version originale: ``perception is a skillful mode of exploration of the environment which draws on an implicit understanding of sensorimotor regularities, that is, perception is constituted by a kind of bodily know-how. In general, the sensorimotor account emphasizes the importance of action in perception. The capacity for action is not only needed in order to make use of sensorimotor skills, it is also a necessary condition for the acquisition of such skills since \textit{only through self-movement can one test and so learn the relevant patterns of sensorimotor dependence}(...) In other words, the dynamic sensorimotor approach needs a notion of selfhood or agency which is the locus of intentional action in the world.”}.” \cite{ziemke2016body} \end{quote} Pour continuer cette idée, le chercheur se demande si les boucles sensorimotrices disposent des moyens conceptuels pour distinguer les actions intentionnelles d’un agent autonome, des mouvements accidentels et réflexes. Dans son livre \textit{How the body shapes the mind} (2006), le philosophe Shaun Gallagher (1948) avance l’idée que la compréhension scientifique et phénoménologique du corps est essentielle pour comprendre des phénomènes tels que la conscience ou la cognition. Son approche vise à développer un vocabulaire commun inspiré par: \begin{quote} ``les processus cérébraux en neurosciences, les expressions comportementales en psychologie, les préoccupations de conception en intelligence artificielle et en robotique, et les débats sur l’expérience incarnée dans la phénoménologie et la philosophie de l’esprit”. \cite{gallagher2006body} \end{quote} Gallagher analyse des phénomènes tels l’apprentissage de nouveau-nés par l’imitation, la conscience de soi, le libre arbitre, la cognition sociale et l’intersubjectivité, la perception intermodale pour en citer quelques-unes des thématiques abordées. Il aborde ces sujets au travers des concepts comme l'\gls{image corporelle} et le \gls{schéma corporelle}, la proprioception et la théorie de l’enactivisme. Une de ses hypothèses est la théorie de l’ancrage physique, ou en anglais \gls{the physical grounding hypothesis} (PGH). Cette théorie stipule que le contenu et le fonctionnement de l’esprit sont fondés sur les propriétés physiques et l’expérience incarnée de l’agent. Loin de promouvoir l’influence du physique sur le mental, Gallagher souligne la complexité des facteurs impliquées dans toute explication adéquate de la cognition. Entre outre le chercheur présente le rôle du schéma corporel dans une gamme de fonctions cognitives perceptives, parmi lesquelles la différenciation de soi et des autres. \begin{quote} ``Au début, c'est-à-dire au moment de notre naissance, nos capacités de perception et de comportement ont déjà été façonnées par notre mouvement. Le mouvement corporel prénatal a déjà été organisé selon notre propre forme humaine, dans des enregistrements proprioceptifs et multimodaux, de manière à ce que nous sommes capables d'une distinction entre notre propre existence incarnée et tout le reste. En conséquence, lorsque nous ouvrons les yeux pour la première fois, non seulement nous pouvons voir, mais notre vision, aussi imparfaite soit-elle, est déjà adaptée à ces formes qui ressemblent à notre propre forme. Le nourrisson, quelques minutes après sa naissance, est capable d'imiter le geste qu'il voit sur le visage d'une autre personne. Il est ainsi capable d'un certain type de mouvement qui préfigure une action intentionnelle et qui le propulse dans un monde humain. \footnote{en version originale: ``In the beginning, that is, at the time of our birth, our human capacities for perception and behavior have already been shaped by our movement. Prenatal bodily movement has already been organized along the lines of our own human shape, in proprioceptive and cross-modal registrations, in ways that provide a capacity for experiencing a basic distinction between our own embodied existence and everything else. As a result, when we first open our eyes, not only can we see but also our vision, imperfect as it is, is already attuned to those shapes that resemble our own shape. The infant, minutes after birth, is capable of imitating the gesture that it sees on the face of another person. It is thus capable of a certain kind of movement that foreshadows intentional action, and that propels it into a human world.”}.” \cite{gallagher2002primacya} \end{quote} Nous rajoutons à cela le travail de Ziemke sur les implications du terme \textit{grounding}\cite{ziemke1999rethinking} sur le comportement des agents non-humains incarnés, ainsi qu'une clarification par rapport au terme employé par Halprin dans ses expériences somatiques mentionnés dans le premier chapitre. Plus loin, Gallagher décrit le concept de schéma corporel et sa différence par rapport à l’image corporelle. Ainsi dans son acceptation, un schéma corporel est un système de capacités sensori-motrices, englobant tous les aspects non-conscients du contrôle moteur, y compris les processus sous-corticaux, pré-moteurs et moteurs dans le cerveau. Il mentionne également les systèmes d’information nécessaires au bon fonctionnement de ces processus. Il distingue ce concept de celui d’image corporelle, vu comme résultat des expériences perceptives du corps. Gallagher distingue les différences entre les deux termes au niveau empirique donnant l’exemple d’un patient qui dans un état de négligence ne se préoccupe de son image de soi pour se laver ou s’habiller. Cependant ses capacités motrices telles que la marche ou les tâches manuelles restent intactes et il les exerce. Cela montre que même si l’image corporelle est altérée ou endommagée, le schéma corporel reste intact. Au même titre, les sujets qui ont perdu un membre ont la capacité de le ressentir\cite{the_limb_phanom_theory}. Plus loin, Gallagher illustre le cas des malformations congénitales, où le membre fantôme est ressenti quelques années après la naissance, d’habitude après une intervention chirurgicale, un accident ou un autre événement corporel important. Ainsi la probabilité qu’un schéma corporel ou une image corporelles soient innés, est très réduite. Dans les cas de membres fantômes, des informations contradictoires entre la proprioception(qui pourrait indiquer la présence d’un membre) et la vision (qui l’infirme) se basent sur la vision. Ainsi ce type d'accumulation d'information qui résulte de l'intéraction avec l'environnement des organismes vivants, pourrait être transposée aux machines. Leurs propres schémas corporels existent déjà et ce sont elles qui déterminent le comportement du robot. Reste à voir si le type de cognition acquise par l'agent vivant est proche à celle de l'agent artificiel. \subsection{Des émotions artificielles} Les émotions jouent un rôle clé dans la question de la conscience. Prof. Asada supervise des études sur le développement de \textit{l’empathie artificiele} et le rôle de la \textit{contagion émotionnelle} dans la mimique motrice\cite{asada2015towards}. Son équipe met en place des études sur le type de cognition que les bébés développent dans leurs premiers mois, pour ensuite transposer ses principes à des robots. L’évolution corporelle et la croissance des humains est pour lui un des concepts clé de la robotique cognitive. \textbf{Le rôle de l’introspection} L’introspection permet aux humains d’être conscients de leurs propre processus mentaux. Ces processus semblent avoir une séquence linéaire comme la production de la parole ou des lignes de raisonnement. L’introspection influence également les actes artistiques. Pendant la phase de création, un artiste sonde son imaginaire pour clarifier ses intuitions. Lorsque nous nous rappelons de l’exemple donné par Block, c’est intéressant d'analyser un possible scénario où la personne aurait prêté attention au bruit auparavant ignoré. Cela pourrait produire un type d’expérience subjective, à la limite de la conscience d’accès, pour ensuite déterminer à partir de quand le bruit est devenu conscient. Cette introspection liée à un stimulus extérieur, trouve son équivalent dans l’acte d’introspection de l’artiste qui veut mieux comprendre ses intuitions. Ainsi la distinction de Block entre conscience phénoménale et conscience d’accès a des implications importantes pour les neuroscientifiques et les informaticiens qui cherchent à modéliser une conscience artificielle dans des dispositifs tels les robots. Mais une fois cette intention exprimée, comment pouvons-nous savoir si l’algorithme a produit une conscience semblable à celle de l’homme? Dans la même mesure, le fait de développer des expériences subjectives pour la conscience phénoménale des robots, implique des considérations éthiques. Heureusement le moyen pour doter rationnellement les machines de nos expériences personnelles, parfois irrationnelles, n’est pas encore à notre portée. Même si la communauté scientifique est divisée et de nombreux neuro-biologistes et informaticiens estiment que les philosophes sont trop pessimistes quant à la capacité des algorithmes de modéliser la conscience humaine, il est important de comprendre nos motivations et intentions face à cela.\smallskip Les paradigmes sur l’énaction, en anglais \textit{the enactive theory}, ont émergé après la publication du livre \textit{The Embodied Mind} (1992) que nous avons évoqué auparavant. Par son biais, nous découvrons que les expériences perceptives ne sont pas des événements internes dans notre tête, mais plutôt des actions que nous produisons à travers notre exploration sensorimotrice de l’ environnement. En allant plus loin, Rolf Pfeifer et Josh Bongard soulignent dans le livre \textit{How the body shapes the way we think} (2006), l’importance de la morphologie du corps et ainsi de l’embodiment, sur l’intelligence d’un système. Leur point de départ est le fonctionnement humain qu’ils extrapolent aux machines, avec l’idée que pour être intelligent, nous avons besoin d’un corps physique: \begin{quote} ``L’une des capacités les plus élémentaires de toute créature est la catégorisation : la capacité de faire des distinctions dans le monde réel. Si nous ne pouvons pas distinguer les aliments des non-aliments, les objets et situations dangereux des objets et situations sûrs, nos parents des autres personnes ou notre maison du reste du monde, nous n’allons pas survivre très longtemps. De même, les robots incapables de faire des distinctions fondamentales, par exemple un robot domestique incapable de distinguer les déchets des antiquités, un aspirateur du lave-vaisselle ou les animaux domestiques des bébés, ne seront pas très utiles. Nous tenterons de démontrer que la formation de telles catégories est directement déterminée par notre incorporation, c’est-à-dire notre morphologie et les propriétés matérielles de notre corps. La morphologie comprend la forme du corps, les types de membres et l'endroit où ils sont attachés, les types de capteurs (yeux, oreilles, nez, peau pour le toucher et la température, la bouche pour le goût) et l'endroit où ils se trouvent sur le corps. Par propriétés matérielles, nous entendons par exemple la déformabilité du bout des doigts et de la peau, ou encore l'élasticité du système musculo-tendineux\footnote{en anglais: ``One of the most elementary capacities of any creature is categorization: the ability to make distinctions in the real world. If we cannot distinguish food from nonfood, dangerous from safe objects and situations, our parents from other people, or our home from the rest of the world, we are not going to survive for very long. Likewise, robots incapable of making basic distinctions, e.g., a household robot that cannot distinguish garbage from antiques, a vacuum cleaner from a dishwasher, or pets from babies will not be very useful. We will attempt to demonstrate that the formation of such categories is very directly determined by our embodiment, i.e., our morphology and the material properties of our body. Morphology includes the shape of the body, the kinds of limbs and where they are attached, the kinds of sensors (eyes, ears, nose, skin for touch and temperature, mouth for taste) and where on the body they are found. By material properties we mean, for example, the deformability of the fingertips and of the skin, or the elasticity of the muscle-tendon system.”}.” \cite{pfeifer2006mit} \end{quote} Ces catégories sont transformés par le cerveau en langage, nous aidant à interagir avec le monde.Si les robots disposent déjà d'un corps physique, savoir faire l'expérience d'une incorporation leur échappe. Je me demande alors comment la danse, langage du corps et des émotions, peut faciliter cela. \textbf{Le rôle de l’affecte} Le concept d’émotion, vu sous l'angle de la théorie 4E de la cognition est une affectivité située, pour qui la cognition n’est pas un processus quantifiable, similaire à un modèle informatique. Au contraire, tout affecte nécessite un type incarné et situé de cognition. Dés la petite enfance, jusqu'aux situations sociales sophistiquées qui caractérisent l’âge adulte, les processus emphatiques complexifient la compréhension que nous avons de nous-mêmes et notre environnement. Ainsi nous remarquons que ce n’est pas seulement le sentiment conscient d’émotion qui est important. Des processus affectifs inconscients comme la douleur ou le plaisir, jouent un rôle tout aussi important et peuvent biaiser la perception des émotions. Pour interroger cette place des affectes dans la construction de l'expérience du réel, la chercheuse Branka Zei Pollermann introduit un\textit{modèle unifié de cognition}\cite{pollermann2006} basé sur les théories de Jean Piaget (1896- 1980) et Ludwig von Bertalanffy (1901- 1972) et Louis J. Prieto. Ce modèle stipule que les espaces affectives (ie. \textit{affected spaces}) facilitent des comportements adaptatifs lors des processus cognitifs. Ses observations s'appuient sur la théorie générale des systèmes, qui cherche un modelé unifié des connaissances. La modélisation des organismes humains, appelés \textit{systèmes ouverts} par von Bertalanffy, et le concept de \textit{praxis} de Prieto comme action intentionnelle mettant en avant les particularités des connaissances scientifiques. Alors que Jean Piaget avance deux concepts-clé pour caractériser l’interaction des systèmes dites intelligentes avec l’environnement. Le premier est le concept d’\textit{assimilation des schémas de comportement préexistant} et l’autre le concept d’\gls{adaptation}. Concept clé en robotique, la capacité d'adaptation est considérée ici comme moment d’équilibre entre deux états, évoquant un sentiment de plaisir quand cet équilibre atteint. Selon le point de vue de Piaget, l’intelligence humaine se développe avec l’âge, passant par plusieurs étapes parmi lesquelles: l’intelligence logico-mathématique, musicale, spatiale, corporelle-kinesthésique, interpersonnelle et ainsi de suite. Le chercheur Olivier Houdé, specialiste en developpement cognitif, complète cette théorie\cite{Houdé}, en situant trois phases de l’intelligence humaine modélisés dans des algorithmes: \begin{itemize} \item l’intelligence sensori-motrice (avant 6 ans) \item l’intelligence opérationnelle concrète tel comme définie par Jean Piaget (entre 7 et 12 ans) \item l’intelligence propre à la résistance cognitive, appelée \textit{intelligence opérationnelle formelle}(de l’adolescence à l’âge adulte) \end{itemize} Cette dernière permet le raisonnement scientifique et l’apprentissage des valeurs et normes sociales. Les affectes y sont présentes dans les trois phases mais opèrent consciemment lors de la dernière. Plus loin en parlant des émotions, Pollermann cite le neuropsychologue Douglas Watt (n. 1950) pour qui lorsque les paramètres de base dépassent les variations connues, l’état est ressenti et interprété comme émotionnel : \begin{quote} ``Lorsque les états physiologiques internes se situent en dehors d'un intervalle souhaitable, les sensations viscérales et les dispositions à l'action sont activées. \footnote{``When internal physiological states are outside a desirable range, both visceral sensations and action dispositions are activated.”}.” \end{quote} A mon tour, je m'interroge sur le rôle des représentations mentales en lien avec ces observations. Sur scène, les performeurs convoquent leur imaginaire. Leur vécu expérientiel vient s'associer à des émotions nouvelles, qu'ils vivent seulement en partie- \textit{sorte de simulacre d'une émotion}. Cet aspect est proche de celui des robots, pour qui les émotions n'existent pas véritablement. Indépendamment des avancées concernant les théories sur l'incorporation\cite{gallagher2023embodied}, ou des multiples paramètres impliquées dans le concept d’intelligence, Pfeifer et Bongard considèrent comme intelligent ce qui peut être investi par deux caractéristiques: \textit{la capacité d’adaptation} et \textit{la diversité}. Plus concrètement, les agents intelligents se conforment toujours aux exigences physiques et les règles sociales de leur environnement, et exploitent ces règles pour produire des comportements nouveaux, selon le contexte: \begin{quote} ``Tous les animaux, humains et robots doivent accepter le fait qu’il existe une gravité et une friction, et que la locomotion nécessite de l’énergie : il n’y a aucun moyen d’en sortir autrement. Mais s'adapter à ces contraintes et les exploiter de manière particulière ouvre la possibilité de marcher, de courir, de boire dans une tasse, de mettre de la vaisselle sur une table, de jouer au football ou de faire du vélo. Diversité signifie que l’agent peut adopter de nombreux types de comportements afin de pouvoir réagir de manière appropriée à une situation donnée. Un agent qui ne fait que marcher, ou qui ne joue qu'aux échecs, ou qui ne fait que courir, est intuitivement considéré comme moins intelligent qu'un agent qui peut également construire des petites voitures à partir d'un kit Lego, verser de la bière dans un verre et donner une conférence devant un public critique. L'apprentissage, qui est mentionné dans de nombreuses définitions de l'intelligence, est un moyen puissant d'augmenter la diversité comportementale au fil du temps\footnote{``All animals, humans, and robots have to comply with the fact that there is gravity and friction, and that locomotion requires energy: there is simply no way out of it. But adapting to these constraints and exploiting them in particular ways opens up the possibility of walking, running, drinking from a cup, putting dishes on a table, playing soccer, or riding a bicycle. Diversity means that the agent can perform many different types of behavior so that he—or she or it—can react appropriately to a given situation. An agent that only walks, or only plays chess, or only runs is intuitively considered less intelligent than one that can also build toy cars out of a Lego kit, pour beer into a glass, and give a lecture in front of a critical audience. Learning, which is mentioned in many definitions of intelligence, is a powerful means for increasing behavioral diversity over time.”}.” \cite{pfeifer2006mit} \end{quote} L'idée que des robots capables de s'adapter à différents situations, pourront un jour proposer des véritables actes artistiques, est à la fois terrifiante et à la fois séduisante. Intégrer des principes de cognition incarnée, résoudre le problème difficile de la conscience, construire des algorithme basées sur le FEP et arriver à un état de grounding propre aux robots est encore en cours. Le vécu d'un robot, ses émotions et pensée seront codifiés dans le bagage sensoriel de son\textit{espèce}. Lorsqu'un ours peint, nous évaluons son comportement selon les normes sociales qui définissent notre espèce. Plus probablement l'ours imite un comportement humain à son tour, dont le sens lui échappe. Si toutefois, il aura un comportement spécifique, différent de celui des humains cela restera opaque pour nous, le temps que des éthologues observent plusieurs ours, pour tirer des conclusions quant à sa motivation. Dans ce sens, je reste ouverte à l possibilité d'assister un jour à une véritable œuvre d'\gls{art robotique}, faite \textit{par} des robots et non \textit{avec} des robots en guise de médiums et outils. \section*{Conclusion} Ce deuxieme chapitre présente les théories actuelles de la cognition, pour tenter définir ce qui peut être une \textit{Conscience du corps dans la robotique}. A partir d'une description de l’approche cognitiviste sont passés en revue cognitivisme la théorie 4E de la cognition, un état d'art sur les possibles définitions de la conscience et son lien avec l'action. Son introduites les concepts émergements de FEP et les enjeux de la \textit{strong IA} pour expliquer ce qui peut-être une conscience artificielle et des défis, notamment en ce qui concerne le problème difficile de la conscience. Plus loin, associer la cognition incarnée à la robotique évoque les caractéristiques de la robotique cognitive et les préoccupation des neuroscientifiques pour les émotions artificielles et les modelés unifiés de cognition. \clearpage \chapter{Robots sur scène} Ce chapitre se concentre sur les enjeux des pratiques artistiques en lien avec le mouvement, dans le contexte des spectacles ou installations avec des robots. Il introduit la biomécanique comme manière d’appréhender le corps sur scène, ainsi que des défis dans les approches scéniques contemporaines, notamment celles qui utilisent des robots. Dans son livre \textit{La robotique: une récidive d’Héphaïstos!}\cite{laumond2012robotique} (2012) Jean-Paul Laumond décrit la controverse entre la science- ``dont l’objectif est de déduire” par rapport à la technologie- ``préoccupé davantage par le faire” et les observations empiriques. Pour lui, la robotique est née de la tension entre ces deux approches contemporaines. Elles s’inspirent à leur tour des lois du vivant, de la physique, de la biologie, des neurosciences, de la psychologie et d’autres théories complémentaires. Ainsi, la robotique peut être considérée comme un moyen de comprendre et de mettre en œuvre la complexité du vivant, à travers un mélange des savoirs-faire et des pratiques. Dans une démarche parallèle, cette complexité du vivant pourrait être appréhendée aussi grâce à l’art, définie ici comme une approche issue ``ses intentions spéculatives et provocatrices”\cite{penny2019mit}. L’artiste Simon Penny utilise la dichotomie entre une forme de savoir qui réside dans l’abstraction et une autre qui réside dans la réalité concrète du monde, pour introduire une discipline émergente qu’il intitule la \gls{robotique culturelle}. Ce concept met en avant le lien entre les robots et les sociétés dans lesquelles ces derniers évoluent. Si dans les premiers chapitres nous avons pu comprendre le contexte transdisciplinaire que cette thèse défend, le présent chapitre traite du rapport du corps à la scène (qu'il s'agit d'un corps humain ou non-humain) et les implications que cela peut avoir du point de vue de la robotique. \section{La biomécanique comme façon d’appréhender le corps} La \gls{biomécanique} est largement utilisée dans la robotique, notamment concernant le design des robots. Le terme regroupe la biologie comme science du vivant et la mécanique comme science physique d’étude du mouvement, comprenant les déformations et les états d’équilibre du corps. Plus concrètement, cette discipline étudie la physiologie du mouvement dans le corps humain, avec ses fonctions et ses propriétés respectives. D'autres disciplines comme la médecine ou la cinématographie s’appuient sur des principes de biomécanique pour avancer leurs recherches respectives. Dans le domaine du spectacle vivant, des chorégraphes et des artistes numériques, se sont également intéressés à la biomécanique pour développer leurs pratiques en lien avec des robots. \subsection{Meyerhold et son approche sociologique} La biomécanique est également le nom d'une discipline enseignée par le metteur en scène russe Vsevolod Emilievitch Meyerhold (1874–1940). Cette discipline fait son apparition au début du XXe siècle pour cultiver une conscience de soi ainsi qu’un travail plastique et rythmique de l’acteur dans l'espace. Inspirée entre autres par la commedia dell’arte et le travail des danseuses Isadora Duncan et Loïe Fuller, cette méthode d’entraînement physique permet aux acteurs de développer leur coordination et leur sens du rythme au plateau. En comparaison avec d’autres concepts en théâtre, Meyerhold considérait le mouvement scénique comme un des moyens d’expression les plus puissants. Ainsi il dirige entre 1914 et 1917, dans son studio à Pétersbourg, une série d’études de pantomime accompagnées au piano. Les exercices appelés ``Les Deux Smeraldina”, ``Le poignard” ou ``La gifle”, reposent sur des actions comme le bond ou la chute ainsi que des éléments d’acrobatie avec différents objets liés à la tradition théâtrale(l’épée, la cape ou la canne entre outres). En exécutant ces partitions laborieuses, l’acteur est censé comprendre l’importance des différents éléments du corps les uns par rapport aux autres. Un exemple que Meyerhold citait lors de ces exercices, fait référence à l’importance des détails: quand le petit doigt bouge, le corps entier doit supporter ce mouvement, pour rendre le petit doigt visible jusqu’au fond de la salle\cite{baldwin1999biomecanique}. La plupart de ces expérimentations ont lieu en groupe, même si elles ne requièrent qu’une seule personne pour les pratiquer. Lorsqu’une personne finit sa pratique, le reste du groupe reprend la totalité de l’étude une seconde fois, pour proposer des variations. Pour travailler la coordination et la précision entre les partenaires, l’élément clé de la pratique de Meyerhold est le corps de l’acteur, considéré comme un matériau à travailler à la fois individuellement et collectivement. Ce corps hybride, emprunte de chaque pratique sa caractéristique principale: \begin{quote} ``Le travail physique de l’acteur, découpé en segments d’actions précisément délimités dans l’espace et dans le temps se caractérise encore par un montage de matériaux hétérogènes unifiés par le rythme de l’action et l’ironie de l’acteur : combinaison de techniques appartenant à différents métiers du spectacle, de registres vocaux variés, création d’une sorte d’acteur collectif. Les meilleurs comédiens ont l’équilibre des funambules, le tronc monté sur ressorts des jongleurs, l’audace des acrobates, le coup de poing du boxeur, le cri du ventriloque.”\cite{picon2017meyerhold} \end{quote} Ainsi en alternant travail individuel et travail collectif, les acteurs acquièrent des bases solides d’interaction et une bonne capacité d’adaptation aux formats et expériences. Leur statut s'approche a celui d'une marionnette dont l'objectif est la précision et la flexibilité physique. Tout de même, comme le souligne Mel Gordon dans son article sur Meyerhold\cite{gordon1974meyerhold}, pour le metteur en scène russe la fonction du théâtre a été d’abord sociale. Par sa méthode, Meyerhold s'est engagé à éduquer et à promouvoir la reconstruction socialiste et scientifique de son pays. Lorsque Stalin s’est emparé du pouvoir, la plupart des secteurs de la société soviétique ont traversé des processus rapides de collectivisation et d’industrialisation. Les théâtres, puis plus généralement la culture, ont perdu progressivement leurs moyens et la liberté d’expression. Dance ce contexte, d’autres méthodes se sont inventés. Le metteur en scène russe voit les troupes de travailleurs semi-professionnels comme un potentiel catalyseur des forces ouvriers grâce à l'art. Pour améliorer sa formation d’acteurs, il enrichit ses fondements théoriques avec des principes scientifiques propres à l’industrie soviétique. Parmi ces principes, le Taylorisme est le résultat des observations de l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) sur la gestion scientifique du travail et de la productivité. Au début des années 1910, sa méthode est largement appliquée dans l’industrie, notamment en Europe et en Russie. Après avoir visité des usinés et examiné leurs chaînes de production, l’ingénieur est arrivé à la conclusion que les mouvements physiques des travailleurs influencent le rendement de la production. Lorsqu’il exécute une tâche répétitive, un travailleur s’engage, souvent sans s’en rendre compte, dans des mouvements superflus qui diminuent son efficacité. Pour Taylor, il est question de trouver les mouvements et les gestes les plus efficaces, dans ce qu’il a appelé ``une économie du mouvement”. Pour faire cela, il a dû prendre en considération des facteurs comme les rythmes de travail et l’équilibre des postures. Toujours pour Gordon, les idées de Meyerhold croisent également celles de la psychologie fonctionnelle ainsi que celles du béhaviorisme que j'ai mentionné en lien avec le cognitivisme. Entre autres la psychologie fonctionnelle considère la conscience et ses états transitoires comme directement liés au corps physique, notamment lorsque certains schémas d’activité musculaire suscitent des états émotionnels équivalents. A la même époque, des médecins comme Vladimir Bekhterev ou Ivan Pavlov ont aussi entamé des recherches sur les comportements et le conditionnement des réflexes humains. Selon leurs observations, tout comportement humain peut s’expliquer par l’histoire des interactions de l’individu avec son environnement. Ces observations sont encore actuelles et appliqués dans différentes domaines, notamment la robotique, comme nous avons mentionné plus haut. En s’inspirant de ces observations, Meyerhold les applique ainsi à sa méthode d’entraînement physique des acteurs. Les effets de ce processus sont ressentis lors des spectacles dont le rythme des acteurs est proche d’une chorégraphie. Si le décor est souvent inspiré par le courant constructiviste - dont la philosophie repose sur l’austérité et les motifs non-figuratifs- les déplacements des acteurs dessinent des parcours géométriques à la façon d’une danse contemporaine. Les parcours dépendent du nombre pair ou impair des acteurs qui créent des constellations dans l’espace pour suggérer la mécanisation des processus artistiques. D’une façon avant-gardiste et engagée, Meyerhold a dédié son travail à la lutte des classes, aux problèmes sociaux, en espérant contribuer à la création d’un nouveau type humain. Le culte de personnalité et les dérives du régime totalitaire stalinien ont fait que son théâtre soit fermé en 1938 et le metteur en scène exécuté en 1940, malgré le fait qu’il soutenait pleinement les idées communiste. Presque un siècle après sa mort, ses écrits inspirent des metteurs en scène et chorégraphes contemporains. Entre temps, les robots défient les performances physiques des humains dans le travail industriel. Il nous reste à comprendre leur potentiel dans les domaines artistiques, notamment le spectacle vivant. Sur scène ils sont pour le moment loin de la flexibilité des danseurs par exemple, mais les prochaines années vont déterminer comment ils peuvent acquérir un corps performatif et performant. \section{Faire danser les robots} Pour comprendre comment mettre en scène les robots, je commence cette analyse avec les problématiques liées à la représentation du corps dans les propositions scéniques contemporaines. La bas une certaine partie de la communauté artistique en danse, semble œuvrer à une compréhension phénoménologique de l’expérience de l’incarnation. Les danseurs et chorégraphes proches de ce mouvement, s’intéressent à la conscience du corps ainsi qu’à l’évolution des formes de corporéité, avec l’émergence des principes neuroscientifiques et somatiques. Le livre \textit{Disjunctive Captures of the Body and Movement}\cite{cvejic2015disjunctive} interroge les formes de corporéité qui déconstruisant la façon d’habiter le corps. Bojana Cvejic cite des chorégraphes tels Ingvartsen et Jefta VanDinther ou Eszter Salamon pour qui la danse est, avant tout, un lieu d’expérimentation. Ce questionnement de l’expérience subjective du mouvement, est partagée avec la chercheuse Stamatia Portanova dont Cvejic nous fait découvrir le travail. A son tour, Portanova travaille sur les nouvelles technologies et leur impact sur la danse\cite{portanova2013moving}. Dans le chapitre \textit{Can objects be processes?}, elle se demande comment le geste dansé peut s’échapper à la linéarité du temps et faire émerger un contenu original, atemporel. Dans le contexte d’une monde dominé par les ordinateurs et les sciences computationnelles, elle désigne le \gls{glitch} comme élément capable de transgresser les lois physiques et de provoquer une faille anachronique dans des représentations scéniques: \begin{quote} ``l’émergence prend la forme d'un glitch, comme une interruption de la chaîne relationnelle continue entre passé et futur, du moment où les données passées sont valorisées et où des idées particulières sont sélectionnées dans une occasion d'expérience, afin de déterminer quelle sera cette future occasion d’émergence\footnote{en version originale: ``the appearance of the new takes the form of a glitch, an interruption of the continuous relational chain between past and future, the moment when past data are valued and particular ideas are selected in an occasion of experience, in order to determine what the future occasion will be.”}.”\cite{portanova2013moving} \end{quote} Son hypothèse se construit autour du travail du chorégraphe William Forsythe. Le spectacle \textit{One Flat Thing, reproduced}(2000) a comme contrepoids numérique \textit{Synchronous Objects for One Flat Thing reproduced} - un outil de visualisation des paramètres chorégraphiques dont l'apparence est proche d'un site vidéo, créé par la compagnie de danse Forsythe en collaboration avec l’Université d’Ohio. Les paramètres captés lors du mouvement des danseurs sont transposés en données statistiques en lien avec la musique, l’architecture, ou la géographie. Cela permets d'explorer sous un autre ongle les possibilités de composition entre le mouvement et l’espace. Le site \textit{Synchronous Objects}\footnote{https://synchronousobjects.osu.edu/} ne peut pas reproduire la chorégraphie à posteriori, malgré la multitude des données capturées et l’infinité des possibilités de représentation, puisque le temps de la performance est unique dans sa temporalité. Pour Stamatia, l’analogie avec le glitch trouve son correspondant dans l’instantanéité du présent quand chaque mouvement répétée en dehors de la représentation, donne suite à une œuvre inédite et éphémère. Mettre en scène des robots est souvent sujet à des contingences et erreurs de dernière minute. Nous l'avons aussi constaté lors des expérimentations en improvisation présentées dans la deuxième partie de cette thèse. Le caractère imprévisible des robots est aussi catalyseur d'une inspiration artistique, leurs partenaires humains développent une forte capacité d'adaptation et de présence. Souvent un spectacle avec des robots, n'est pas le même d'une représentation à l'autre. Les œuvres que nous allons évoquer dans les prochaines pages en témoignent. \subsection{Défis chorégraphiques dans la représentation du corps} Les œuvres chorégraphiques analysées par Cvejic ne remplacent pas les danseurs par des agents non-humains ou des systèmes numériques comme dans l’étude de Portanova. En échange, elles mettent en scène le corps comme support physique du mouvement. Cvejic insiste sur la manière dont la relation entre le corps et le mouvement est rendue impersonnelle, \textit{dé-subjectivé}, mais aussi \textit{dé-objectivé} sur la base de celle qu'elle définit comme une perturbation délibérée entre sujet et objet. Pour elle, la subjectivation traite le corps comme une source d’expression de soi. Ainsi par le mouvement jaillit l’envie du corps d’exprimer son expérience émotionnelle intérieure. A l’inverse, l’objectivation restreint le corps à un simple instrument d’articulation physique, dont le mouvement se fait ``en” et ``pour” lui-même. La chercheuse nous introduit au \textit{concept deleuzien de reconnaissance} où le corps et le mouvement se situent dans des relations d’interdépendance. L’identité subjective du danseur est reflétée et représentée dans l’identité objective du mouvement. Comprendre les facteurs qui facilitent ce processus de symbiose, nous aide à mieux définir un corps en mouvement. Déconstruire le corps humain sur scène signifie également donner l'impression d'une multiplicité de corps à partir de ses membres. Par le fait d’éviter l’unification d’une seule figure reconnaissable dans sa forme et son image, le corps est objectivé. Comme Cvejic le souligne dans son livre, partitionner le corps pour recomposer ses parties dans un processus de devenir, laisse apparaître des nouveaux corps différents et méconnaissables. Cette volonté d'effacer le corps, de le déconstruire, anticipe l'apparition des autres corporéités, non-humaines et artificielles sur le plateau. En ce qui concerne mon contexte particulier de spectacles avec des robots, je rajoute une dimension dans la dialectique corps-mouvement. Le corps en mouvement doit être en symbiose avec la machine. Là où les danseurs réalisent une synthèse entre leurs corps et le mouvement (ou ils accordent leurs corps à un mouvement spécifique), les machines deviennent la structure qui oriente cette symbiose dans le temps et l'espace. Le robot détermine comment les corps bougent sur un plateau, bien que souvent nous sommes encouragés de croire le contraire. Cette objectivation opère à plusieurs niveaux, physique et phénoménologique, avec pour seul indicateur l’expressivité humaine qui compense là où la machine n'arrive pas (encore) à s'exprimer. Dans l'optique de Cvejic, les philosophes Deleuze et Guattari voient ce résultat hybride des objets détachées et des corps réorganisés, comme un processus perpétuel: \begin{quote} ``Les objets fragmentés ne dérivent qu'en apparence des personnes(sujets) entiers; ils sont en réalité produits en étant prélevés d'un flux ou d'une matière non personnelle, avec laquelle ils rétablissent le contact en se re-connectant à d’autres objets fragmentés\footnote{en version originale: ``Partial objects are only apparently derived from (prélevés sur) global persons; they are really produced by being drawn from (prélevés sur) a flow or a nonpersonal hyle, with which they re-establish contact by connecting themselves to other partial objects.”.}” \cite{cvejic2015disjunctive} \end{quote} Cette perspective de la fragmentation perpétuelle, peut représenter un véritables impasse chorégraphique sur le plateau. Pour illustrer, Cvejic évoque le spectacle \textit{Nvsbl}(2006) d’Ester Salomon. L'artiste hongroise met en scène quatre performeuses gravitant à partir de quatre coins de la scène vers le centre- parcourant 5,5 mètres pendant une période d’environ 80 minutes. La trajectoire qu’elles effectuent est si alambiquée et prolongée dans la durée que ni les spectateurs, ni les interprètes n’arrivent à saisir complètement le déplacement dans l’espace. Alors que les spectateurs peuvent enregistrer la transformation rétrospectivement - en détournant le regard puis en regardant en arrière pour vérifier s’il y a eu un avancement, cette expérience reste en dessous du seuil de perception. Pour parler de sa démarche, Salomon cite à son tour la critique d'art Peggy Phelan pour qui toute performance à sa propre réalité. Cette réalité existe seulement pendant le temps de la représentation: \begin{quote} ``La vie d'une performance réside seulement dans le présent. Une performance ne peut pas être sauvegardée, enregistrée, documentée; elle ne peut pas participer d’une autre manière à la circulation des représentations de représentations : une fois que cela se produit, elle devient autre chose que de la performance\footnote{en version originale:``Performance's only life is in the present. Performance cannot be saved, recorded, documented, or otherwise participate in the circulation of representations of representations: once it does so, it becomes something other than performance.”.}” \cite{phelan2003unmarked} \end{quote} Pour créer \textit{Nvsbl}, la chorégraphe hongroise s’est inspirée des techniques somatiques comme le Body Mind Centering, mentionné dans le chapitre antérieur. Comme le souligne Cvejic, tous les paramètres par lesquels le mouvement est habituellement perçu et reconnu sont suspendus lors de cette représentation. Aucun élément corporel ne peut être distingué comme initiateur du mouvement, puisque chaque performeuse est impliquée dans un mouvement perpétuel qui opère à son intérieur. Certains chercheurs\cite {royo2016mit} évoquent le concept de regard oscillatoire, en anglais \textit{oscillating gaze}, pour faire référence au mouvement d’attention qui sollicité le spectateur pour regarder différemment ce que se déploie devant ses yeux. Lors de cette expérience, des nombreuses parties du corps s’engagent simultanément dans un processus de dépliage des formes, pour devenir objet. Performeur et spectateur vivent ce processus différemment, mais saisissent ses enjeux de la même manière. Une analogie plus simple fait référence à la manière d'employer des objets ou dispositifs non technologiques sur un plateau. Cvejic prend comme exemple le spectacle \textit{It’s in the air}(2008) par Ingvartsen and Jefta VanDinther dont il est question de réinventer le corps et ses limites dans un contexte où les lois physiques sont transgressées. Ce spectacle où un homme et une femme performent sur deux trampolines géantes, s’organise autour de plusieurs rencontres mouvement-machine. Le mouvement reste partagée entre le corps et le trampoline, entre le volontarisme de l’action et le lâcher-prise de la personne qui subisse le rebond: \begin{quote} ``Nous ne cherchons pas à savoir ce que nous pouvons faire sur un trampoline, mais plutôt ce qu'un trampoline peut faire pour nous. En utilisant les trampolines comme contrainte pour la production du mouvement, nous nous forçons à reconsidérer tout ce que nous savons sur le corps dansant: en relation avec le poids, la forme, la gravité, la direction, le rythme et la composition\footnote{en version originale: ``We are not looking for what we can do on a trampoline but rather for what a trampoline can do for us. By introducing the trampolines as a resistance to the movement production, we force ourselves to reconsider everything we know about the dancing body, in relation to weight, shape, gravity, direction, rhythm and phrasing.”.}” \cite{cvejic2015disjunctive} \end{quote} Les deux performeurs multiplient les possibilités d’expression, alternant entre le lâcher prise et la maîtrise totale du geste, un corps tonique et un corps mou, un saut haut et un saut très bas. Le rythme de leurs sauts donne l’impression d’un visionnage des images cinématographiques à la façon d'un étude de mouvement de Muybridge. Le corps apparaît comme une figure, à la fois humaine, animale et mécanique, en compétition avec la gravité. Sa dé-subjectivation en relation avec des trampolines, montre comment des dispositifs techniques moins complexes que les robots peuvent nous interpeller tout autant. \subsection{Déconstruire la corporéité des robots qui performent} Dans notre contexte particulier de la danse, analyser les changements dans la conception et la configuration des projets, interroger les nouvelles formes de corporéité, nous aident à mieux évaluer nos possibilités d’interaction physique avec des robots lors d’une performance. En suivant l’évolution des principes concernant la notion d'incorporation (embodiment)\cite{clark1998being}, \cite{dautenhahn2002embodied}, \cite{ziemke2013s}, \cite{ziemke2016body}, les artistes s'inspirent de ces principes pour créer des formes d'art hybrides. Au cours des dernières décennies, des chercheurs dans différents domaines de la robotique(notamment la robotique cognitive mentionné auparavant) ont étayé l’importance du mouvement dans la mise en place des interactions avec les robots. Pour la grande majorité d’entre eux, le contrôle optimal est le facteur clé pour améliorer tout travail collaboratif homme-robot. Leur objectif est de générer des commandes motrices adaptées à plusieurs contextes et contraintes. Certaines études mesurent l’effet de l’imitation sur le HRI, alors que d’autres se concentrent sur l’improvisation et l’apprentissage par renforcement. A notre échelle, cette thèse en recherche-création s’attache à comprendre comment la perception du mouvement peut augmenter le sentiment de complicité avec les systèmes artificiels. De manière large, elle interroge la façon dont le comportement et plus particulièrement le mouvement (qu'il soit dansé ou simple geste quotidien) en relation avec des robots, augmentent la créativité et la capacité d'improvisation, concepts que nous allons aborder dans les prochains chapitres consacrés aux observations pratiques de nos expérimentations. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_heart-robot} \caption{\textit{Heart Robot} (2009), un projet de David McGoran. Source photo:https://journals.openedition.org/gradhiva/2335} \label{fig:abderheart-robot} \end{figure} Pour programmer des robots qui dansent, trouvons d'abord des analogies entre les symboles abstraits des programmateurs et les signaux physiques des corps en mouvement. Selon le roboticien Jean-Pierre Laumont, ``un mouvement est perçu par les autres dès son achèvement dans l’espace physique”\cite{laumond2016dance}. Pour lui, toute analyse du mouvement humain qui peut être transmise aux robots, se concentre sur la relation entre l’espace physique et l’espace corporel. Les roboticiens sont confrontés à ces questions quand ils modélisent un espace physique comme l'\textit{espace opérationnel} dans lequel les actions du robot sont exprimées, alors que \textit{l’espace du corps} est, pour eux, l’espace de contrôle ou l’espace de configuration du système robotique considéré. Leur travail se concentre sur la prise en compte des informations cinématiques d’un mouvement tout comme sur les informations dynamiques - par exemple les forces de contact avec l’environnement lors d’un mouvement. La dynamique permet entre autres, de contrôler la stabilité du robot pour générer des mouvements fluides et sûrs. Comparativement à la biomécanique, qui permet d’affiner l’interaction du corps humain avec son environnement, la dynamique est un critère important pour observer la qualité d’un mouvement et mesurer sa performance. Ainsi les humains, comme les animaux, utilisent des forces de contact pour générer du mouvement et se tenir debout face à la gravité. Pour cela, ils effectuent des tâches complexes où ils adaptent leur corps à l’environnement de façon spontanée. La communauté scientifique à formalisé ces propriétés innées dans la théorie des primitives de mouvement dynamique\cite{DMP}, ou en anglais \gls{Dynamic Movement Primitives} (DMP). Pour programmer des mouvements similaires dans un robot qui danse, il faut décomposer sa séquence dans une série de mouvements élémentaires, basée à son tour sur des primitives de mouvements dynamiques. Lorsqu’il s’agit de modéliser les processus psycho-somatiques ou les émotions qui déterminent une danse, les choses deviennent en général plus compliquées. Des avancées en neurosciences s’intéressent à ce type de défis et j'ai pu découvrir quelques travaux robotiques dans ce sens\cite{damiano2020emotions, stock2022ijsr}. De façon pratique, chaque mouvement peut être modélisé sous la forme d’une équation mathématique qui respecte les lois physiques. Cette équation est à son tour traduite en langage de programmation. Des modèles mathématiques susjacents à l’analyse de la dynamique du mouvement humain correspondent à des modèles descriptifs basés sur une multitude de variables mécaniques. Dans ce sens, les équations de mouvement ont une terminologie spécifique, selon leur domaine d’utilisation. De façon générale, elles décrivent le mouvement d’un objet physique selon les lois de la mécanique newtonienne. Ce mouvement peut être représenté sous la forme de coordonnées sphériques, cylindriques ou cartésiennes. Il comprend l’accélération de l’objet en fonction de sa position, de sa vitesse, de sa masse et les variables connexes. \smallskip Toujours selon Laumond, une équation de mouvement en robotique est définie comme un moyen de comprendre la relation qui varie entre le temps pour un mouvement spécifique, le moment des forces appliquées sur l’environnement et les forces générées par les muscles et transmises par couples articulaires. Pour les humains, la capacité de combiner et d’adapter des unités de mouvement de base en tâches complexes, se produit par la coordination entre des muscles et des articulations. Puisque le corps humain dispose d’approximativement 700 muscles, 360 articulations et 206 os\cite{tozeren1999human}, le même mouvement peut être réalisé en activant différentes parties du corps. Définir le mouvement à partir des multiples stratégies possibles dévient encore plus compliqué lorsque nous prenons en compte la spécificité de chaque individu. Cette spécificité est souvent observée lors des séances d’éducation somatique comme le Feldenkrais où l’intuition et le ressenti du praticien comptent plus que les statistiques et les équations mathématiques des scientifiques. Néanmoins une fois une hypothèse émise, elle doit être vérifiée scientifiquement pour pouvoir être validée et acceptée par la communauté scientifique. C’est en cela qu’un travail intuitif et instinctif en danse contemporaine est à ce jour difficilement transposée en robotique. En fonction des mesures disponibles et de la partie du corps qui initie le mouvement humain, différentes approches peuvent être envisagées. Certaines chercheurs se concentrent seulement sur le mouvement des extrémités ou du torse, ce que correspond au \gls{task-space} ou l’espace des tâches en robotique\cite{kajita2014springer}, \cite{bouyarmane2018quadratic}. En effet, la plus grande partie du corps humain est le torse; représentant en moyenne 43\% du poids corporel total alors que les cuisses, le bas des jambes et les pieds constituent les 37\% restants du poids total - suivis par les membres supérieurs (13\%) et la tête et le cou (7\%)\cite{tozeren1999human}. Pour les mouvements courants, ces primitives ont l'origine dans notre inconscient et sont pour la plupart des gestes automatiques ou des mouvements réflexes. Hubert Godard fait appel au concept de pré-mouvement comme langage non conscient de la posture, pour expliquer ce type de mouvement: \begin{quote} ``Tout un système de muscles dit gravitaires, dont l’action échappe pour un grande part à la conscience vigile et à la volonté, est chargé d’assurer notre posture; ce sont eux qui maintiennent notre équilibre et qui nous permettent de nous tenir debout sans avoir à y penser. Il se trouve que ces muscles sont aussi ceux qui enregistrent nos changements d’état affectif et émotionnel. Ainsi, toute modification de notre posture aura une incidence sur notre état émotionnel, et réciproquement tout changement affectif entraînera une modification, même imperceptible, de notre posture.”\cite{ginot1998danse} \end{quote} A partir de ces postulats théoriques(task space, équations de mouvement, pré-mouvement), j'ai voulu commencer mes propres explorations. Les bras sont la partie de mon corps que je connais le mieux, alors une chorégraphie inspirée par cette partie de mon corps, a peu à peu fait son chemin dans mon imaginaire. Cependant les ressentis acquis à travers des pratiques somatiques sont difficilement traduisibles en robotique. C'est en cela que trouver les notions équivalentes entre neurosciences et pratiques somatiques, représente une clé pour transposer ces concepts dans la robotique. Pour illustrer, je mentionne l’expérience du neurologue américain Benjamin Libet (1916-2007) cité par Chalmers dans le chapitre précédent sur la conscience. Liebt a étudié les phénomènes qui opérant dans le cerveau au moment où une action intentionnelle a lieu\cite{libet1993brain}. Plus spécifiquement, il a organisé une expérience où il demande aux participants de bouger leur doigt spontanément, quand ils veulent. En parallèle, ils doivent regarder une horloge avec un point de lumière tournant, afin d’indiquer l’endroit où est le point sur l’horloge lorsqu’ils prennent leur décision consciente de vouloir exécuter leur mouvement de doigt. Pendant ces instructions, Liebt et son équipe analysent l’activité cérébrale avec des capteurs d’électroencéphalographie (EEG) et mesurent le mouvement réel des doigts avec des capteurs électromyographiques (EMG). Leurs résultats prouvent que le début de l’activité cérébrale commence plus d’une demi-seconde avant le mouvement réel des doigts et plus de 300 ms avant que les sujets ne prennent conscience qu’ils veulent bouger leur doigt. Ils définissent alors le facteur de \gls{readiness potential} ou potentiel de préparation - pour illustrer le fait que la volonté consciente de bouger le doigt se produit un intervalle significatif après le début de l’activité cérébrale correspondante au mouvement. Cette expérience démontre que le concept de libre arbitre est plus complexe à définir que ce que nous entendons. Les travaux de Liebt sont au cœur des débats actuels concernant l’intelligence artificielle. Si 40 ans après cette expérience, il nous est toujours difficile de modéliser ce potentiel de préparation, modéliser ce que c'est la conscience reste encore un projet en cours. Évidement cela n’empêche pas la communauté scientifique d’imaginer d’ autres pistes d’exploration et hypothèses de recherche. Comme nous avons montré dans les chapitres précédents, une de ces pistes réside dans l’importance de l’interaction avec l’environnement. Si un agent ou un système a un corps physique (en anglais \textit{is embedded}, il est soumis aux lois de la physique qui impliquent de s’habituer à la gravité et aux forces de friction, ainsi qu’à l’approvisionnement en énergie pour survivre. Tout cela engage des multiples scenarios de négociation entre les processus et calculs internes et les actions directes: \begin{quote} `` la véritable clé pour comprendre l'incorporation réside dans l'interaction entre les processus physiques et ce que nous pourrions appeler des processus informationnelles ou d’information. Pour les agents biologiques, cela représente le lien entre les actions physiques et les processus neuronales – ou, d'une façon plus informelle, entre le corps et le cerveau. Le équivalent dans un robot serait la relation entre les actions du robot et ses programmes de contrôle\footnote{en version originale: ``the real importance of embodiment comes from the interaction between physical processes and what we might want to call information processes. In biological agents, this concerns the relation between physical actions and neural processing—or, to put it somewhat casually, between the body and the brain. The equivalent in a robot would be the relation between the robot’s actions and its control program.”}.”\cite{pfeifer2006mit} \end{quote} Pour illustrer cela, \cite{pfeifer2006mit} font une comparaison entre l’action d’attraper un verre par un humain et par un robot. Si pour l’humain, le tissu de ses bout des doigts s’adapte à la forme du verre, le calcul de forces à appliquer se fait en conséquence. Cependant pour une main de robot le tissu est rigide, il n’y a pas cette possibilité d’adaptation et plus souvent le verre se casse car la force appliquée n’est pas la bonne. Cela avance l’hypothèse que l’intelligence humaine est distribuée dans tout le corps, et pas seulement dans le cerveau. Dans notre contexte, une approche moins compliquée est celle où les robots humanoïdes imitent des mouvements de danse capturés lors des démonstrations humaines. La simulation numérique du système musculo-squelettique humain permet de travailler avec un grand nombre de données expérimentales. La capacité de traiter ces données de façon itérative en temps réel dépend de la fréquence d’enregistrement des données. Les roboticiens utilisent des techniques de \gls{motion capture} ou MoCap, combinées à des technologies comme le \textit{Learning from observation paradigme\cite{nakaoka2007learning}} qui propose des modèles pour faciliter la danse- tels la cinématique inversée ou les modèles de contrôle prédictif- ainsi que de la dynamique inversée de l’espace opérationnel\cite{ramos2015dancing} ou OSID. L’objectif de ces technologies est d’enregistrer et générer des mouvements avec un coût de calcul optimal. Une grande majorité des projets artistiques actuels font appel à des robots préprogrammés par des humains pour répondre à des signaux spécifiques et se comporter d’une certaine manière. Sur scène, le fardeau des mouvements synchrones qui garantissent l’interaction repose sur la réactivité et l’adaptabilité de l’artiste. En danse par exemple, le performeur doit garder le tempo, ce qui lui limite les possibilités d’improvisation. De plus, il n’a pas le droit à des erreurs, car le robot continuerait alors à exécuter son programme quels que soient les événements imprévus qui se déroulent en parallèle. Cette situation est généralement évitée grâce à un opérateur humain disponible pour prendre le contrôle du robot à distance. En utilisant les technologies de suivi existantes comme des capteurs XSENS que nous allons présenter dans la partie pratique de notre recherche-création, l’artiste peut se connecter directement au robot, pendant que ses mouvements sont analysés en temps réel. Alternativement, ses mouvements peuvent être utilisés pour contrôler le mouvement du robot ou déclencher des changements de rôle. D’autres techniques basées sur la reconnaissance thermique ou la vision et le suivi haptique du mouvement humain, font l’objet des études en cours qui pourront éventuellement inspirer la communauté artistique.\smallskip En 2012, lors d’un spectacle de danse de 10 minutes avec un robot HRP-2 et un danseur de hip-hop, l’humain rencontre l’humanoïde sur scène. Les mouvements ont été calculés grâce au modèle OSID développé par le Laboratoire de recherche spécialisé dans l’analyse et l’architecture des systèmes (LAAS) à Toulouse. Le geste du danseur- ouvrant ses bras devant l’humanoïde- peut être interprété rétrospectivement comme une réaction empathique d’abandon devant la machine, une invitation pour devenir amis, ou bien l’acte de reconnaître un ami de longue date. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_laas} \caption{Captation de la performance au LAAS. Source photo: https://www.dailymotion.com/video/xvl4lo} \label{fig:abderlaas} \end{figure} Une fois interpellé, le robot a attendu quelques secondes -probablement dû au délai de traitement de l’information- avant d’ouvrir ses bras pour faire un câlin à l’humain. Chaque spectateur projette sa propre interprétation concernant le message du spectacle et finalement les deux interprètes ont des motivations indépendantes l’un de l’autre. Si dans le cas de l’humain c’est clair que son action a été déterminée et consciente, dans le cas du robot, nous nous imaginons qu’il a été programmé pour répondre à un comportement spécifique.\smallskip Dans\cite{nakaoka2011toward} Nakaoka et al. avancent l’idée qu’une version améliorée des robots HRP peut générer une technologie de contenu innovante à partir des technologies MoCap à l’origine des animations de personnages vidéo. Pour rendre cela possible, les développements technologiques ont été influencés par le feedback des utilisateurs en phase test, afin de mieux comprendre leurs attentes. Lors de cette expérimentation, le robot HRP-4C (l’équivalent féminin de HRP-4) a chanté et présenté une danse lors d’une performance au DC-EXPO 2010, en utilisant l’interface \gls{Choreonoid} pour programmer les mouvements. Tout en mettant en œuvre des mouvements de danse d’un chorégraphe apprécié par le public japonais, l’équipe a travaillé sur de nouvelles possibilités d'expression corporelle propres aux robots. En adaptant le sens artistique des idées aux contraintes techniques du robot et l’inverse, ils ont proposé un projet innovant avec un robot réaliste qui s’est confondu parmi des danseuses humaines habillées et maquillées de façon identique. Ceci est un exemple de robot qui imite à la perfection un humain. Tout ceci est évidement loin des projections concernant la spécificité des robots comme espèces à part entière, mais les prochaines pages nous aideront à étudier de plus prêt ce phénomène. Dans \textit{Les corps multiples d’une machine performative}\cite{demers2016multiple} Louis Philippe Demers utilise le terme de ``machine performative” pour illustrer une qualité des corps mécaniques dotées d’une ``saveur de vivacité”. Pour lui, les expérimentations artistiques up-close\cite{demers2019up} avec les robots relèvent les défis concernant l’embodiment. Dernièrement, grâce à des concepts comme le ``body- schema\cite{johnson2008makes, de2021body, iscen2014body}” il est possible d'implémenter toute une série d'interactions close-contact. Ces concepts empruntés des sciences cognitives ouvrent des nouvelles possibilités d’expression pour les artistes et les formes d’art hybride.\smallskip Le domaine de Human-Robot-Interaction ou HRI a beaucoup évolué au cours des dernières années. Actuellement il se décline dans des sous-domaines comme Natural HRI mettant en œuvre des émotions artificielles dans les robots, grâce aux modèles de classification hybrides multimodaux et de l’apprentissage robotique interactif\cite{yu2021robot}. Il est probable qu’au fur et à mesure que la compréhension de nous-mêmes s’élargisse, ces machines deviendront plus complexes également. Par l’utilisation de telles technologies, l’artiste n’est plus astreint à un choix binaire de suivre ou pas les cues des robots pré-programmés. Au lieu d’exécuter des mouvements préprogrammés, les robots peuvent être contrôlés en ligne par les mouvements de l’artiste et même par les émotions de celui-ci, en temps réel. Des nouveaux espaces centralisés de contrôle multi-robot et multi-objet\cite{bouyarmane2018quadratic} pourraient également offrir la possibilité de manipuler plusieurs robots à la fois par un seul artiste ou combiner le contrôle de plusieurs robots par plusieurs artistes. Grâce aux techniques récentes de ML, les robots pourraient apprendre directement des mouvements artistiques en observant l’humain, puis proposer des améliorations en temps réel sur scène. D’autres modèles qui utilisent des techniques de \gls{reinforcement learning} sont actuellement en cours de développement, apprenant aux robots à créer leur propre carte de réseaux sociaux et comportements afférents, tout en interagissant avec les humains. \section{Différents formats de présentation} Sur scène, les interactions avec les robots s'orientent rarement vers un contact physique avec des humains, facilité par des gestes ou du toucher. Généralement le message transmis par ces œuvres est la nécessité de rapprocher les robots et les humains. Cette idée émerge à la fin des années 1960, quand un nouveau genre alliant l’art et les machines fait son apparition sur la scène artistique: l’\gls{art robotique}. Motivés par les défis scientifiques, les premiers projets artistiques impliquent des robots construits sur mesure, inspirés par les automates. Au fur au mesure que la technologie avance, ces robots vont devenir à leur tour plus complexes, capables de nous émouvoir et nous surprendre. Je clôture donc cette partie des principes théoriques interdisciplinaires avec une synthèse d'art robotique. Pour cela, je vais d'abord mentionner quelques dispositifs maladroits des années 1980, suivis par des expériences bioniques avec des exosquelettes une décennie plus tard, puis des bras robotiques industriels et des humanoïdes sophistiqués des dernières décennies. Cette progression suit de près l’évolution des développements technologiques dans la recherche en robotique, qui s’est souvent prêtée à des collaborations avec d’ autres disciplines pour élargir et réinventer ses directions. A ce stade de notre enquête sur les projets artistiques avec des robots, nous pouvons pressentir le rôle de l’art robotique dans la réconciliation des projections fatalistes concernant notre cohabitation avec les machines. Il est intéressant d’investiguer dans quelle mesure cela peut devenir un miroir qui reflète des spéculations transhumanistes, ou une forme d'opposition à celles-ci. Actuellement des roboticiens, des artistes et des neuroscientifiques travaillent pour établir les prémisses d’une nouvelle éthique pour les robots et les développements technologiques, afin d’empêcher les éventuelles dérives sur le sujet. Les œuvres que nous avons sélectionnées informent la robotique sociale des possibilités d’interaction originales, tout en témoignant d’une relation complexe avec les machines, qui date déjà depuis presque un siècle. Quelque part l’art robotique, à l’instar des sciences traditionnelles comme la biologie ou la psychologie, peut faciliter une meilleure compréhension de nous-mêmes et nos attentes vis-à-vis des robots. Si la robotique sociale développe actuellement des machines incroyables, les robots sous diverses formes et fonctionnalités, sont de plus en plus présents dans notre vie quotidienne et nos cultures. La technologie est essentielle pour définir ce que les humains sont, du moins dans notre tradition occidentale, où la convergence entre l’homme et la machine est à la fois séduisante et repoussante. En contrepartie, la culture japonaise entretient une certaine distance avec la technologie, expliquant pourquoi les robots sont moins problématiques là-bas, et comment ils ont été apprivoisés\cite{kaplan2004afraid} avant d’être intégrés dans la société. En observant différents formats et expériences artistiques, ce qui m’intéresse est de comprendre comment les robots pourraient trouver à travers l’art, une condition indomptée, avant leur industrialisation et en dehors leur commercialisation à grande échelle. Ainsi c'est important de noter que cette sélection représente seulement un échantillon des œuvres d’art robotique en lien avec la scène et la danse. Lorsqu’elles sont mentionnées par les artistes eux-mêmes ou la littérature, les spécifications techniques offrent un aperçu important sur les défis et les limites de ce type de processus de recherche-création. Puisqu'il n’y a pas actuellement une méthodologie officielle sur la manière dont l’art robotique doit être évaluée, cette synthèse est parfois complétée par les retours artistiques des auteurs ou les archives des processus de création et de réception. Le format des œuvres va des sculptures et installations cinématiques, aux spectacles, performances et improvisations en direct. Pour mieux comprendre leur évolution, elles sont mentionnées en ordre chronologique. À cela, j’ai pensé inclure également les apparitions dans le média où des robots se présentent comme maîtres spirituels\footnote{https://www.youtube.com/watch?v=RH3Yk1spxtk} ou artistes pour voir comment le rapport à la scène est influencé par ce statut publique. De cette manière une caractéristique importante de cet étude, repose sur l’hypothèse que les interactions homme-robot dans un contact rapproché ou \gls{close-contact}, au travers l’utilisation de gestes et d’interfaces haptiques\cite{dahiya2009tactile}, \cite{silvera2015artificial}, peut améliorer la façon dont les robots sociaux sont acceptés par les utilisateurs non expérimentés. Mon objectif est donc de voir comment ce processus d’apprivoisement opère dans des contextes artistiques et culturelles et qu’est ce que pourrait être son opposé - défini ici comme une condition indomptée ou sauvage des robots. Dans les prochaines pages, j’analyse la spécificité des robots présentés dans les œuvres sélectionnées, puis j’appréhende les facteurs qui ont influencé le développement de l’art robotique. Pour argumenter ce processus, je m’appuie sur une première partie qui précise le contexte dans lequel la robotique et l’art aurait pu se rencontrer, leur lien commun et la façon dont elles se sont inspirées réciproquement. Souvent, l’impact des œuvres sélectionnées a facilité des découvertes en robotique sociale. Puisque les projets artistiques impliquant les robots ont été soumis à des contraintes technologiques (i.e. choix de matériaux influençant le message de l’œuvre d’art), je regarde comment ceux-ci sont considérés tout au long des processus de création et comment ils ont été mis en scène. \subsection{D'où viennent les robots} L’histoire de la robotique est étroitement liée à celle de l’art\cite{stephens2016we}, le design des robots s'est inspirée de la sculpture anthropomorphe et la marionnette, puis des effets cinématographiques. Lorsque nous pensons à des robots, nous imaginons des dispositifs intelligents, autonomes du point de vue de l’alimentation, programmés pour ressentir et interagir avec nous et l’environnement. En contrepoids, l’art veut faciliter l’accès à une dimension sensorielle de notre existence. D’une manière prédictible, la définition de chacun de ces termes- art ou robotique- est soumise à des évolutions permanentes, prouvant leur importance dans les préoccupations courantes de notre société. Interroger ces transformations dans le contexte de l’art robotique, permet de comprendre leurs trajectoires d'évolution dans les prochaines années. Pas si loin du monde de l’art, la fascination pour des artefacts et des machines qui pourraient éventuellement devenir vivants, a longtemps peuplé les rêves des humains. Quelques-uns de ces artefacts- les automates- ont été identifiés par des chercheurs\cite{bedini1964role} comme vecteurs du développement technologique de nos sociétés. La définition du terme implique l’existence des dispositifs mécaniques qui se déplacent de manière autonome sans être directement manipulés par des humains. Remontant l’histoire pour identifier leurs origines, nous remarquons l’existence d’appareils mécaniques mobiles autonomes à Alexandrie vers le IVe siècle av. J.-C. ainsi l’utilisation des gardiens robotiques automatisés en bois, conçus à l’époque du roi indien Ajatasatru de Magadha un siècle plus tard. Quelque temps plus tard, le polymathe Ismail al-Jazari - suronmé ``le père de la robotique” parmi les roboticiens d’aujourd’hui - a construit plusieurs automates humanoïdes pendant la période islamique du XIIIe siècle. Trois siècles plus tard Léonard de Vinci aurait présenté à la cour de Milan son chevalier mécanique\footnote{https://www.leonardodavinci.net/robotic-knight.jsp}. Dès le XVIIIe siècle, Jacques de Vaucanson présente lors des salons et des expositions privées, des inventions comme son célèbre ``joueur de flûte” avec des poumons artificiels, ainsi que un canard qui pouvait manger, déféquer et flotter sur l’eau comme son double animal\cite{riskin2003defecating}. Selon\cite{byrd2012man}, \cite{riskin2003defecating}, Vaucason aurait même été mandaté par le roi Louis XV pour construire secrètement un androïde de taille humaine vraisemblable dans les plus petits détails à des fonctions biologiques du corps humain - respiration, circulation, digestion, mouvement. Compte tenu des limitations techniques et matérielles de cette période, ce projet a malheureusement dû échouer. Vers la même époque, Wolfgang von Kempelen trompe son public en cachant un vrai humain dans son automate joueur d’échecs appelé \textit{Le Turc}, en invitant les nobles à défier les capacités intellectuelles de sa machine. Un siècle plus tard, des inventions pratiques des frères Lumière tells le phonographe ou le cinématographe confirment l’intérêt des spectateurs pour un goût du spectacle inspiré par la science, mettant en avant des machines ressemblant à des humains et éventuellement des robots. La différence entre les automates et les robots sociaux, indépendamment de leur utilisation ou de leur forme, est que les premiers sont des artefacts uniques, créés à la main\cite{reilly2011automata} alors que les derniers sont produits en masse, de façon automatisée. Au début du XXe siècle, l’écrivain tchèque Karel Capek écrit \textit{R.U.R.- Rossumovi Univerzalni Roboti} (Les Robots Universels de Rossum) - une pièce de théâtre sur des créatures artificielles travaillant en usine. Ces créatures appelées \textit{roboti} étaient facilement confondus avec les humains en raison de leur forme et de leurs capacités. Conçus pour remplacer le travail humain, ils apparaissent capables de réfléchir par eux-mêmes. D’abord heureux de travailler pour les humains, ils finissent par prendre conscience de leur état et décident de se rebeller. Lorsque ils comprennent que cela peut potentiellement provoquer leur propre extinction\cite{dixon2004metal}, ils changent de perspective et décident de sauver l’avenir de l’humanité. Le texte gagne rapidement en notoriété et est traduit dans plus de trente langues à la fin du 1923\cite{reilly2011automata}. Le terme robot\cite{hockstein2007history} est désormais employé pour désigner des androïdes et des automates (``robota” signifiant travail forcé en tchèque). Le nom du créateur des robots - Rossum\cite{philmus2001matters} - pourrait renvoyer au mot tchèque rozum signifiant raison, sagesse ou bon sens. Dans cette interprétation, les créatures de Capek correspondaient à des êtres inférieurs capables d'apporter de la raison aux humains. Aujourd’hui, les interactions avec les robots et leur impact à long terme sur nos vies\cite{shaw2009looking, shaw2011loving} sont en pleine expansion. Les applications robotiques\cite{thrun2004toward} impactent des domaines comme la médecine, l’aéronautique, le militaire. Un siècle auparavant, \textit{R.U.R.} a été diffusé dans le monde entier, produisant différentes réactions parmi ses spectateurs. Au Japon, le spectacle a été présenté en 1924 sous le titre de \textit{Jinzo Ningen} traduit par \textit{L'Homme Artificiel}\cite{robertson2007robo}. Quatre ans plus tard, Makoto Nishimura- un biologiste marin sans aucune connaissance préalable en mécanique ni en ingénierie - décide de construire de toutes pièces une créature autonome équivalente, baptisée \textit{Gakutensoku}. Ce terme signifie littéralement \textit{apprendre des règles de nature} en contrepoids avec les interprétations des médias de l’époque. Ainsi naît le premier robot fabriqué au Japon, selon son créateur ``le premier membre d’une nouvelle espèce, dont le but est d’inspirer les humains et de faciliter l’évolution humaine en élargissant nos horizons intellectuels”\cite{frumer2020short}. Gakutensoku devient notre premier exemple sur la façon dont les robots pourraient devenir un jour une espèce à part entière, capables d’autonomie et d’une forme de \textit{conscience artificielle}. Comme déjà mentionne dans les pages antérieures, cette thèse analyse les ``pour” et les ``contre” d’une telle projection, avec la scène comme terrain idéal pour des expérimentations. \subsection{La fascination pour l'art robotique} Au début du 20ème siècle, les artistes s'intéressent à la cinétique et les sculptures en mouvement. Après que le public s'habitue aux machines de Jean Tinguely\cite{stephens2016we} et de Marcel Duchamps\footnote{https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/dS9Z3Wr}, l’artiste coréen Nam June Paik crée l’œuvre \textit{Robot K-456} (1964) - désigné aujourd'hui comme le 1er robot humanoïde à être utilisé dans un projet artistique. Son nom vient de l’œuvre de Mozart \textit{Concerto numéro 456 pour piano n° 18 en Si bémol majeur}, témoignant des point d'accroche entre la musique et la robotique. Ce prototype de robot télécommandé sur 20 canaux, a été construit au Japon par Shuya Abe\cite{vidal2012robots} pour être présenté lors d’un festival annuel d’avant-garde à New York. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_K-456} \caption{Robot K-456. Source photo: Friedrich Christian Flick Collection in Hamburger Bahnhof, Berlin} \label{fig:abderk-456} \end{figure} Lors de son apparition publique, le robot K-456 a marché dans les rues de New York pour diffuser l’enregistrement du discours du président John F. Kennedy. Il a également été impliqué dans une série d’actions type happenings, comme celle dans laquelle il fait semblant de déféquer devant des passants. Célèbre par à son utilisation de la vidéo parmi les médias de l’époque, Paik crée également une œuvre où le chorégraphe Merce Cunningham est dédoublé en train de danser sur une toile graphique. Cette œuvre intitulée \textit{Merce by Merce by Paik} (1973), anticipe l’impact des moyens technologiques sur la perception humaine. Paik nous fait perdre le focus de la perception du mouvement dansé, en jouant avec l’environnement qui contient le danseur \cite{portanova2013moving}. Vingt ans plus tard, le robot K-456 prend part à une simulation d’accident intitulée \textit{La première catastrophe du 21e siècle}. Cette fois une voiture conduite par l’artiste Bill Anastasi\cite{pullen2018whimsical} lui rentre dedans en traversant la route. Dans ce premier exemple, nous soulignons l’intention de l’artiste de provoquer des interactions physiques et de donner l’illusion des processus physiologiques propres au robot, similaire au canard de Vaucanson. Les spectateurs de cette performance assistent à une rencontre entre deux machines où un robot actionné par un humain (la voiture) heurte un autre. Leur rencontre conduit à la destruction du premier, projetant, sans probablement vouloir, une relation de confrontation entre des humains et des robots qui combattent pour dominer la race humaine. Ce scénario menaçant des robots destructifs a été réitéré tout au long des années suivantes. Lors des représentations données par Survival Research Laboratories, des machines à grande échelle rivalisent pour s’entre-détruire\cite{ballet2019survival,stephens2016we}. A la même époque, les artistes Bill Vorn et Louis Philippe Demers dépeignaient les robots comme des animaux sauvages se contestant un cube de métal (qui représente un morceau de viande) dans \textit{Au bord du chaos} (1995). Deux ans plus tard, Eduardo Kak est littéralement connecté à un robot, à travers une aiguille intraveineuse qui transfuse son propre sang à la machine. Cette performance intitulé \textit{A- positif} (1997)\cite{kac2001origin} allume avec l’oxygène de l'artiste, la flamme d'un dispositif électronique qui fait partie de l'installation\footnote{http://www.ekac.org/apositive.html}. L’acte pourrait être interprété comme une métaphore pour alimenter la machine, la nourrir du sang de l'humain. Cela peut aussi signifier une tentative d'humaniser la machine, comprendre comment sa réalité physique peut transgresser les lois biologiques du vivant. Cette association de sang et de métal, du vivant et de l’artificiel, à son origine dans la littérature du début de 19e siècle alors que des écrivains comme Mary Shelley, préconisent ce que les chercheurs ont depuis identifié comme le \textit{syndrome de Frankenstein}\cite{nomura2012social, kaplan2004afraid}. En analysant les facteurs qui influencent l’acceptation des robots humanoïdes, les chercheurs travaillent pour mieux expliquer nos attentes envers ceux-ci. Bien avant que la science les réalise, des projets cinématographiques\cite{alesich2017gendered, geraci2007robots} mettent en scène des humains artificiels. Depuis des études sociologiques\cite{nisbet2002knowledge, sundar2016hollywood} [61], [62] examinent comment l’attitude envers ces robots est influencée par leur antériorité et popularité dans le média. Bien que certains artistes expulsent des pulsions morbides dans leurs projets d’art robotique, d’autres se concentrent sur des émotions moins destructrices. Une approche originale est d’utiliser l’ennui et l’épuisement comme forme de résistance face aux capacités infinies de la machine. L’œuvre \textit{Helpless Robot} (1987) de Norman White décrite dans l'anthologie\cite{wilson2002mit}, traite de ces questions d'une façon anecdotique. Après presque un décennie des recherches, White développe des robots capables de ce qu’il définit comme de ´´la santé mentale artificielle” et dans une certaine mesure des ´´robots antisociaux”\cite{dixon2004metal}. Avec le sentiment de l’ennui comme point de départ, il construit un robot qui suit les gens présents à sa performance. Ce robot soupire de temps en temps puis s’arrête lorsque quelqu’un lui donne trop d’instructions. La prochaine version est un tronc pyramidal d’environ 2m de haut, ´´conscient” de son propre mouvement et du mouvement autour de lui. Ce robot s’arrête pour demander aux visiteurs de le tourner dans un certain sens, étant capable d’exprimer pas moins de 512 instructions vocales\cite{stephens2016we}. Après qu’un humain réponds à cette requête, le robot se plaigne en disant que le virage devrait être plus précis, obligeant le visiteur d'ajuster son emplacement encore et encore. Il est important de souligner que l’interaction physique entre le robot et l’utilisateur est initiée dans ce cas par le robot. D’autres expérimentations artistiques, comme par exemple \textit{Heart Robot} (2008) de David McGoran décrit dans les pages suivantes, s’appuient sur un constat similaire. Les robots qui demandent de l’assistance à des humains\cite{jenkins2009is}, ont plus de chance d’engager un contact physique avec eux et peut-être d’être ´´acceptés” dans la société. Plus tard, Norman White participe à une collaboration avec sa collègue artiste Laura Kikuka. L’œuvre, intitulée \textit{Them fucking robots}\cite{wilson2002mit} (1988), met en place une performance live où deux robots -mâle et femelle- simulent une relation sexuelle avec des voix enregistrées, des pistons et des fluides mécaniques pour caricaturer une forme de copulation biologique. Les deux artistes se sont mis d’accord sur les spécifications techniques (comme la taille des robots) en travaillant à distance. Je note ici l’utilisation du thème de la sexualité comme prétexte pour provoquer et éventuellement amuser le public. Les robots n’exprimant ni des traits humains érotiques, ni de la séduction. Le titre de la performance est proche d’un ´´jeu de mots dénonçant un cri de sectarisme contre une minorité déjà détestée”\cite{dixon2004metal}. Même type de promiscuité chez Marcel Li Antunez Roca dont le premier travail intitulé \textit{Epizoo} (1994), met en scène un interprète dont le corps est resté à la discrétion des spectateurs. Ainsi son nez, ses fesses, ses pectoraux, sa bouche ou ses oreilles sont contrôlés en live sur le plateau, via un exosquelette pneumatique. Vêtue uniquement d’un string, Roca se tient debout sur la plateforme circulaire tournante de sa performance, tel un cobaye. Pendant ce temps son corps et ainsi les quelques éléments scéniques (lumière, son) sont contrôlés à distance par les spectateurs. De même, en utilisant les écrans d’ordinateurs, des parties de son corps nu seraient rassemblées et projetées dans une imagerie fétichiste. Cela conduit finalement au développement d’un des concepts clés de Roca - ´´la méta-membrane”\cite{bosco2009metamembrana} où l’artiste est transformé en une interface entre l’œuvre d’art et son public, grâce à la technologie. Membres d’une scène artistique émergente qui veut couper les traditions, afin d’y établir un nouveau courant, Antunez Roca et Kac résument leurs idées dans un manifeste\cite{kac1997marcel} où ils déclarent entre autres que ´´les microprocesseurs sont aussi importants dans l’art robotique que les brosses, peinture, et les toiles le sont en peinture”\footnote{http://marceliantunez.com/texts/robotic-art-manifest/}. Faisant référence à ces projets artistiques, Dixon emploie les termes de ´´camp art” et de ´´´performances métalliques” pour définir une sub-catégorie de l’Art Robotique spécifique des années 80 et 90, où la chair et la mécanique se mélangent dans des associations kitsch. Ces œuvres d’art provocatrices et parfois violentes soutiennent que ´´l’humanisation des machines et la déshumanisation des humains” sont implacables, avant de prôner un retour à la nature salvatrice\cite{dixon2004metal}. C’est important de noter qu’à ce stade de l’expérimentation, la fascination humaine pour la technologie est étroitement liée à un sentiment indéfini d’impuissance traduit par la moquerie, la promiscuité ou la violence. Une tentative de transformer ces peurs et fascinations en quelque chose de plus concret, l’œuvre \textit{Petit Mal} (1995) de Simon Penny met en scène un robot complètement autonome. Ce robot va sentir et explorer son espace tout en suscitant des réactions ludiques chez les visiteurs\cite{penny2015emergence}. L’objectif de Penny est de donner l’impression d’une intelligence et d’un comportement spécifiques qui n'est ´´ni anthropomorphes ni zoomorphes, mais propre à sa forme physique et nature électronique”\cite{penny2016improvisation}. Cela donnait évidement l’impression d’être plus intelligent qu’il ne l’était en réalité. L’artiste a créé un robot capable d’imiter le comportement humain, soulignant l’importance de ce qu’il définit comme \textit{un mimesis dynamique} - le robot se déplaçant comme les humains, sans avoir réellement une forme humaine. Sur son site, Penny décrit \textit{Petit Mal} comme un ´´anti- robot” dotée d’une autonomie d’environ 12 heures, ce qui représente beaucoup compte tenu de l’époque de sa construction. Pour le construire, l’artiste utilise le modèle d’un double pendule comme générateur de mouvement auquel il rajoute des mouvements hésitants et des petits gestes pour renforcer l’idée d’autonomie et de libre arbitre. Penny remarque également que parmi tous les utilisateurs, les jeunes enfants seraient extrêmement curieux de le connaître, tandis que les adolescents agissent de façon indifférente\cite{penny2015emergence}. Dans une autre approche, l’artiste japonais Momoyo Torimitsu performe \textit{Miyata Jiro} (1997) dans les rues de New York\cite{kroker2013toronto}. Habillée en infirmière, l’artiste assiste un robot humain représentant un d’homme d’affaires. Ce qui choque les passants est que le robot rampe sur son ventre tandis que l’infirmière le suit pour remplacer de temps en temps les batteries qui l’alimentent, pour l’anecdote des batteries de motocyclette stockées dans les fesses du robot. Ce robot basique a un mécanisme de déplacement assez simple mais à cause de son apparence réaliste, provoque un sentiment de malaise en sa présence\cite{mori2012ram}. Encore une fois, l’interaction physique robot-performer est facilitée par la mise en scène du robot dans une position de vulnérabilité par rapport à l’humain. Cette fois le message artistique s’adresse aux humains, qui par leur addiction au travail, ´´s’automatisent”. Pareil aux exemples de \textit{Robot K-456} ou \textit{Petit Mal}, je souligne la présence du robot dans les rues, dans l’espace public, à la place des musées (où le robot serait davantage contemplé) ou du laboratoire (où le robot serait un simple outil de recherche pour des tâches industrielles). Des champs comme la robotique développementale mentionnée dans le 2eme chapitre, se concentrent sur la façon dont les robots sont perçues dans des environnements complexes. En comparaison avec un laboratoire, la personne qui interagit avec le robot dans une école ou un hôpital ne remarquera pas ses limites techniques, étant plutôt préoccupée par son comportement social\cite{sabanovic2006iwamc}. Autour de la première décennie du 21e siècle, des chercheurs avancent l’hypothèse qu’environ 55\% de la communication humaine est basée sur du comportement non-verbal\cite{littlejohn2009sage}. Bientôt, les artistes deviennent intéressés par les robots et les machines qui ´´s’expriment” à travers des mouvements et des gestes à la place des signaux sonores. Comme mentionné précédemment, \textit{Heart Robot} (2008) marque une transition dans la façon dont les robots sont présentés dans l’espace publique. Cette fois, les machines bruyantes et métalliques sont remplacées par une petite marionnette hybride capable de toucher et être touchée. Marionnettiste lui-même ainsi que roboticien, Goran met au défi la perception culturelle des robots grace aux émotions artificielles et à l’intelligence sociale. Son robot ne peut pas marcher mais présente une forme de respiration (simulée par un affichage LED sur sa poitrine) et des clignotements. Ses yeux fonctionnent en quatre modes : endormi, somnolent, éveillé et surpris. Ses mains ont trois doigts et un pouce pour saisir d’ autres mains. Somme toute, cette créature assez fragile, de la taille d’un enfant, s’oppose à l’image des robots puissants de la littérature de Science Fiction. Il simule la respiration pour exprimer un état émotionnel détendu. Les résultats de cet etude\cite{sefidgar2015tac} montrent comment dans une certaine mesure, la mise en œuvre des capacités de toucher dans les interactions avec les robots a un potentiel thérapeutique sur les humains. Goran a présenté \textit{Heart Robot} lors de foires et d’événements culturels non liés à la robotique. La plupart des utilisateurs adultes qui l’ont touche ou tenu dans leurs bras ont ressenti un certain sentiment d’empathie-définie au sens très large ici\cite{leite2013ijhcs}- pour lui. Cependant, certains enfants et adolescents ont manifesté des réactions agressives et un enfant a donné un coup de poing au robot en face, pour voir comment il réagirait\cite{jenkins2009is}. Cet exemple, plutôt une exception dans l’accueil du \textit{Heart Robot}, prouve que la fascination des humains pour les robots pourrait être enracinée dans un sentiment ambivalent de peur et d’admiration généré par nos propres limites et projections en tant qu’espèce, face à une potentielle autre. Pour revenir au robot Gakutensoku créé par Nishimura, il est important de se rappeler que cela dépend surtout de nous, humains, si les robots réfutent nos peurs les plus profondes, ou simplement les confirment. J’ai mentionné la peur et l’effet d’étrangeté ou \gls{the uncanny effect}\cite{mori2012ram} que la présence des robots peut avoir sur nous. J’aimerais donc par la suite analyser le travail de Hiroshi Ishiguro avec l’œuvre \textit{Telenoid R1} (2010). Professeur d’université et chercheur sur des robots humanoïdes hyper-réalistes, il est le créateur de \textit{Geminoid HI}\footnote{http://www.geminoid.jp/en/robots.html} (2006)- un androïde copie identique de lui-même\cite{nishio2007hr}. L’objectif de la recherche d’Ishiguro est d’enseigner l’expérience humaine aux androïdes. Pour un projet présenté lors du Festival Ars Electronica, le chercheur a conçu un robot téléopéré de petite taille, sans membres et qui pouvait manifester son engagement qu’à travers des mimiques et du retour vocal. En comparaison avec \textit{Heart Robot}, ce robot a provoqué des réactions différentes. Puisqu’il était piloté par un opérateur humain, \textit{Telenoid R1} a été capable de passer d’une langue à l’autre très rapidement, donnant l’impression d’être un \gls{ghost in the shell} ou ´´fantôme dans la machine” - concept expliqué dans\cite{kroos2016springer} comme indépendant de la machine elle-même (plutôt un produit de l’influence des machines sur l’environnement). Cela peut aussi rappeler en quelque sorte les expériences up-close de Demers avec son intention de rendre crédibles des robots ´´peu crédibles”. Plus probablement les démonstrations d’élocution ou d’adaptabilité verbale des robots, motivent peu les interactions physiques des spectateurs. La peur de l’humain d’être contrôlé par un robot surpuissant augmente au fur et à mesure que le robot exprime plus d’agence et d’autonomie. Cependant dans un étude avec des personnes âgées\cite{ogawa2011jaciii}, des chercheurs de l’équipe d’Ishiguro ont remarqué qu’en étreignant spontanément \textit{Telenoid R1}, les humains éprouvent de la sympathie pour lui. Selon les chercheurs, cela peut s’expliquer par le fait que les personnes âgées ignorent le sens du concept de robot télé-opéré. De façon similaire, d’autres robots d’Ishiguro ont participé à des projets de théâtre lors des collaborations avec le metteur en scène Oriza Hirata\cite{pluta2018publifarum}. Sur scène l’accent est mis sur l’intrigue narrative donc les robots jouent leur propre rôle\cite{demers2008springer} où ils sont ´´acceptés” dans leur singularité. L’effet d’étrangeté diminue par conséquence. Pour aller plus loin sur ces considérations, le chercheur Guy Hoffman introduit le concept d'\textit{étrangeté sociale}\cite{hoffman2020rp} ou \gls{social uncanniness} en relation avec les robots sociaux. Selon lui, les robots de compagnie peuvent déclencher des troubles psychologiques importants, selon la fragilité et le profil émotionnel des usagers, une fois dans leur intimité. Dans ce contexte, les conventions scéniques peuvent devenir un environnement approprié pour étudier ce type de relations. Parmi les formes performatives, la danse est celle qui exige le plus de contact physique. Nous avons vu plus haut comment les paradigmes liés à la représentation du corps en mouvement impactent les nouvelles créations scéniques. A la fin des années 1960, des chorégraphes comme Deborah Hay, Steve Paxton ou Lucinda Childs ont collaboré avec les ingénieurs en informatique des Bell Labs, pendant les événements E.A.T. (Experiments in Art and Technology)\footnote{mouvement crée à New York en 1966 par Robert Rauschenberg, Robert Whitman et les ingénieurs Billy Klüver et Fred Waldhauer}. Presque à la même époque, Merce Cunningham utilisait l’ordinateur pour créer des outils chorégraphiques\cite{schiphorst1993asssa} qui génèrent des mouvements artificiels. Puis récemment, avec le développement des robots industriels, les chorégraphes ont commencé à les inviter sur scène. Cela a encouragé la communauté scientifique à développer de plus en plus les capacités d’adaptation physique\cite{peng2015thms} sur scène. Parmi les pionniers des projets de la danse robotique, j’aimerais mentionner deux artistes qui ont choisi de mettre des machines non-anthropomorphes sur scène. Le premier est la performance \textit{Sans objet} (2009) d’Aurélien Bory, où deux danseurs impressionnants par leur précision, exécutent des acrobaties sur un bras industriel de General Motors\cite{maubert2018vp}. Face à la taille du robot, ils ressembleraient à des insectes qui sautaient sur une branche d’arbre. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_sans-objet-bory} \caption{Captation du spectacle d'Aurélien Bory. Source photo:} \label{fig:abdersans-objet-bory} \end{figure} A l’opposé, la série \textit{Actor}\footnote{https://www.atwodogscompany.org/fr/projets/actor-1/} (2008-2010) de Kris Verdonk présente le spectacle \textit{Dancer 3} où la scène est vide, à l’exception d’un petit robot maladroit qui a du mal à se tenir débout\cite{eckersall2015tdr}. Chaque fois il retombe, sans jamais céder à son objectif, endurant inlassablement ce processus d’essais et d’erreurs. Comme la séquence se répète, des bips sonores choisis par Verdonk donnent l’impression d’une voix avec des soupirs de la part du robot. Les spectateurs projettent une attitude empathique envers lui, comme ils le font probablement avec les danseurs de Bory- quand ceux-ci se mettent en danger pour escalader le bras robotique. Certaines questions importantes autour de l’automatisme et de l’autonomie émergent de ces deux exemples. Que se passerait-il si le petit robot ´´abandonne” ses essais ? Ou si le robot géant décidait de secouer les humains qui pendent dessus ? Pourquoi le manque de maîtrise du deuxième robot impressionne tout autant que la précision des danseurs du premier exemple? La persévérance d’un robot dans sa maladresse ou sa précision (qui sont évidemment des comportements pré-programmés) sont à l’opposé d’une figure humaine imparfaite qui vacille constamment entre ces deux états. Fascinées par la haute précision et la ´´froideur automatique” des robots industriels, des chorégraphes émergents comme le finlandais Thomas Freundlich, la britannique Merritt Moore ou l’américaine Catie Cuan, continuent de défier leur potentiel créatif sur scène. Le travail du chorégraphe taïwanais Huang Li, intitulé \textit{Huang Yi \& KUKA} (2012)impressionne par sa délicatesse et sa puissance. L’artiste a mis plusieurs années à s’habituer à programmer tout seul le bras KUKA\cite{lin2016ar}. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_Huang_KUKA} \caption{Captation du spectacle de Huang. Source photo:} \label{fig:abderhuangkuka} \end{figure} La performance qu’il propose a eu plusieurs versions depuis 2012, une seule minute de chorégraphie du robot nécessitant entre 10 à 20 heures de configuration du robot, selon l'artiste. Sur une musique classique de Joshua Roman, l’homme et la machine interchangent des rôles. À la fois, le robot manipule complètement le corps de l’interprète, en le touchant tendrement. La fluidité de ses mouvements illustre les progrès réalisés par l’industrie robotique des dernières années. Encore une fois, il paraît que les machines peuvent exprimer tout leur potentiel sur scène, là où la rencontre avec les humains est libérée du contexte productif de l’industrie. Pour souligner cette observation, je m’appuie sur le commentaire de Bory concernant son propre travail, pour qui un robot industriel hors de son contexte devient \textit{aussi inutile comme tout geste artistique devrait l’être}. Ceci est valable dans d’autres disciplines artistiques, par exemple en musique. Pour appuyer cela,je fais une parallèle avec le projet \textit{Shimon live impro jazz performance} (2009) de Guy Hoffman. Ici la machine est extraite de son contexte industriel et conçue exclusivement pour un jam d’improvisation jazz. Shimon est un robot-joueur de marimba capable d’improviser, conçu par Hoffman qui est lui-même musicien. Le chercheur a utilisé une approche gestuelle pour son expression musicale, avec des alternances entre des mouvements lents et rapides, des gestes grands et petits pour travailler sa virtuosité. Comme dans la danse, chaque geste est divisé en plusieurs phases qui se succèdent\cite{hoffman2010ira}. Pour modéliser les imprévus du temps réel et faciliter des moments synchronisés non scénarisés lorsqu’ils jouent ensemble, Hofmann a utilisé une méthode d’anticipation spécifique au théâtre. Pour lui, les roboticiens devraient s’en inspirer plus par des techniques de formation d’acteurs comme le ´´monologue intérieur continuel” lors de la conception des robots capables de comportements reactifs\cite{hoffman2011hri}. En travaillant avec des systèmes robotiques orientés vers l’action et la perception, Hoffman a obtenu des mouvements rapides plus adaptés - son but étant d’atteindre quelque chose proche de la ´´réactivité intuitive” d’un robot. Dans une approche connexe, l’Université Waseda conçoit également des robots qui improvisent de la musique en temps réel avec des partenaires humains. L’une de leurs premières expériences d’improvisation est le \textit{Waseda Flutist Robot} (2008), un prototype ayant subi plusieurs améliorations depuis les années 1990\cite{peterson2010ar}, probablement version raffinée de l’Automate de Vaucanson du 18éme siècle. Cependant la musique n’implique pas un contact physique entre interprètes, mis à part un contact étroit avec les instruments de musique. Néanmoins le niveau de complicité lors d’une improvisation musicale est suffisamment élevé pour établir quelque chose semblable à une interaction physique, puisque le robot et l’humain ont un statut égal lors d’une improvisation. Cette parité pourrait également être maintenue et peut-être améliorée pour l’improvisation dansée, lorsque les mouvements des robots ont une qualité de réponse similaire à celle des danseurs. Au début des années 2000, le compositeur Japonais Suguru Goto a construit des systèmes où les gestes des robots peuvent modifier en temps réel le processus scénique\cite{goto2007roman}. Son prototype \textit{Body Suit}, créé par Patrice Pierrot en 1997, a été initialement utilisé pour contrôler le son et les images générés par un ordinateur sur scène. En 2003, son projet \textit{Robotic Music} associant 5 robots à percussion, permet à un interprète doté d’un Body Suit d’improviser en live via 12 capteurs de flexion, avec les percussions acoustiques robotisées, du son et de la lumière. Semblable à une musique d’improvisation électroacoustique qui offre une grande liberté d’expression, le comportement des robots ainsi que leur interactivité avec les autres partenaires de scène stimulent l’imagerie artistique des spectateurs. Cette panorama des possibilités d’expression artistique des robots continue avec un projet de recherche de l’Université du Tohoku\cite{hirata2005robio,takeda2007tie,wang2012toh} qui développe des robots qui dansent. Leur l’hypothèse principale est qu’en comprenant et en anticipant les intentions humaines, un robot peut s’engager plus activement dans l’interaction avec un humain. Pour faciliter une synchronisation du couple, les études actuels se concentrant sur la qualité des mouvements corporels- soulignent l’importance d’une analyse poussée des capteurs de mouvement\cite{de2019thms}. Une autre approche\cite{granados2017ral} est construite autour d'un robot enseignant la danse, pour évaluer les compétences nécessaires lors des processus d’apprentissage HRI, basées sur le contrôle de l’impédance adaptative et le retour haptique. Le robot effectue un mouvement continu d’adaptation à la dynamique de l’interaction, tandis que l’humain assume le rôle de suiveur. Dans ce contexte particulier, le mouvement devient une clé pour l’acceptation des robots en tant que catégorie à part, avec un fonctionnement propre - ni humain, ni objet, mais quelque chose entre les deux. Je continue cette synthèse d’art robotique avec deux artistes qui ont beaucoup influencé la recherche scientifique à travers leur pratique. Tous les deux ont imaginé des installations et des performances où les dispositifs automatisés questionnent la capacité des robots à transgresser les problématiques inter-espèces et éventuellement acquérir de ´´l’individualité” ou une personnalité propre. Commençons tout d’abord avec Stelarc et son \textit{Articulated Head} (2010), devenu ensuite \textit{Thinking Head Attention Model and Behavior System} ou THAMBS\cite{stelarc2012leonardo}. Comparé au Bory, Stelarc a adapté l’utilisation d’un bras robotique industriel Fanuc LR Mate 200ic. Il a mis un écran de 17 pouces sur le robot puis créé un rendu 3D de sa tête- devenue tête prothétique. Le système contient également un ensemble de capteurs comprenant de la localisation auditive, de la vision stéréo ainsi qu’une vision monoculaire pour faciliter une connaissance détaillée de la situation et de son environnement. Cette forme de présence qui simule une prise de conscience, confrontée au paradoxe ´´ghost in the shell” des robots d’Ishiguro, s’échappe de peu aux critères de la vallée de l’étrangeté, puisqu’il s’agit d’une machine peu réaliste, presque non-anthropomorphe et donc pas d’un humanoïde réaliste. Ceci dit, dans\cite{herath2016springer} Hertah mentionne comment le robot a surpris (pour ne pas dire effrayé) le personnel du laboratoire où ils travaillaient, en pleine nuit. Entré en mode veille en raison de son inactivité, le robot a rapidement réagi dans le noir, lançant un ´´Bonjour” enthousiaste à un employé qui effectuait son ronde de nuit. Alors que l’interaction homme-robot s’est produite de façon accidentelle, la réaction du gardien a été d’avoir peur, prouvant une fois de plus que les humains craignent les robots quand ceux-ci sont imprévisibles. Dans une autre étude portant sur le rôle du toucher dans les constructions empathiques avec les robots et leur impact sur la santé\cite{bickmore2010tac}, des chercheurs ont associé à un moniteur affichant un visage humain, un dispositif doté de deux degrés de liberté simulant une main capable de pression. L’ensemble avait certaines limitations techniques, car les participants devaient tenir la main du robot en continu pendant les essais. Différents scénarios d’interaction ont été proposés pour analyser si le toucher combiné avec la parole ou les expressions faciales, peuvent améliorer la relation avec un agent artificiel. Il a été conclu que le toucher peut entraîner une interaction robotique réconfortante et emphatique, quel que soit le contexte des signaux multimodaux qui expriment un état d’affection. En ce qui concerne les critères qui relèvent de l’étrangeté sociale mentionnés plus haut, je remarque un détail intéressant. La littérature\cite{parietti2016tro} offre de riches possibilités d’ expression dans le HRI. Cependant Stelarc a toujours vu son corps ´´comme un prolongement des systèmes opérationnels”. En utilisant des prothèses et des exosquelettes qui actionnent ses mouvements, il s’estompe face à la technologie. Dans ses œuvres, c’est l’humain (et non le robot) qui devient étrange. Presque dans une approche contre-culturelle, Stelarc a réussi à inverser le rapport à la technologie en l’intégrant dans son corps\cite{zurbrugg1999tcs} à travers des dispositifs originaux, comme son troisième bras ou les pattes d’araignée\footnote{http://stelarc.org/?catID=20227}. Le travail de Ken Rinaldo, artiste et chercheur intéressé par l’hybridation homme-machine (ce qu’on appelle aujourd’hui bionique avancée) appartient à la même lignée. Son installation robotique \textit{Enteric Consciousness} (2010) est un exemple de biotechnologie, dont les principes sont similaires aux celles des projets d’Eduardo Kac. Dès 1993 l’artiste crée une installation pour que des vrais poissons explorent l’environnement humain en pilotant un aquarium automatisé\cite{stephens2016we} -sorte d’un robot piloté par des poissons\footnote{https://www.kenrinaldo.com/portfolio/augmented-fish-reality/}. Semblable à la performance \textit{A-Positive} de Kac mentionnée auparavant, Rinaldo est un pionnier dans le domaine de la biotechnologie. Dans sa contribution intitulée: \textit{Trans-Species Interfaces : A Manifesto for Symbiogenesis}\cite{rinaldo2016springer}, il décrit son dernier travail comme une interface entre un récipient en verre symbolisant un estomac rempli avec des cultures bactériennes vivantes et une langue robotique de taille humaine capable de masser l’utilisateur lorsque la flore bactérienne est en bonne santé. En utilisant des analogies entre le doigt (comme extension du cerveau humain) et la langue (en tant que prolongement du système nerveux entérique), Rinaldo propose une expérience corporelle synesthésique. Son dispositif n’est pas un robot en soi, mais plutôt un environnement robotique pour faciliter l’interactivité entre l’homme et les machines, par l’intermédiaire du contact physique. La spécificité de chacun de ces exemples est qu’ils défient le concept d’anthropomorphisme\cite{duffy2003anthropomorphism} chez les robots. Probablement ces deux artistes ont voulu créer des prototypes pour des nouveaux espaces robotiques propres à la création artistique. Dans l’étude que nous avons cité plus haut\cite{sefidgar2015tac}, les chercheurs ont conçu un outil appelé ´´The Haptic Créature”, pour étudier les effets du toucher lors des HRI. Équipé d’un actionneur et des divers capteurs de pression, température et vibrations, ce robot explore le potentiel thérapeutique du toucher, partageant certaines caractéristiques animales comme moyen d’exprimer un comportement affectif. Profitant de ce contexte innovant, j’aimerais avancer la projection anthropologique suivante. Pour une grande majorité des humains, les robots sont, du moins actuellement, hors de portée. Ils pourraient les rencontrer dans les médias ou lors d’un événement spécifique, mais pas interagir directement avec eux dans un contexte privé. Ainsi, les robots peuvent apparaître comme différents (au sens ´´d’une nature inconnue”) par rapport aux autres humains, des animaux domestiques ou des dispositifs automatisés que nous connaissons dans notre vie courante. Autant les imaginer descendants d’animaux sauvages, par leur rareté et leur comportement peu connu. En supposant maintenant que l’interaction physique entre les humains et les animaux sauvages a principalement été provoquée par les premiers (puisque les animaux domestiques ont du interagir avec les humains pour survivre), comment un robot (ou système robotique) qui a trouvé sa propre spécificité et son capacité d’agir, interagissait avec nous? Le craindrons-nous, comme nous continuons à craindre les animaux sauvages que nous n’avons pas réussi à apprivoiser ? Nous nous sommes attachés à ces questions lors de nos expérimentations pratiques en deuxième partie de cette thèse. Par la suite, je présente quelques projets plus récents qui traitent la question des robots sous un angle post-contemporain afin d'identifier des problématiques et enjeux communes à ma démarche. \subsection{Nouvelles directions ces derniers décennies?} L’histoire est cyclique et nous avons vu par le passé que des archétypes et des leitmotivs se recyclent dans l’imaginaire collectif. Igor Stravinsky a composé \textit{Le Sacre du Printemps}, l’une des œuvres musicales les plus influentes du 20ème siècle. Cent ans après la première houleuse du ballet de Diaghilev, le réalisateur italien Roméo Castelucci reçoit une commande pour adapter l’original. La performance \textit{Le sacre du printemps} (2014) confirme le début d’une nouvelle tendance dans le milieu de la performance artistique, coupant net avec les pratiques traditionnelles et installant une ´´esthétique de la disparition” sur scène\cite{dukanic2019sp}. Paradoxalement, le public présent lors de cette première n’a pas été contrarié quand les robots ont pris le contrôle d’une scène vide, car cela n’était pas hors du commun. Des nombreux projets d’opéra ont déjà envisagé l’idée de remplacer l’humain avec des robots sur scène, il y déjà cent ans avec l’émergence de l’esthétique Bauhaus\cite{sigman2020mit}. Penny’s \textit{Petit Mal} ou Verdonk’s robot maladroit entre autres, sont des exemples plus récents de robots agissant seuls sur un plateau. La différence réside ici dans le fait que les robots remplacent les interprètes, ils ne jouent pas leur propre ´´rôle”, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Dans une scénographie apocalyptique sans humains sur scène, des os de vache devenus poudre pour les engrais, pourraient symboliser un avenir lointain sans des danseurs réels. Les bras robotiques et les machines suspendus au plafond, répandent cette poudre au rythme de la musique de Stravinsky diffusée dans des haut-parleurs. La technologie facilite l’invention d’un nouveau langage artistique, tandis que la mythologie y est recyclée pour correspondre à de nouveaux défis. Ce n'est pas étonnant que les spectateurs assimilent ces codes avec moins d’étonnement qu’il y a soixante ans. Habitués à ´´côtoyer” les robots, pour citer Laumond, ils sympathisent avec leur ´´faire”, tout en assister à la représentation. De même, dans le spectacle \textit{Nobody is an island} (2021), le chorégraphe Wayne McGregor défie le potentiel d’empathie d’une machine en mettant en place un écosystème hybride entre deux performeurs et une sculpture automatisée créée par le groupe Random International\footnote{https://www.random-international.com/news}. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_wayne_RI} \caption{Captation du spectacle Nobody is an island. Source photo:} \label{fig:abderwayneri} \end{figure} La dynamique de cette rencontre tourne autour des possibilités d’expression de la machine, capable d’identifier une présence humaine et de réagir par le mouvement. Son design métallique pointu n’invite pas nécessairement à l’interaction, cependant à travers ses mouvements et ses gestes doux, les interprètes sont capables de s’approcher d’elle d'une manière ´´douce”. En contrepoids, dans l’installation \textit{Female Figure} (2014) de Jordan Wolfsen il y a un autre type de déconstruction des codes. L’artiste a conçu une femme-robot qui exécute une danse lubrique devant un miroir, tandis qu’elle est attaché à une tige horizontale perçant son torse. Son apparence est similaire à un sex-toy avec les yeux couverts par un masque de sorcière, provoquant des sentiments mêlés de désir et de répulsion chez les spectateurs. Fixant les visiteurs et se regardant dansant, ce robot remet en cause le concept de \gls{awareness of awareness} en français ´´prise de conscience d'une prise de conscience”\cite{goldberg2016springer}, en abordant des questions sur l’émancipation féminine du regard masculin. En nous appuyant sur la manière dont le gendre influence les interactions dans notre société, des robots dont le genre est identifié comme féminin\cite{siegel2009iros} sont sujet aux mêmes biais que les femmes. Pour traiter plus loin cette question d’apparence, un étude montre comment les visiteurs de Disney’s Animal Kingdom sont déçus des animaux puisque ceux-ci ne correspondent pas avec les versions animatroniques de Disney World\cite{broadbent2017ar}. Les participants reprochent aux animaux réels d’être moins sociables que leurs versions électroniques. D’une manière analogique, je me demande alors comment l’exposition excessive à des silhouettes hyper-sexualisées dans le media altère la vision des humains de la sexualité et de la séduction. Puis j'extrapole pour voir comment ce biais est transféré aux robots. Comme nous l'avons évoqué plus haut, White et Kikuka, entre autres, ont exploré la sexualité des machines d’une façon parodique. Cependant est leur façon de considérer la sexualité des robots spécifique à leur époque? Peut-être que cela corresponds plutôt aux limites technologiques auxquelles ils étaient confrontés. De nos jours, l’industrie pornographique a accéléré le développement des robots et dispositifs animatroniques sexualisés réalistes. Des nombreux études\cite{maines2008ieee,cheok2019springer} traitent ce phénomène avec intérêt. Les artistes ont également saisi l'opportunité en utilisant ces technologies hors de leur contexte initial. Pour questionner la notion de sexualité à travers une œuvre artistique, les spectateurs sont moins préoccupés par la sexualité d'un robot, qu’ils sont avec la sexualité en tant que phénomène social. Dans cette idée, les biais en lien avec la sexualité des robots reflètent celle des humains. Idéalement, l’art devrait assurer un contexte neutre pour aborder ces questions à la fois anthropocentriques et techno-centriques.Cependant sa réception est biaisée car les spectateurs d’une œuvre éprouvent leur propre individualité et subjectivité lors de ce processus. En évoquant ces œuvres où le contact physique avec les robots n’est pas partie de l'intention artistique des auteurs, les mêmes questions ontologiques concernant l’éthique envers les robots, persistent. Comme déjà évoqué, les propositions artistiques qui nous intéressent sont celles où les humains engagent un contact physique avec les robots. Par exemple dans la performance \textit{Sayonara} (2010) de Hiroshi Ishiguro, Geminoid caresse la joue d’une femme qui pleure. Alors que dans le spectacle \textit{Spillikin} (2017) du Pipeline Theatre, un androïde tient la main d’une vieille dame, et la console de la perte de son mari. Ce robot, construit par Engeneering Arts company au Royaume-Uni est un ´´ancêtre” de l’Ameca Android\footnote{https://www.engineeredarts.co.uk/robot/ameca/}- impressionnant par le hyper-réalisme de ses expressions faciales. La même technologie sera utilisée ultérieurement pour développer Ai-Da, le premier robot-artiste au monde. Pour ces exemples, le récit qui accompagne l’interaction théâtrale aide à maintenir un lien sur avec les robots. Alors qu’en danse, comme nous l’avons vu plus haut, les danseurs se mettent parfois en danger, se produisant dans la proximité des robots industriels. Cette tendance a légèrement changé, lorsque la société française Aldebaran Robotics a développé un robot de 58cm appelé NAO, facile à programmer et configurer pour des expériences artistiques. Des chorégraphes tels Bianca Li ou Emmanuelle Grangier ont travaillé avec ce robot, d’une façon moins démonstrative. NAO prends sa place parmi les danseurs, ils participe à la création. Dans la performance de Li, \textit{Robot} (2013), l’un des danseurs aide un NAO à se tenir debout, tandis que d’autres NAO exécutent une séquence de danse en synchron avec huit danseurs déguisés en robots. Quant au travail de Grangier, passionnée par influence de l’arbitraire, nous découvrons comment elle intègre les bugs techniques dans son expérience. Dans \textit{Link Human/Robot} (2015), on peut voir un NAO trébuchant au sol proche du corps inanimé d'une danseuse et plus tard la serrant dans ses bras. Suivant des questions analogues, le travail \textit{School of Moon} (2016) du chorégraphe français Eric Minh Cuong Castaing se concentre sur des mondes fictifs entre des humains pourraient et des robots. La force de sa proposition réside dans la double nature de la forme - quelque part entre art visuel et objet chorégraphique. Coproduit par le Ballet National de Marseille, ce projet a impliqué une collaboration avec le roboticien Thomas Peyruse qui a configuré cinq robots NAO et deux Poppy pour les différents étapes du projet. Leur travail a été présenté sous divers formats, qui ont conduit à des moments performatifs dans des centres d’art et des écoles. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_shonen} \caption{Captation du spectacle School of Moon. Source photo: profile instagram de la compagnie Shonen.} \label{fig:abdershonen} \end{figure} L’artiste a mis en scène des enfants, des danseurs et des robots de petite taille avec l’intention de représenter un communauté post-humaniste où les humains et les robots performent ensemble des rituels sacrés. L’attention est portée sur la perception et les mouvements lents grâce au mapping vidéo en direct. Les enfants apparaissent imiter les robots de manière délicate, suggérant une possible complicité avec eux. À un moment donné, une fille tenant un faux pistolet le pointe vers un robot. Ce geste ambivalent illustre à la fois un appel à la destruction, mais aussi une forme de résignation face aux possibilités et capacités infinies de la machine. Un autre projet qui attire notre attention est \textit{My Square Lady} (2015). Cette production d’opéra implique un robot Myon dotée d’une forme de conscience proprioceptive et de la rétroaction sensorimotrice, qui lui permettent d’improviser pendant la représentation. A travers sa participation dans le spectacle, il nous fait comprendre assez vite que son principal objectif est de comprendre la musique et les émotions humaines. Il est amené à exprimer ses limites sur scène, forçant les interprètes à s’adapter à son comportement. Son processus d’apprentissage est authentique et se déroule dans des conditions réelles en live sur le plateau\cite{sigman2020mit}. Hild Manfred, le chercheur qui a configuré le robot au Laboratoire de Recherche en Neurorobotique de l’Université Humboldt de Berlin, est également présent sur scène pendant le spectacle. Plus tard ce humanoïde modulaire est démantelé pendant que des chanteurs, des musiciens et des chercheurs passent les parties de son corps de l’une à l’autre. Ce geste est effectué de manière calme et douce par rapport aux performances bruyantes de vingt ans auparavant. Probablement la problématique est restée la même depuis soixante ans et nous projetons toujours inconsciemment de détruire les robots par peur qu’ils nous détruisent en premier. Néanmoins l’attitude globale envers les robots a légèrement changé, les humains étant plus résilients sur le plan conscient. De plus, ce robot capable d’être démonté et réassemblé pendant la performance, présente des caractéristiques fonctionnelles bien différentes de celles du corps humain\cite{siedel2011concept}. Le projet \textit{Scary Beauty} (2018) en première mondiale au Musée National des Sciences Émergentes et de l’Innovation (Miraikan) au Japon est un autre exemple de projet d’opéra, impliquant cette fois un chef d’orchestre androïde\footnote{https://scarybeauty.com}. \begin{figure} \centering \includegraphics[width=0.7\linewidth]{images/abder_scary_Beauty} \caption{Captation du spectacle Scary Beauty. Source photo:} \label{fig:abderscarybeauty} \end{figure} Le projet a vu le jour grâce à la collaboration entre le compositeur Keiichiro Shibuya et l’androïde Alter 2- initialement construit dans le laboratoire de Hiroshi Ishiburo de l’Université d’Osaka puis programmé par l’équipe de Takashi Ikegami à l’Université de Tokyo. Le robot a une apparence étrange: mains et visage couverts de silicone, actionneurs à vue, sans sexe ni âge. Il est équipé d’un système pneumatique pour ses actionneurs, étant conçu pour s’adapter aux mouvements délicats propres aux chef d'orchestre d’opéra. Après plusieurs essais, l’équipe a choisi de se concentrer sur la répétitivité des mouvements de haut en bas de l’épaule, plutôt que sur les mouvements de ses bras et mains. Résulte ainsi une performance synchronisée où les musiciens suivent les indications de l’androïde, pour jouer différemment d’un concert à l’autre. Comme dans les journaux du début du XXe siècle qui ont poussé Nishimura à imaginer Gakutensoku, les robots d'aujourd'hui sont intensivement diffusés dans le média. Leurs technologies sont mises en accès libre sur les plateformes de développement, pour encourager le développement des robots qui peuvent se déplacer et interagir avec une grande précision. Pour cela, les chercheurs poussent leur inspiration dans des concepts pluridisciplinaires provenant des différentes disciplines. Si je reviens à la projection anthropologique proposée auparavant, je trouve intéressant d’imaginer des designs robotiques qui surprennent les tendances actuelles. Des artistes héritiers de la tradition cyberpunk, comme l’italien Marco Donnarumma ou la chanteuse néerlandaise d’origine iranienne Svedaliza, approchent des laboratoires afin de développer leurs propres outils pour aborder d’une façon originelle ces questions. En parallèle, des artistes à la lisière d'art et sciences, continuent à imaginer la place que les robots occupent dans nos vies. Leur mission et de s’imaginer les formes les plus extrêmes et les scénarios les plus paradoxaux de co-habitation avec les robots. \textit{Inferno} (2015) de Bill Vorn et Louis-Philippe Demers fait partie de cette catégorie, en mettant en scène le côté sauvage, indompté, de la technologie. Cette performance d’une soixantaine de minutes s’inspire de la représentation des différents niveaux de l’enfer décrit dans l’œuvre éponyme de Dante. Trente-six bénévoles parmi les spectateurs ont la possibilité d’expérimenter les limites de leur corps, en abandonnant leur contrôle moteur à des dispositifs robotiques type exo-squelettes pneumatiques, qu’ils portent pendant la performance. Par son esthétique, \textit{Inferno} pourrait être inclus dans la classification ´´performances des métaux”\cite{dixon2004metal} que j’ai mentionné précédemment. Au-delà de la peur de perdre le contrôle de son corps, l’humain plonge ici dans les possibilités de la machine, comme pour éprouver ses propres limites. J'ai pu participer à cette performance, en mai 2023, lors de la conférence ISEA à Paris\footnote{https://isea2023.isea-international.org/}. Mon intérêt a été évidement de voir si lors de l'utilisation de l'exosquelette, mon corps peut s’engager dans des mouvements exploratoires\cite{vorn2018alborg} au-delà de la chorégraphie originale. Quelques conclusions sont listés dans la partie pratique de mes expérimentations. Ces performances revendiquent une nouvelle complicité entre l’homme et les robots: faire confiance à la machine, la considérer comme son égal. Nous pouvions difficilement imaginer la même adhésion du public à l’invitation de Demers et Vorn, sans considérer l’héritage des propositions artistiques dans son ensemble. Il fallait que des artistes comme Marcel Li Antunez Roca testent sur eux-mêmes ces technologies vingt ans plus tôt, afin de les rendre accessibles aux participants. Créer avec ces technologies une œuvre chorégraphique est à la fois original et contraignant. En danse, les partenaires de scène contribuent en égale mesure à la synergie du plateau. D’après\cite{wolf2018tac}, le mouvement est considéré comme un facteur prioritaire dans le perception du comportement et de l’autonomie d’un agent. Bien que les artistes attendent avec impatience le moment où les robots pourraient devenir créatifs, les roboticiens considèrent à leur tour la créativité comme un aspect important de l’autonomie\cite{kahn2016hri, brezeal2021frai}. En 2019, Ai-Da, premier robot humanoïde artiste au monde, fait une intervention publique\footnote{https://www.youtube.com/watch?v=XaZJG7jiRak} pour expliquer sa démarche artistique qui utilise la peinture comme moyen d’expression. Tout de même, Ai-Da est conçue avec des algorithmes d’IA complexes pour rendre son bras robotique capable de toucher et de peindre. Nous ne pouvons pas parler de sa spécificité puisque son rôle est d’imiter à la perfection les artistes humains. Probablement les humains qui interagissent avec elle, tout en écoutant son discours comme s’ ils écoutent le discours de n’importe quel artiste, sont moins intéressés par un contact physique - comme ils le feraient, par exemple, en touchant \textit{Helpless Robot} ou tenant dans leurs bras \textit{Heart Robot}. De plus, les moments où Ai-Da est capable de feedback verbal ´´spontané”, sont plutôt maladroits et imprécis. Alors que le robot déclare qu’il crée de l’art avec d’autres artistes humains, nous devons garder à l’esprit que dans les exemples précédents où des robots et des humains co-créent ensemble à travers la musique, les bases de l’improvisation ont été bien préparés à l’avance. Par conséquent, il pourrait y avoir peu de place pour la liberté et la spontanéité dans cette quête d’autonomie à travers la créativité. Dans une tentative originale de répondre à ces questions, une équipe de scientifiques du Canada met en place une expérience où les humains interagissent avec un robot auto-stoppeur. Ils ont ainsi conçu \textit{HitchBot} - un véritable aventurier qui voyage au travers le monde. Hitchbot ne peut pas se déplacer mais il est doté de l’expression orale, de la reconnaissance vocale et des interactions visuelles. Proche du design de \textit{Heart Robot}, il n’est pas assisté par ses développeurs lorsqu’il interagit avec les humains. Pour être autonome, il utilise une batterie solaire, une connexion internet pour envoyer des donnes de géolocalisation. Son voyage se repose ainsi sur les bonnes intentions des personnes qui le prennent dans leur voiture. Ses concepteurs n’ont pas de contrôle à distance HitchBot. Ils ont vérifié son itinéraire lors d’un premier voyage de 26 jours au Canada, documenté toutes les 20 min par une caméra envoyant des photos du trajet. Suite à une forte médiatisation du projet, le robot a ensuite participé à des expériences de voyage en Europe. En 2015, il est même arrivé aux États-Unis pour finir peu de temps après démantelé et abandonné près d’une autoroute \cite{smith2016leonardo}. Inspirée par cette histoire, la metteuse en scène française Linda Blanchet a créé en 2019 le spectacle \textit{Killing robots}. Le projet aborde des questions d’éthique concernant les robots, mêlant documentaire et fiction. Il est important de souligner le fait que \textit{HitchBot} ne fait pas partie de la catégorie des robots capables des effets d’inquiétante étrangeté, puisqu’il n’est pas un robot hyperréaliste. Il n’avait certainement pas une grande autonomie, ni de l’agence et, comme dans le cas du projet \textit{Heart Robot}, il comptait sur l’empathie humaine pour compenser sa vulnérabilité. Ne pas pouvoir bouger ou faire des gestes, à moins d’être porté par des humains, nous pouvons le décrire plutôt comme une créature vulnérable. Dans une certaine mesure, il pourrait être comparée au robot aveugle que Louis Philippe Demers a créé en 2013\footnote{https://ars.electronica.art/aeblog/en/2013/10/28/the-blind-robot-bei-the-lab/}. Ce robot, fixé à une table, est composé de deux bras mécaniques montés sur une même base. J’ai délibérément choisi de clore cet état d’art avec lui, même si sa mise en scène est très basique. Je suis convaincue que la force de proposition, réside dans son cadre simple. Dans un espace théâtral peu éclairé, le robot explore délicatement le visage de la personne assise devant lui. Ce geste est ce que les humains aveugles sont censés faire lorsqu’ils reconnaissent les personnes ou les objets autour d’eux\cite{goldberg2016springer}. Dans certaines versions de l’installation, un miroir de taille moyenne (comme dans l’œuvre de Wolfsen) est placé derrière le robot - permettant aux visiteurs de s’observer pendant l’interaction. Ainsi, le milieu artistique garantit un espace sûr pour l’expérimentation. Les spectateurs finissent par se laisser toucher par le robot. La différence entre les expériences de Demers et la triste fin de \textit{HitchBot} est qu’aucune convention éthique\cite{whitby2008ic} n’a été établie avec les utilisateurs de \textit{HitchBot}. Cette convention est inhérente aux projets artistiques, or le robot faisait partie d'une étude sociologique. Des autres recherches confirment que les gens sont attribuent plus facilement de la raison et des états mentaux aux robots\cite{kahn2012hri}, plutôt que des états émotionnels ou des sentiments. En retournant à nos observations initiales, une fois de plus le contexte de la scène artistique apparaît comme un environnement sûr et neutre pour apprendre à connaître les robots. Il y a vingt ans, les roboticiens craignaient un processus imprévisible et opaque concernant notre transformation en machines. Cependant, certains ont réfuté cette hypothèse\cite{brooks2003flesh}, insistant sur le fait qu’aucun robot ne pourra prendre le contrôle de nos vies, puisque nous aurions tous déjà muté le moment où les robots auraient atteint la Singularité. Comme l’art a presque toujours anticipé les transformations dans nos sociétés, parfois sans même s’en rendre compte, peut-être que certaines œuvres post-contemporaines sont étroitement liées à cette intuition. Comme dans les spéculations en robotique, elles pourraient annoncer un point de non-retour pour nos perspectives en tant qu’espèces. Au fur et à mesure que les deux disciplines évoluent, nos croyances en l’avenir changent également. Les lignes deviennent floues et ce n’est pas très clair où les humains et les robots se rencontreront à la fin de l’Anthropocène\cite{haff2014ar, youngs2016springer}. Les robots pourront coloniser les villes actuelles ou hybrider les modèles familiaux posthumains\cite{robertson2007cas}, tout comme l’art robotique actuelle pourrait concilier cette projection fataliste concernant notre cohabitation avec les machines. Si l’art devait être inutile, comment pourrait-elle éviter le piège d'une prédiction concernant la domination de la technologie sur l’humanité? Le sujet de l’adversité envers les robots, présent dans les premiers exemples où les robots étaient manipulés par la force ou la violence, se dissout lentement dans les prémisses post-humaines d’un monde en mutation. Quels gestes seraient appropriés dans ce contexte? Devons-nous concentrer notre attention sur des manières douces d’interagir avec les robots au lieu de s’amuser à les démonter ? Cela éviterait un biais lié à la condition prédéterminée des humains qui les créent(et donc établissent sans vouloir une relation de concurrence ou de domination avec eux). Bien que cette état d'art est dense, nous allons évaluer dans les prochaines pages les caractéristiques communes, ainsi que les points de divergence. Cela nous aidera à comprendre les éventuelles directions de ce champ d’expérimentation. \textbf{Observations pratiques} Dans la plupart des exemples de cet état d’art, les humains considèrent les robots et leurs caractéristiques avec les critères d’évaluation spécifiques aux œuvres d’art. Pour résumer notre prémisse initiale, j’ai avancé l’idée que les robots peuvent être mieux perçus et compris à travers les représentations artistiques. Une quarantaine d’œuvres d’art robotique, servent comme base de travail. Cette liste n’est certainement pas exhaustive, encore restreinte à des interactions qui présentent une proximité directe ou proche du contact physique avec les robots en danse ou œuvres pluridisciplinaires. Qu’il s’agisse d’installations interactives (20\%), des études d’art robotique (12\%) ou des performances (68\%), ces œuvres traitent des sujets liés à la société (35\%), au domaine du vivant et à la biologie (9\%) ou un mélange entre des deux (9\%), ainsi que la musique (12\%), la danse (23\%) ou une combinaison entre les deux (12\%). Comme vu plus haut, l’apparence est un facteur important pour facilliter la comprehension de la spécificité des robots. Les robots ou les dispositifs robotiques déployés sont majoritairement anthropomorphes (65\%) variant d’une majorité des dispositifs de taille humaine (59\%) à des plus petits (26\%) ou plus grands (15\%) que l’échelle humaine. Suite à ma projection anthropologique sur les robots comme animaux sauvages, je reviens sur une publication scientifique\cite{hoffman2020rp} où les participants décrivent les robots collaboratifs comme étant similaires aux animaux. Les auteurs expliquent cette analogie par l’attribution et l’exécution des tâches simples des robots. Ils notent également une auto- dépréciation des capacités humaines par rapport aux performances des robots. En ce qui concernent l'apparence du robot, l’anthropomorphisme est dans notre contexte la ´´faculté d’attribuer des caractéristiques humaines à des objets inanimés, animaux et autres en vue de nous aider à rationaliser leur actions”\cite{duffy2003anthropomorphism}. Autrement dit, lorsque les robots dansent ou exécutent des mouvements, nous leur déléguons une présence anthropomorphique, quelle que soit leur apparence. Comme vu précédemment et également mentionné dans\cite{hwang2013effects}, les robots pourraient déclencher encore plus des réactions empathiques parmi les spectateurs à travers de la mise en scène. Les spectateurs interprètent les récits subjectivement et aiment donner des sens cachés aux actions des robots. D’autre part, le concept d'une ´´HRI centrée sur les robots” développé dans\cite{dautenhahn2007rsl}, met l’accent sur le robot en tant qu' ´´entité autonome qui poursuit ses propres objectifs sur la base de ses motivations, ses pulsions et ses émotions.” De plus, ´´l’interaction avec les gens lui sert à répondre à certains de ses besoins” (tels qu’identifiés par le concepteur du robot et modélisé par l’architecture de contrôle interne); par exemple, les besoins sociaux sont satisfaits par l’interaction, même si l’interaction n’implique aucune tâche particulière. Intéressant de mentionner comment, selon d'autres critères dans la société occidentale\cite{kaplan2004afraid}, un robot doit aussi être présenté comme un dispositif utile. Puisque nous avons parlé plus haut du sens dans l'art, il y a peu de place pour des robots utilitaires, dans les travaux sélectionnés. En revenant à la question d’apparence, le comportement - impliquant les gestes et les mouvements de robots - est également important. Suivant les notions théorique développés dans le 2éme chapitre, leur \gls{embodiment} est un aspect clé dans l’interaction avec des humains\cite{aymerich-franch2016cc}. Selon leurs interactions sociales, les robots\cite{breazeal2003ras} peuvent être \textit{socialement évocateurs, socialement réceptifs ou sociables}. \cite{dautenhahn2002csr} mentionne également les robots \textit{socialement situés} ou intégrés dans un environnement social qu’ils perçoivent et auxquels ils réagissent. De plus ´´un robot interactif nécessite des capacités spécifiques: il va pouvoir exprimer et percevoir des émotions, communiquer dans un dialogue complexe, apprendre et reconnaître les modèles d’autres agents”\cite{hegel2009hci}. Par leur fonction, les projets artistiques facilitent ce type d'interactions, qu’il s’agisse d’une illusion ou pas. Les chercheurs montrent comment la créativité peut s’améliorer par des interactions avec des robots\cite{kahn2016hri}. Nous avons vu dans nos exemples, que les robots au design particulier comme par exemple \textit{Telenoid R1} tout comme les robots hyper-réalistes comme \textit{Ai-Da}, sont bien reçus lors des divers événements sociaux type foires d’art et vernissages. Puisque 38\% des œuvres présentées ont lieu dans l’espace public : dans les rues (par exemple, \textit{Miyata Jiro}, \textit{Petit Mal}) ou dans les laboratoires (par exemple, \textit{Telenoid R1}, \textit{Heart Robot} entre autres), il parait que l’art robotique n’ait pas un espace de représentation prédisposé. Revenant aux exemples précédents, il est important de comprendre que le fait de créer des projets artistiques avec des robots pourrait éventuellement apaiser les craintes techno-centriques actuelles concernant l'avenir de la robotique. Alors que les humains se comprennent mieux grâce aux développements dans les sciences cognitives, la figure du robot devient également plus complexe. Pour certaines chercheurs, ´´la version synthétique numérique mécaniste de l’homme” n’est qu’une représentation de l’idée de l’homme\cite{duffy2003anthropomorphism}. D’autres études\cite{fong2003ras, macdorman2006jb} considèrent les robots humanoïdes, les meilleurs outils pour identifier quel type de comportement et d’actions sont perçus comme propres à notre espace et importants pour notre évolution. Reste à comprendre quel comportement et attitude nous attendons des robots lorsque nous interagissons avec eux sur scène. De même, le langage corporel et le comportement pourraient compenser les éventuels effets d’étrangeté causés par la manque des expressions faciales ces artefacts\cite{beck2010acm}. Puisque la communication tactile a un contenu informatif complémentaire avec la communication visuelle ou vocale, les usagers recherchent de plus en plus l’interaction par le toucher et s’attendent même qu'un jour les robots d’apparence inanimée peuvent répondre à une stimulation tactile\cite{silvera2015ras}. En conséquence, de plus en plus de roboticiens conçoivent des dispositifs d’identification par le toucher, sur toute ou une partie de la surface du robot\cite{bolotnikova2018roman}, également définie comme peau artificielle\cite{silvera2014springer}. Plusieurs types d’interactions corporelles qui font appel à ce type de stimulations tactiles, contribuent à une meilleure perception des robots\cite{alenljung2018mti, silvera2015artificial}. Même si peu de robots que j’ai mentionné, ont été délibérément conçus pour ce type d’interaction tactile, cet aspect a été intuitivement abordé dans certaines œuvres d’art\cite{demers2015machine, kac1997marcel, rinaldo2016springer}. Concernant l’interaction physique, alors que la majorité des œuvres (82\%) impliquent une certaine forme d’interaction physique(29\%) ou de toucher (53\%), le type de contact avec le corps entier prévalait (41\%), suivi des contacts ponctuels (20,5 \%) et des contact avec les membres (12\%). Dans cette mesure, la mise en œuvre des concepts de neuroscience comme le schéma corporel chez les robots, peut augmenter leurs capacités d’interaction. Les recherches dans\cite{de2021oxford} soulignent l’importance de ce concept dans la planification et le contrôle de mouvement. Quant aux technologies employés : 24\% impliquent des téléopérations, 14\% divers types de logiciels commercialisés, 6\% de biotechnologies tandis que 56\% sont des solutions sur mesure. Ainsi mieux développer la mobilité des robots pourrait nous aider à comprendre des concepts paradoxaux comme celui de ´´ghost in the shell”, de ´´l’étrangeté sociale” ou ´´le syndrome de Frankenstein” mentionnés plus haut. Cela nous aidera à comprendre comment la peur et la fascination pour les robots coexistent dans notre imaginaire, quelle que soit leur apparence ou comportement. Alors que 62\% des robots et appareils robotiques sont conçus exclusivement pour les artistes, 20\% sont personnalisés à partir des robots industriels et le reste de 18\% sont des robots industriels très peu modifiés. \cite{duffy2003anthropomorphism} suggère qu’une fois que les robots domestiques progressent du statut outil à celui de compagnon au travers différents environnements et contextes comme l’art, leur rôle et leurs interactions changent aussi sensiblement. De plus, d’après\cite{hoffmann2021body}, plus les caractéristiques corporelles sont des copies identiques du fonctionnement humain, plus les robots sont jugées comme intéressants.En contrepoids\cite{muller2021springer} illustre comment l’apparence humaine peut contribuer à induire des sentiments négatifs chez les utilisateurs. En s’appuyant sur les aspects technologiques des représentations du corps, les chercheurs espèrent identifier des propriétés du schéma corporel biologique que nous avons mentionné plus tôt. Ces propriétés pourraient être transférés aux robots pour les rendre encore plus adaptatifs et autonomes. Certaines chercheurs comme\cite{hoffman2019thms} relient ces propriétés à l’aisance collaborative, en anglais \gls{collaborative fluency}. Parmi les œuvres mentionnés, 38\% sont des dispositifs robotiques mobiles, œuvrant sur des surfaces scéniques d’environ 100 m2 pour 35\% d’entre eux, plus de 500 m2 (tout en se produisant dans les rues et divers espaces non-conventionnelles) pour 9\% des cas et moins de 5 m2 pour 56\% d’entre eux. Pour la majorité de robots mobiles,la zone d’interaction varie de plusieurs centimètres (dans le cas du \textit{The Blind Robot} par exemple) à plusieurs milliers de milles lorsque le robot voyage avec des gens (comme dans le cas de \textit{HitchBot}) - révélant la proxémie, en anglais \gls{proxemics} comme un facteur important qui pourrait influencer à l’avenir, les interactions H2R. Pour l’instant les androïdes hyper réalistes ont une base fixe et ne peuvent pas encore se déplacer, en attendant que les technologies émergentes impliquant de la MoCap et les alorithmes qui favorisent la marche, augmentent leurs capacités. Dans une étude impliquant deux robots Wakamaru\cite{kim2014ijhcs}, les chercheurs ont employé la distance sociale comme indicateur pour comprendre l’acceptation des robots par des utilisateurs. Les résultats confirment que l’expérience utilisateur peut être améliorée lorsque le robot superviseur est proche et le robot subordonné est distant par rapport à l’utilisateur. Loin des prédictions initiales, la performance des participants semblent se détériorer lorsque le robot est trop proche, quelle que soit sa distance d’action. Évidemment ceci est un étude scientifique dont l’objectif est loin de celui des œuvres artistiques, où, au contraire, un contact proche peut renforcer la complicité entre les interprètes et les robots, du moins du point de vue des spectateurs. Puisque les espaces où cette interaction a lieu varient de plusieurs mètres (\textit{Helpless robot}) à des centaines de mètres carrés mètres (\textit{My Square Lady}), il me paraît que l’interaction renforce le sentiment de complicité avec les robots, à condition que la convention artistique soit adaptée en fonction de l’objectif de l’œuvre, le thème et son contexte de la représentation. Un aspect important confirmé tout au long de cette enquête est que très peu d’informations (41\%) ont été fournies sur la stratégie de contrôle et les spécifications de sécurité des robots employés lors des performances artistiques. Des œuvres utilisant des robots industriels qui ne sont pas certifiés pour l’évaluation des risques, mettent la vie des artistes et des spectateurs en péril. Ainsi c’est important de mentionner que l’industrie du divertissement s’adapte partiellement à ces règles et réglementations, tandis que les robots industriels doivent se conformer à des procédures de sécurité très strictes. Lorsqu’un robot est employé lors des événements largement diffusés, comme par exemple lors du concours Eurovision en 2016, le chorégraphe Fredrik Benke Rydman a du respecter un cahier de charges et des restrictions importantes. Pareil pour la Tournée ´´Timeless” de l’artiste internationale Mylene Farmer en 2013. La distance entre les interprètes et le robots est très grande. Plus récemment, des normes comme l’ISO/TS 15066 et l’ISO 102101845, qui assurent la cohérence des caractéristiques essentielles telles la sécurité et la fiabilité des cobots, devient très importante pour tout contexte de travail en dehors de l’industrie. Avec 53\% des robots ou dispositifs robotiques étant le moteur de l’interaction et 15\% supplémentaires, ayant à la fois le rôle de suiveur et de leader\cite{noormohammadi2023adapting} dans les œuvres d’art, il est important de prendre en considération les procédures de sécurité et les contraintes techniques de déploiement des robots dans des environnements complexes. J’aimerais également souligner que, même si les robots jouaient un rôle principal (76\%) dans le cadre de l’œuvre d’art, la plupart des rôles de leader/suiveur qui leur étaient assignés étaient en fait des interactions simulées, bien répétées à l’avance. Cela prouve que les technologies actuelles sont moins performantes que ce que les humains imaginent. Lorsque j’ai mentionnés au début de cette analyse les craintes au sujet du potentiel destructeur de la technologie et la maniere dont cela va modifier nos vies – il reste toujours l’espoir qu’une sécurité et éthique renforcée sont les facteurs clé pour améliorer l’impacte de la technologie sur nos vies en général, et projets artistiques en particulier. En conséquence, les perspectives enrichissantes de la nouvelle robotique, l’IA et les capteurs intelligents, accompagnées d’une éthique interdisciplinaire forte, améliorent les possibilités d’interaction non simulées, en temps réel. Cet état d’art orientée autour de l’interaction homme-robot en contact proche, relève à quel point les artistes ne sont peut-être pas conscients des subtilités technologiques actuelles développées dans les laboratoires, dont certains déjà déployés dans les industries. Ils ne sont moins au courant des certifications appropriées en matière de cobotique et de sécurité. En absence d’une méthodologie officielle, les artistes invités à exploiter le plein potentiel de la technologie, décident de l’utiliser avec parcimonie. C’est le cas de chorégraphies de renommée internationale comme le auédois Pontus Lidberg ou la canadienne Isabelle Van Grimde qui ont développé des projets utilisant des algorithmes ML, autour des rencontres entre une intelligence humaine et une intelligence artificielle sur scène. Comprendre les effets de la proximité et l’utiliser avec justesse dans la robotique, reste un défi. Au moins dans le domaine de l’art les possibilités de création et d'expression sont infinies. A travers cette synthèse, j’ai tenté fournir une liste non exhaustive de ces possibilités, ainsi que de possibles convergences entre plusieurs domaines et leur lien avec l’industrie, une fois que les prototypes attirent l’attention des scientifiques. De même, les artistes pourraient utiliser des techniques de reconnaissance des émotions issues des neurosciences et de la psychologie cognitive. Des capteurs physiologiques(comme la reponse galvanique cutanée (GSR), l’électromyographie (EMG), la fréquence de la réspiration (RR), la fréquence cardiaque (FC) et l’électroencéphalographie (EEG) ) peut être portés et utilisés par les artistes pour fabriquer des robots \textit{conscientset} et construire une œuvre interactive à partir de ces bases. Des domaines comme la robotique de développement élargissent notre compréhension de phénomènes importantes pour la danse, tels la synchronie\cite{delaherche2012tac} pour mieux décoder les signaux non verbaux en question. \section*{Conclusion} Ce chapitre présente plusieurs manières d’appréhender le corps sur scène, ainsi que des défis dans les approches chorégraphiques contemporaines. Cela est confronté avec un état d’art d’œuvres d’interaction robotique. Son titre \textit{Robots sur scène}, introduit des notions en biomécanique comme façon d’appréhender le corps, proche de robots. Une fois la question de la corporalité traitée, il est nécessaire d’aborder les défis chorégraphiques dans la représentation du corps dans les spectacles postmodernes. Puis mettre en parallèle cela avec les observations des roboticiens comme J.P. Laumond concernant les robots qui performent. La dernière section de ce chapitre présente différents formats de présentation, faisant un court historique des robots, des automata et de l'art robotique. Elle se conclut avec une panorama des tendances de ces dernières décennies, pour anticiper la suite dans les expérimentations pratiques présentées dans la deuxieme partie de cette thèse. \clearpage \chapter*{Conclusion de la partie I} \addcontentsline{toc}{chapter}{Conclusion} Dans cette première partie, je pose les bases théoriques des disciplines qui ont inspiré les recherches-créations détaillés par la suite. Robots sur scène Conscience du corps dans la robotique Pratiques somatiques et quête de l’intelligence sensorielle Bases théoriques notions clé Cette analyse révèle que les attentes et les angoisses envers les robots sont également présentes dans les œuvres d’art robotiques, quel que soit de leur thème, leurs contraintes techniques ou leur design. Dans nos écosystèmes sociaux complexes, il n’est souvent pas facile de distinguer les raisons qui génèrent l’un ou l’autre. Quant à l’exemple du \textit{HitchBot}, après l’analyse des derniers données le concernant, ses créateurs n’ont pas pu déterminer pourquoi le robot a été démantelé. Ils ont décide d’arrêter le projet et ne pas réparer le robot. Peut-être des prochaines études sociologiques ou anthropologiques pourrait déterminer si sa destruction a été causée par un acte inconscient de peur de la part de quelqu’un qui ne voulait pas comprendre les robots. Certes est qu’à la fin du XXIe siècle, l’Art et la Robotique vont entreprendre des transformations majeures, laissant place à l’imagination quant à leur possible relation et impact dans nos vies. Dans\cite{dautenhahn1995ras}, les auteurs affirment que l’intelligence originaire des primates a évolué pour résoudre des problèmes sociaux et seulement plus tard a été étendue à des problèmes extérieurs du domaine social, comme la technologie. Depuis il est important de se rappeler que l’intelligence des robots est conçue et exploité dans la mesure du possible pour se conformer aà des lois et droits fondamentaux, y compris de la vie privée\cite{boden2017cs}. En réfléchissant à ces questions, les roboticiens, les artistes et les universitaires posent les bases d’une éthique envers les machines\cite{kahn2012hri} pour que ´´des robots personnifiés et d’autres systèmes informatiques incarnés peuvent représenter une nouvelle catégorie ontologique.” Pour cela\cite{kahn2011hri}, voient les humains, pas les machines, comme le principal agents responsables dans l’équation. Compte tenu de ce principe éthique dans l’évolution de l’intelligence, applicable à la fois aux systèmes naturels et artificiels\cite{dautenhahn1995ras}, j’imagine avec impatience la contribution de la robotique sociale et de l’art aux prochaines transformations de notre société. Si les artistes inspirent le développement de la robotique ou l ‘inverse, les deux disciplines continueront de surprendre nos attentes pour lors des prochaines années. Tout au long de cette analyse, j’ai soulignée comment les robots pourraient trouver à travers l’art, une condition indomptée\cite{kaplan2004afraid} avant l'intervention humaine. Idéalement notre relation avec eux pourrait s’améliorer à l’aide d’expérimentations artistiques centrés sur l’interaction de contact proche et le toucher\cite{wong2022thms}. Puisque les robots ne sont pas capables d’intentions jusqu’à présent, nous ne pouvons que espérer mieux nous comprendre\cite{ishiguro2018gs} nous-mêmes en tant qu’espèce, en les observant eux nous imiter. %^\iffalse ... \fi